A LA FRANCE
Wederkinch
1930
Les passants les plus observateurs remarquent les quatre énormes fleurs de lys stylisées, emblèmes des rois de France, qui ornent le socle de la statue ; ils regardent aussi, perplexes, l’auréole de sainteté qui encercle la tête du personnage. Cette statue leur dit bien quelque chose...
Au mieux les passants les plus curieux trouveront sur le web ou dans un guide de Paris le signalement dudit monument et sa désignation par une unique expression allégorique, mais sibylline et sans commentaire : « La France renaissante ».
Cette statue mérite donc quelques recherches et explications complémentaires, tant elle évoque plus un personnage moyen-âgeux que la bataille de Bir Hakeim de 1942, qui a donné son nom au pont sur lequel elle se situe. Une recherche sur le nom du sculpteur nous indique qu’il avait voulu réaliser une statue de Jeanne d’Arc.
1-Pour mémoire : la statuaire extérieure de Jeanne d’Arc à Paris :
Les quatre statues monumentales de Jeanne d’arc à Paris officiellement désignées, extérieures et non accolées à un édifice religieux :
- Une statue en pied, place Jeanne d’Arc à Paris 13e , œuvre du sculpteur Emile Chatrousse (1891) « Jeanne d’Arc libératrice de la France ».
Trois statues équestres :
- Place des Pyramides, Paris 1er ,œuvre de Emmanuel Fremiet en bronze doré (1874)
- Place St Augustin, Paris 8e , œuvre en bronze de Paul Dubois (1895)
- Parvis du Sacré-Coeur, 18e, œuvre en bronze d’Hippolyte Lefebvre (1927)
Trois autres statues extérieures, nommément recensées, dont deux accolées à une église et une troisième déposée dans le jardin d’un musée :
- Basilique Sainte Jeanne d’Arc, Paris 18e , œuvre de Felix Charpentier (1964)
- Église ancienne Saint-Honoré-d’Eylau, place Victor Hugo Paris 16e.. Cette statue est une réplique d’une statue en marbre réalisée en 1837 par la sculptrice Marie d’Orléans ; l’original est exposé dans la galerie des gloires de la France du Château de Versailles.
- Musée Bourdelle, Paris 15e , œuvre en bronze d’Antoine Bourdelle (1909) « Jeanne d’Arc à l’étendard ».
- Une statue équestre en bronze non dénommée sur le site de l’île aux Cygnes. Cette statue désignée et nommée sur Wikipedia et différents sites ou guides « La France renaissante » sans autre référence, représenterait Jeanne d’Arc d’après son sculpteur Holger Wederkinch.
2-Une Jeanne d’Arc sur la pointe de l’île aux Cygnes :
Le sculpteur danois a bien choisi de représenter Jeanne d’Arc même si elle n’est pas nommée.
En reconnaissance et souvenir de ses études artistiques à Paris dans les années 1920, le sculpteur danois Holger Wederkinch (1886-1959) a conçu et réalisé cette statue pour en faire cadeau à la communauté danoise parisienne. Quel sujet de sculpture aurait mieux que Jeanne d’Arc relié son nom à la France ?
C’est dans cette perspective qu’il crée cette statue en 1930. Il s’inspire pour cela des nombreuses chroniques et représentations qu’il a pu consulter pendant son séjour en France. On repère ainsi dans son œuvre réalisée tous les détails qui viennent des armures et équipements guerriers de notre guerre de cent ans.
Les chroniques médiévales parlent de femmes combattantes comme « habillées telles des hommes » et on sait que Charles VII avait offert à Jeanne d’Arc une armure faite sur-mesure valant 100 Livres Tournois. Sans entrer dans les détails des armures féminines médiévales, on remarquera aisément que sur la statue de l’île aux Cygnes le personnage porte des « protèges-seins » faits de petits boucliers métalliques ronds convexes désignés par les armuriers comme des rouelles ou besagues fixées sur la cote de maille. On peut donc donc présumer que notre sculpteur a bien voulu représenter une cavalière.
Enfin il faut souligner que le sculpteur a entouré la tête casquée de la cavalière d’une auréole qui, comme les nimbes ou gloires, est un attribut toujours reconnu de la sainteté dans l’iconographie chrétienne. Rappelons que Jeanne d’Arc a été béatifiée en 1909 puis canonisée en 1920. Aussi bien, comme on le verra ci-dessous, c’est essentiellement à cause de ces éléments de référence à une « sainte » nationale que le monument a soulevé pendant plus de vingt ans des oppositions diverses à son installation à Paris.
Au total et pour ces différentes raisons on ne peut nier que le sculpteur ait bien choisi et voulu représenter une cavalière canonisée et très vraisemblablement Jeanne d’Arc.
