L’Edough et Bugeaud
La carte ci-dessus nous indique la localisation du village de Bugeaud, situé sur les hauteurs au-dessus de Bône. L’Edough, massif montagneux, apparaît en vert, en haut de la carte, et s’étend de Bône au Cap de Fer, surplombant la mer.
L’Edough, qui portait autrefois le nom de Mont Ragoug, est situé dans le département de Constantine, et commence à environ 10 kilomètres de Bône. Son altitude, qui culmine à 1000 mètres, en fait l’un des points culminants de la Kabylie.
L’Edough domine la mer, le lac Fetzara, et les plaines très riches de la région de Bône. Depuis les Romains les lieux sont occupés, et ceux-ci y trouvèrent des sources, dont au moins 176 furent homologuées, et qui alimentaient toute la région et la ville de Bône.
L’air y est très sain, et on y était à l’abri du paludisme et des fièvres, mais un froid intense y régnait en hiver. L’endroit est réputé aussi pour ses orages violents qui a tué à plusieurs reprises des forestiers.
Les descriptions sont élogieuses, on parle d’une "campagne agréable et charmante, variée et diverse, riche, riante, attirante" (O. Niel), et, encore en 1890, "on pouvait se rendre de Bône au pied de l’Edough à travers la campagne par de petits chemins bordés de genêts, coquelicots, bleuets et chardons", et les anciens habitants des lieux en parlaient avec un souvenir émerveillé.
Une autre de ses richesses est le chêne-liège, dont nous parlerons plus loin.
Une première "pacification" de l’Edough eut lieu après la victoire sur Ali ben Aïssa en 1835, et, le 20/11/1838, on y créa une circonscription administrative ou "cercle", et on y étudie déjà la possibilité d’une exploitation du liège, en grande quantité dans ces forêts. Finalement, fin 1841, le général Randon conquit définitivement l’Edough, et fit créer en janvier 1842 une route carrossable reliant Bône aux hauteurs de l’Edough, jusqu’au plateau de Bouzizi.
Le village de Bugeaud (nom donné en l’honneur du Maréchal) est créé en 1847 et, en 1849, on y adjoint le lieu d’Aïn Barbar, situé plus bas, pour y exploiter des mines.
- 1847 : 24 feux, soit environ 150 habitants.
- 1851 : arrivée des premiers colons (presque tous originaires de l’Est de la France).
- 1855 : la population augmente ; on agrandit le village.
- 1861 : statut de commune.
- 1869 : 300 habitants, dont 195 "français" (presque tous bûcherons), 100 "étrangers" et 5 "indigènes musulmans".
- après 1870 : petite colonie allemande, quelques anglais, cadres d’entreprises britanniques installés à Bône (notamment pour le liège). Les étrangers étaient principalement des Iitaliens (bûcherons) et des Anglo-Maltais (jardiniers, chevriers, charretiers, négociants en bois...).
- 1875 : 557 habitants, dont 232 Français, 118 étrangers et 207 indigènes musulmans.
- 1878 : 195 Français, 177 étrangers, 247 indigènes musulmans, soit 619 habitants.
- 1938 : 592 habitants.
- L’église de Bugeaud - Source Geneawiki
L’une des principales activités de Bugeaud était la récolte du liège. Il y avait quelques exploitations privées, mais la principale était la Société des Lièges de l’Edough, qui employait beaucoup de gens, et représentait une surface de 7.000 hectares.
La forêt était divisée en trois ou quatre parties, suivant que l’on récoltait le liège à 9 ou 12 ans. C’était un travail difficile et astreignant. Une bouchonnerie y fonctionna également quelques temps.
