Que dire devant ce cliché d’Antoine Carcenac ?
Les vieux du village ont reconnu Pierre Lagarde. Il était tambour de ville et chiffonnier et quand il passait dans les rues en criant " Pelharaud ! ", ma mère me disait qu’il me mettrait dans son sac si je n’étais pas sage, et j’en avais très peur.
Quand c’est possible, il est sage de consulter l’état civil et j’y ai trouvé que Pierre était né à Belvès en 1877. Sa mère, Marie Lagarde, née le 22 décembre 1847, est décédée le 3 août 1920, à l’âge de 73 ans.
La pellicule est au format 4,5 x 6 et doit avoir été impressionnée vers 1910. Pierre avait alors 33 ans, c’est bien l’âge qu’il paraît. Quant à sa mère, à 63 ans, elle ressemble à une centenaire.
Cette pauvre vieille, appuyée sur son bâton fourchu, est soutenu par son fils. Sa santé est chancelante, ses joues décharnées. L’œil gauche est affligé d’une taie. Le poignet droit est bien enflé, mais après examen minutieux du cliché, on remarque que la gélatine est abîmée à cet endroit. D’ailleurs, les doigts ne présentent aucune affection déformante.
Avant la guerre, quand j’étais enfant et que je me régalais à traîner dans les foires et les marchés de Belvès, je notais avec inquiétude l’attitude des femmes qui marchaient le dos à l’horizontale, un bâton à chaque main pour supporter leur porte-à-faux. Elles n’étaient pas toutes comme cela, les jeunes se tenaient droites et fières, comme les moins jeunes avec leurs paniers d’œufs et de volailles sur la tête. Mais pour l’enfant que j’étais, une femme cassée en deux était une paysanne vieille.
Je me suis installé à Belvès comme médecin de campagne en 1953. Suivant les conseils de mes professeurs, j’estimais l’âge de mes patients avant de le leur demander. Le visage du paysan buriné, hâlé ou rougi par le soleil, ce n’était pas de l’exotisme, j’avais toujours vécu parmi eux et j’allais dans ma jeunesse donner un coup de main pour les vendanges ou les moissons. Mais devant mon malade, l’état civil s’imposait : " Quel âge avez-vous ? " Mon estimation était toujours bien supérieure à l’âge réel.
Pourquoi, me suis-je aussi demandé, les femmes à partir de 50 ans étaient-elles " cassées ", présentaient-elles une angulation exagérée de leur colonne dorsale ? Pourquoi étaient-elles prématurément vieillies ? Je n’ai pas mis longtemps à comprendre en les observant, chez elles, avec l’œil du médecin. En plus des nombreux travaux divers, de la cuisine, de l’élevage de la volaille et des enfants, leur spécialité à la ferme était le sarclage. Elles suivaient les vaches et le mari, en sarclant le tabac ou le maïs. Après avoir sarclé des heures, on se relève difficilement et quand on l’a fait pendant des années, on ne peut plus se redresser du tout. Les articulations vertébrales en position anormale souffrent, déclenchent l’inflammation. L’inflammation amène l’arthrose qui soude les vertèbres dans cette attitude vicieuse, et rien ne peut ramener le dos à la verticale. Marie Lagarde étant prise pour une centenaire alors qu’elle n’avait que 63 ans, c’est normal pour l’époque.
Arrêtons les considérations médicales et examinons les vêtements, tenue habituelle de toutes les femmes travaillant la terre, pas si vieille que cela puisque j’ai connu ce temps-là.
Le mouchoir de tête est ici mal ajusté, à même la peau. La chemise de toile rêche, blanche ou écrue, allant des épaules aux chevilles, ne s’enlève jamais, sauf pour la grande lessive, toutes les trois ou quatre semaines.
Par-dessus la chemise, " lou mantel de lé ", le manteau de lit, allant des épaules à la taille. Il possède un col solide, que l’on aperçoit, et des manches. Le tissu, rayé, est ordinaire. Sur le manteau de nuit, le caraco qui s’arrête à la taille ; il est de satinette, tissu de bonne qualité. En dessous de la taille, nous retrouvons la chemise de toile recouverte par un jupon à rayures et une jupe de bure en tissu épais. On termine par le tablier de devant, " le devantal ". En dessous, plus rien, ce qui permet d’uriner debout presque n’importe où. La culotte de coton, fendue, est arrivée plus tard. On l’appelait le " pisse-vite ". En hiver, les femmes ajoutent une pèlerine tricotée en laine noire.
Au travail on enlève le caraco pour ne pas le salir ou le déchirer ; on le lave rarement car la satinette est trop fragile. Pour le nettoyer, on le brosse avec du café, ou bien on le fait tremper dans une décoction de lierre pendant une nuit, puis on rince ... Le lierre redonne du lustre. La fonction principale du manteau de lit, et du jupon, est de ramasser la saleté extérieure. Suivant les travaux, les femmes relèvent la jupe et la coincent dans la ceinture, ou même l’enlèvent complètement, comme le caraco. Ainsi, on protège le caraco et la jupe et c’est la deuxième couche qui prend tout. Au lit, les femmes dorment avec le manteau de lit et le jupon. C’est bien utile quand on se gèle dans une chambre non chauffée, remplis de vents coulis. Par les grosses chaleurs d’été, elles ne gardent que la chemise de toile.
Pierre Lagarde porte l’inévitable chemise blanche, le gilet, la veste et la casquette.
Des femmes de cet aspect, ainsi vêtues, j’en ai soigné des dizaines et des dizaines, mais fort heureusement, ces temps sont révolus.
Découvrir Le Périgord d’Antoine Carcenac : (photographies 1899 - 1920).