Un anonymat intentionnel et délibéré pour la statue de l’île aux cygnes :
Une fois fondue dans l’atelier d’Alexis Rudier, célèbre à Paris pour avoir fondu les œuvres d’Auguste Rodin, d’Antoine Bourdelle et d’Aristide Maillol, le sculpteur Holger Wederkinch a fait connaître son désir d’offrir son œuvre à la ville de Paris pour qu’elle soit érigée comme il se doit sur la place Jeanne d’Arc dans le 13e arrondissement de Paris.
En 1938 après de longues négociations diplomatiques entre les ambassades de France et de Danemark, le Conseil municipal de Paris et le sculpteur, le Danemark donne la statue de Jeanne d’Arc à la ville de Paris pour qu’elle soit érigée d’un commun accord, non plus dans le 13e , mais sur la place Vauban au sud de l’Hôtel des Invalides dans le 7e arrondissement.
La guerre va laisser le projet en suspens et l’après guerre le repousse : ce n’est qu’en décembre 1950 que le Conseil municipal de Paris reprend le dossier et accepte finalement le don.
En 1953, la sculpture n’est cependant pas encore installée et se trouve toujours remisée dans les réserves des œuvres d’art de la ville de Paris. Le 31 décembre de la même année le Conseil municipal précise qu’il a certes accepté le don mais qu’il s’oppose finalement à l’ installation du monument place Vauban.
En 1954 l’administration des Beaux-Arts propose à son tour le square Samuel-Rousseau dans le 7e arrondissement, en face de la basilique Sainte-Clotilde. Mais ce site va aussi être refusé. En effet, l’emplacement ne convient pas au sculpteur lui-même et les frais d’installation sont trop élevés car il faudrait déplacer la statue de César Franck qui s’y trouve.
En 1955, le Conseil municipal finit par autoriser l’installation du monument à l’extrémité amont de l’île aux Cygnes, faisant ainsi pendant à la statue de la Liberté érigée sur la pointe aval de l’île. Cependant en 1956 la Commission des monuments commémoratifs émet un avis défavorable à la pose de cette statue car, selon ses membres « elle ne correspond pas à l’iconographie traditionnelle de l’héroïne ».
La ville de Paris se trouve alors dans une situation difficile car, ayant accepté le don, elle s’est implicitement engagée à ériger le monument. Le problème est exposé à l’ambassade du Danemark avec l’alternative : soit le sculpteur accepte de laisser l’œuvre au dépôt des œuvres d’art de la ville, soit l’ambassade reprend la statue afin d’en disposer pour une autre collectivité. Rappelons que l’œuvre mesure près de 5 m et pèse 3 tonnes...
En mars 1956 un compromis semble en voie d’être trouvé. Le projet pourrait être repris en omettant de dire qu’il s’agit d’une représentation de Jeanne d’Arc, mais en affirmant que c’est une œuvre décorative choisie comme allégorie de la « La France renaissante ». Le compromis est enfin entériné entre l’ambassade du Danemark, le sculpteur et la ville de Paris et un décret du 3 août 1956 approuve le projet d’érection du monument commémoratif sur l’île aux cygnes.
Le 22 janvier 1958, soit vingt ans après les premières négociations, le monument est ainsi inauguré sans aucune allusion à Jeanne d’Arc.
On se gardera bien de stigmatiser ici ces « péripéties » comme un exemple de nos particularités administratives nationales, en regrettant seulement, au résultat, l’incognito volontaire qui en est résulté jusqu’à aujourd’hui pour reconnaître une Jeanne d’Arc sur l’île aux Cygnes.
Les images et représentations de Jeanne d’Arc sont très nombreuses en France et relèvent pour la plupart de l’imagination. On peut s’en convaincre, notamment, en se référant à l’unique représentation de Jeanne d’Arc de son vivant en 1429 par un croquis en marge du journal du greffier du Parlement de Paris Clément de Fauquembergue ; on pourrait aussi se reporter aux discussions et querelles auxquelles ont donné lieu la mise à jour en 1998 des petites fresques anciennes supposées la représenter dans la chapelle de Brémont dans les Vosges au nord de Domremy-la-Pucelle.
Dans ce contexte iconographique incertain, ce n’était pas le lieu ici de reprendre l’éternel débat franco-français entre l’héroïne nationale, la sainte laïque de Michelet et la sainte catholique. Loin de nous donc l’idée de refuser à Jeanne d’Arc son assimilation contemporaine et symbolique à une « France renaissante », tant il est vrai qu’à son époque puis dans la mémoire nationale, elle a souvent été représentative des ressources d’énergie et de renouveau de notre pays pendant et après les épreuves diverses qu’il a du affronter. La grave pandémie qui frappe notre pays en cette année 2020 pourra actualiser l’allégorie de cette « France renaissante » en Jeanne d’Arc.