Laissons parler un peu une Bugeaudoise, descendante d’une des familles des premiers colons :
« Bugeaud fut créé par le docteur Millot en 1851. Son père, Antoine, marié à une transcaucasienne de Tiflis, avait obtenu une concession de 400 hectares de terre dans le massif de l’Edough, à condition d’y élever des brebis du cachemire et des béliers d’Espagne ; mais vite découragé, il dut repartir en laissant sa femme et des trois enfants, deux filles et un garçon (en 1846).Des lions venaient rôder près de la ferme des Millot, au troisième plateau. Sur un rocher, dit le rocher du Lion, l’un de ces rois des animaux restait des heures entières à contempler les prairies et les troupeaux de vaches (sic). »« Le Maréchal Bugeaud avait vu les deux demoiselles Millot chasser avec une baguette, une panthère qui s’approchait un peu trop près de leur troupeau, et il se dit : elles sont courageuses, ces gaillardes ; elles ont toute mon estime. Les Bugeaudois racontaient aussi que ces dames n’hésitaient pas à épauler un fusil pour faire fuir un rôdeur ou tuer un sanglier ». (F. Samtmann).« Il y a également une source portant le nom de Fontaine des Princes, en souvenir du passage de Napoléon III » (nb : ou plutôt de son fils).« Les pionniers travaillèrent dur : six mois pour l’État et six mois pour la société des lièges. Ce n’est que très tard dans la nuit qu’ils pouvaient s’occuper de leur concession, s’éclairant avec une lanterne et gardant toujours un fusil de chasse près d’eux ». (F. Samtmann).
C’est dans ce cadre et dans ces conditions que vinrent s’installer les premiers colons qui occupèrent les lieux. Deux prolifiques familles, en particulier, les BOËSSER et les MAURER.
Louis MAURER et Emmanuel BOËSSER
Louis, l’Alsacien, né à Wingen (Bas-Rhin) en 1820, et Emmanuel, né la même année à Hambrücken, Karlsruhe, dans le Bade-Wurtemberg, se connaissent. Peut-être Louis aurait-il été travailler en Forêt Noire, non loin de chez lui.
Une partie de leur épopée nous est relatée par une descendante :
« Ils auraient participé aux évènements de 1848 et auraient été condamnés à mort. Ils se seraient alors enfuis à Hambourg, où ensuite un investisseur, désirant monter une colonie en Argentine, aurait affrété, sur ses capitaux, un navire et aurait réuni un groupe de "costauds" volontaires à cette fin. »« Ils auraient été acheminés vers Le Havre pour y embarquer, mais le groupe hétérogène constitué comportait des partisans des deux bords, qui auraient repris leur guerre à bord, refusant d’obéir aux injonctions et rendant la conduite du bateau impossible. Le capitaine aurait alors décidé de les débarquer "dans le premier port qui voudrait bien d’eux. »« Refus à Bordeaux, en Espagne, au Portugal, au Maroc, à Oran, à Alger, pour enfin atterrir à Bône... »« Boësser aurait travaillé à Bône, sur les docks, pendant un an, ayant perdu de vue Maurer (pendant cette année 3 de ses 4 garçons immigrés sont décédée). Puis Maurer l’aurait retrouvé et lui aurait dit qu’il travaillait en forêt, "comme chez nous" à Bugeaud, avec un climat voisin de la Forêt Noire, et l’aurait convaincu de l’y rejoindre. »"« Par la suite, Boësser Emmanuel a réchappé à une attaque de panthère en forêt, qui l’a défiguré. C’est ce grand-père robuste et assez taciturne, qui ne savait pas du tout parler français, qui fut attaqué par une panthère blessée à la patte ; elle s’était jetée sur lui et le malheureux n’arrivait pas, avec sa main gauche libre, à défaire la serpe attachée à sa ceinture, derrière le dos. Lorsque d’autres bûcherons coururent à son secours, la panthère se laissa glisser en lui arrachant le visage. Souvent les Bugeaudois parlaient de ce grand-père qui eut une famille nombreuse ; lorsque ses petits-enfants insistaient pour qu’il leur racontât une histoire, ou pour qu’il jouât avec eux alors qu’il était fatigué, il leur disait "Raouss Franciscouss", mais il les aimait bien et les enfants aimaient aussi l’entendre répéter cette phrase : cela les amusait. » (F.Yaiche née Boësser et M. Boësser)
Éléments généalogiques
La famille d’Emmanuel BOËSSER :
Emmanuel est né le 30/03/1820 à Hambrücken, Karlsruhe, dans le Bade-Wurtemberg. Marié le 19/09/1844 à Hambrücken, il part en Algérie avec son épouse, Gertrude FREY (née le 14/03/1825 à Graben-Neudorf, Bruchsal, Bade-Wurtemberg), et au moins 4 garçons, Pierre (né en 1846) et, d’après ce que dit une descendante déjà citée, trois autres garçons (qui seraient décédés durant son séjour à Bône, sur les quais, mais dont on ne trouve pas d’actes). Une fille, Barbara, née en 1845 et décédée la même année, ne partira donc pas pour l’Algérie.
