Une clôture, tel un épouvantail
Imaginez un champ, en bordure d’une rivière, situé à vingt-cinq kilomètres à l’est d’Annapolis Royal. Rien aux alentours, que de l’herbe, des portions de terre cultivées. Rien, sauf une clôture battue aux quatre vents, comme un épouvantail, plus ou moins debout.
- Annapolis Royal
- Champs, marais...
Cette barrière ceinture un enclos où les bêtes broutent en paix sans se soucier d’un homme qui revient régulièrement, mécontent de constater que ses récoltes sont encore piétinées par les bêtes de ses voisins. Cet homme se nomme Jacques Goupil. Il a bien invectivé les fautifs, Jean Baptiste Richard, Charles Orillon dit Champagne et son beau-père Johannis Bastarache, Le Prince et Dupuis, du piètre état de leur clôture, mais sans résultat. Le comble : les bovins de Bastarache se sont régalés du blé de Goupil, l’été dernier. Il ne reste plus rien de la récolte ! N’en pouvant plus, Jacques Goupil se plaint devant les autorités de la garnison d’Annapolis Royal. Rendez-vous est fixé le 23 février 1735, à trois heures de l’après-midi, à Annapolis-Royal.
Affaire banale direz-vous ! Si ce n’est qu’elle se complique par un antécédent au sujet de cette même clôture opposant toujours Jacques Goupil à Pierre Dupuis et à Jean Le Prince de la partie de la clôture dont ils sont responsables. Une décision a été rendue en janvier 1723 par le député acadien de l’époque, Bernard Gaudet sommant Dupuis et Le Prince de procéder aux réparations. Douze ans plus tard, l’épouvantail refait surface, la clôture résiste, brinquebalante. Pire, les bêtes de Bastarache et d’Orillon « passent avec désinvolture » ravager les champs de Goupil. Bernard Gaudet, qui est intervenu dans la précédente affaire, assiste au litige et affirme que cette clôture n’est toujours pas réparée ! Pour gagner la confiance de l’audience, Gaudet précise qu’il n’a aucun intérêt dans cette histoire n’étant pas propriétaire de l’enclos, encore moins de l’enceinte.
Chacun son bout
Charles Orillon affirme que la partie de la barrière relevant de sa responsabilité est en bon état. Or, une visite des lieux a permis de constater que la portion qui incombe à Orillon comporte un trou suffisamment grand pour faire passer les bêtes. Sans être dérouté, Orillon admet l’existence de cette fente, qu’il a du faire en raison du mauvais état du sentier. Qui plus est, les bêtes ne sont passées qu’une seule fois. Or, les multiples traces du bétail laissent supposer que le bétail a traversé l’enclos par cette ouverture à plusieurs reprises.
Orillon et Bastarache reviennent à la charge. La sentence de 1723, bien sûr, ils s’en souviennent. Ils ont même réparé la part qui leur incombait mais la clôture était dans un tel état, qu’ils ne pouvaient rien faire de plus. Dupuis et Le Prince reconnaissent leur négligence.
Une autre personne est incriminée : Jean-Baptiste Richard. Ce dernier allègue qu’il a bien envoyé un homme au printemps dernier réparer la portion de la clôture qui le concerne. Aussitôt, Gaudet rectifie en affirmant que cette restauration n’avait pas été faite. Et de plus, si un tel rafistolage avait été effectué, il ne répondait pas à la demande du plaignant qui est de réparer, dans sa totalité, ladite clôture.
Mais alors, si l’intégralité de la clôture est en piteux état, pourquoi n’avoir condamné en 1723 que Dupuis et Le Prince ? Gaudet répond qu’à l’époque le bétail entrait par le fleuve et non par la clôture. Un témoin, d’origine bretonne, assiste à la présente assemblée. Habitant en face de l’enclos, il déclare avoir vu le bétail de Bastarache pénétrer dans l’enclos par la rivière et non par la clôture. Alors, à qui la faute ? À toutes les parties prenantes de ladite clôture ou uniquement à la partie concernée par l’ouverture ? Ou encore aux prédécesseurs incriminés ? Bernard Gaudet soutient que les dommages causés à Goupil relèvent de la négligence de Jean Le Prince, Pierre Dupuis et Baptiste Richard qui n’ont pas exécuté la précédente demande. Gaudet demande que la déclaration du breton soit prise en compte.
Le Conseil, après délibération, rend sa décision : Le Prince, Dupuis et Richard devront verser à Jacques Goupil un sac de blé et verser dix shillings à Bernard Gaudet. La séance terminée, l’un retourne à ses champs, l’autre s’occupe de ses bêtes, certains ruminent leur malchance. Un seul pense au son trébuchant des pièces de monnaie qu’il aura bientôt dans sa poche.
Source :
« The difference betwixt Jas Gouzile agst Bastarach & Orrillion about fences », 23 ffebruary 1735. Il faut lire : “The difference between Jas Gouzile, Bastarache and Orillon about fences”, 23 february 1735. Source : The Records of British Government at Annapolis Royal, 1713-1749
http://www.gov.ns.ca/nsarm/virtual/heartland/archives.asp?Number=three&Page=332&Language=English
Notes : Le compte-rendu est disponible sur le site web cité ci-dessus. Rédigé en anglais, avec des expressions d’époque, et une graphie des patronymes laissant à désirer, la compréhension du texte est difficile. Le lecteur voudra bien excuser des omissions.
La traduction de certains patronymes du français à l’anglais était d’usage sous la domination anglaise. Ainsi, Goupil est transcrit en Gouzile, Dupuis en Depuis, Prince voulant aussi désigner Le Prince...