Emmanuel sera bûcheron à Bugeaud (1860), Journalier au même lieu (1862), propriétaire à Ste Croix-de-l’Edough (Bugeaud) (1865), propriétaire à Bugeaud (1892).
Emmanuel et Gertrude sont décédée après le 27/02/1892).
Leurs enfants :
- Barbara, née et décédée en 1845.
- les trois garçons qui seraient décédés dans la première année de leur arrivée en Algérie.
- Pierre, né le 11/09/1846 à Neudorf, Bade, décédé en Algérie en 1916, liégeur à l’Edough puis bouchonnier (1869), qui épouse à Bugeaud, le 28/06/1869, Jeanne Marguerite MARCHAL. 5 enfants.
- Catherine, née à Bugeaud le 16/09/1860, décédée au même lieu le 21/08/1861, sans postérité.
- Odile, née à Bugeaud le 14/11/1862, décédée le 28/03/1944 à Bône, Constantine ; elle épouse à Bugeaud, le 22/05/1877, Etienne François Octave BORNAT.
- Emmanuel fils, né à Bugeaud le 22/04/1865, y décédé à l’âge de 8 ans le 25/02/1874, sans postérité.
- Louis, né à Bugeaud le 15/09/1867, décédé le 19/09/1942, liégeur à Bugeaud. Il épouse à Bugeaud, le 27/02/1892 Louise MARANI (née en 1871).
soit en tout 9 enfants.
La famille de Louis MAURER :
Chrétien MAURER (1788-1842), sabotier à Wingen, Bas-Rhin, et Catherine HUTTLER (1789-1848 - Wingen) eurent 6 enfants, dont 5 garçons. Ceux-ci partirent tous pour l’Algérie, sauf l’aînée, la fille, Catherine (née à Wingen en 1817, y décédée en 1898), qui restera en Alsace, épousant à Wingen le 15/10/1845 un cordonnier de Wingen nommé François Joseph GRUNEWALD (1817-1894) dont elle eut au moins deux fils : Joseph Georges et Jean.
Les cinq garçons sont :
- Louis, né à Wingen le 10/06/1820, décédé après le 14/02/1882 en Algérie, bûcheron charbonnier (1853), bûcheron (1856,1858) à Sainte-Croix-de-l’Edough-sous- Bugeaud, qui épouse à Bugeaud le 29/03/1853 Marguerite ECK, née le 22/05/1832 à Soufflenheim, Bas-Rhin, décédée après le 14/02/1882 en Algérie. Ils eurent 6 enfants.
- Chrétien, né à Wingen le 05/04/1823, décédé le 27/04/1861 à l’hôpital de Bône, garde particulier de la concession Lecoq (qui exploite le liège), qui épouse à Bugeaud, le 07/02/1853, Christine BLIES, née le 17/12/1828 à Wingen, décédée après le 26/03/1884 en Algérie. Le couple aura 3 enfants.
Le mariage de Chrétien et de Christine est le premier acte du premier registre des mariages de Bugeaud, en 1853.
Après le décès de Chrétien, Christine épouse en secondes noces à Bugeaud, le 11/12/1862, Jean WEBER (né en 1830) dont elle aura 2 autres enfants.
- Joseph, né en 1825 à Wingen, décédé le 28/10/1895 à Bône, employé au chemin de fer (1884) à Bône, retraité de la Marine, chevalier de la Légion d’Honneur, qui épouse probablement à Bône avant 1860, Mariel Anselmine Augustine PAYS, née en 1838, décédée après 28/10/1895. Ils eurent deux enfants.
- Jean, né le 26/12/1831 à Wingen, décédé à Bugeaud le 15/03/1886, bûcheron à Sainte-Croix-de-l’Edough-sous-Bugeaud (annexe de Bugeaud), bûcheron à Ste.Croix-de-l’Edough (1856), puis contremaître des lièges, qui épouse à Bugeaud, le 16/10/1856 Marie-Anne STOLL, née le 09/04/1837 à Roeschwoog. Ils auront 11 enfants.
- Sébastien, né à Wingen le 20/01/1835, décédé le 03/08/1872 à Bugeaud, bûcheron à Sainte-Croix-de-l’Edough-sous-Bugeaud (1866), qui épouse à Bugeaud, le 02/05/1866, Catherine STOLL, née le 05/03/1835 à Roeschwoog (sa belle-soeur, soeur de Marie-Anne épouse de son frère Jean). Ils auront au moins 2 enfants.
Catherine STOLL était veuve de Jean Adam LOEFFLER (1828-1865, cuisinier à l’Edough) dont elle avait eu 5 enfants.
Après le décès de Sébastien, son second époux, elle épousera en troisièmes noces en 1879, à Bugeaud, Léonard LOEFFLER (né en 1826), aussi cuisinier, et aussi son beau-frère (comme frère de son premier mari Jean Adam).
Les six premiers mariages à Bugeaud :
La plupart de ces unions concernaient des anciens habitants du village de Wingen, en Alsace :
- 07/02/1853 : MAURER Chrétien, garde particulier à la concession Lecoq, originaire de Wingen, et BLIES Christine, originaire de Wingen.
- 28/03/1853 : GUYOT Antoine, gendarme à la résidence de Bône, originaire d’Ebreuil (Allier), et RUMEAU Pauline, originaire de Ganac (Ariège).
- 29/03/1853 : MAURER Louis, bûcheron-charbonnier, originaire de Wingen, et ECK Marguerite, originaire de Soufflenheim (Bas-Rhin).
- 18/04/1853 : LOEFFLER Léonard, second-cuisinier, originaire de Rothenberg (Hesse, Allemagne), et BLIES Rosine, originaire de Wingen.
- 16/08/1853 : ERHARD Chrétien, colon à Bugeaud, originaire de Wingen, et WESTERMEYER Marie-Anne, originaire de Wingen.
- 10/11/1853 : LOEFFLER Jean Adam, cuisinier, originaire de Rothenberg (Hesse, Allemagne), et WILHELM Marie-Catherine, domestique, originaire de Herrfelden, Grand duché de Hesse, Allemagne.
Le liège
Pour en savoir un peu plus sur le liège et son exploitation, on peut en avoir une idée en visitant le site suivant : L’exploitation du liège, une industrie florissante des Albères.
Les gens de Bugeaud
L’étude rapide de ces deux familles n’est pas exhaustive, bien évidemment.
D’autres gens, d’autres familles ont peuplé et vécu à Bugeaud, mais il serait trop long de les étudier ici une à une. Pourtant, que d’aventures, que de destins, que de joies et de malheurs renferment-elles !
D’autres articles ou études verront sans doute le jour, si les lecteurs le souhaitent.
Voir ci-après un document, sous Excel, qui propose une liste d’habitants de Bugeaud. Cette liste est le résultat de l’étude des mariages à Bugeaud, entre 1853 et 1899.
Les noms en gras sont les mariages trouvés, étudiés, et mis en ligne sur Geneanet. Les noms en maigre sont les témoins et divers.
Merci à ceux qui ont bien voulu me communiquer des anecdotes.
Sources :
- Sources et sites divers, également Geneanet, et la base IREL du CAOM, ainsi que des correspondants divers.
- Tous les éléments généalogiques concernant ces familles a été mis en ligne sur le site Geneanet et y sont consultables.
- On peut aussi trouver des renseignements sur cette émigration sur les blogs : http://emigrationalgerie.centerblog.net/ et http://famillesbugeaud.centerblog.net/
- A voir aussi "Un coin d’Alsace-Lorraine en Afrique du Nord : le village de Bugeaud, en Algérie", de Marc Frangi, Annales de l’Est, 2002, vol. 52, pp.213-235. http://algerie.doc.free.fr/bone/bugeaud-aj.pdf
- http://encyclopédie-afn.org/index.php/Historique_Bugeaud_-_Ville
- Bugeaud, site P.N.H.A. - http://www.piedsnoirs-aujourdhui.com/bugeaud.htlm
- Un retour au pays à Séraïdi (ex-Bugeaud) : http://algerie.travelblog.fr/58378/La-commune-de-Seraidi-Bugeaud/
- Consulter également le CAOM et l’excellent site Geneanet.