Né à Saint-Elzéar, il vit depuis un certain nombre d’années dans le village voisin de Saint-Séverin. Il est veuf depuis peu. Sa femme, Clara Lessard, est décédée de la tuberculose, en 1899 à l’âge de 37 ans. Et il vient de perdre sa fille, Léontine, morte à 18 ans en 1901. Il confie ses cinq autres enfants à des parents ou amis. Son fils aîné, Ludger, âgé de 17 ans et l’un de ses neveux, Léon Jacques, 29 ans, l’accompagnent. Ludger ne verra jamais le soleil se lever sur le Klondike. Il sera laissé à Vancouver, soi-disant parce qu’il est mineur. _ Et plus personne de la famille ne le reverra.
Marcellin et son neveu débarquent à Dawson au début du mois de juin. Ils sont engagés pour travailler dans un puits de mine situé sur le ruisseau Dominion appartenant à un dénommé Bouchard. Nombre de Canadiens-français travaillent dans cette région à quelque 30 km au sud-est de la ville de Dawson, où se trouve concentrée la population francophone.
Il ne travaille ici que depuis une semaine. Aussi compétent menuisier soit-il, son manque d’expérience est patent. Comme sa connaissance du milieu minier et du terrain. Peut-être a-t-il été
engagé par le propriétaire de la mine pour agir à titre de raucheur. Mais il n’a certainement pas l’expérience du boisage des galeries et de son entretien. Ce dimanche matin-là, 15 juin, - a-t-il été appelé pour une urgence ? - il s’affaire avec son neveu Léon et sans doute d’autres ouvriers quand la chaleur qui se dégage d’une bouilloire industrielle fait fondre rapidement le pergélisol entraînant un affaissement du terrain. De la voûte se détache soudain une poutre de soutien en bois qui s’effondre et touche Marcellin le blessant grièvement à la tête. Il mourra le lendemain matin, 16 juin, des suites de ses blessures.
On le transportera à Dawson et, après un service célébré par le Père Bunoz, Marcellin sera inhumé dans le cimetière catholique.
Le 19 juin 1902, on pouvait lire dans le Daily Klondike Nugget la notice nécrologique suivante :
FUNERAL TOMORROW
The funeral of Marsellin (sic) Gregoire, the man who sustained injuries in a Dominion creek shaft on Sunday from which he died Monday morning at 7:40 o’clock, will be held tomorrow morning from St. Mary’s church at 9 o’clock, after which the remains will be interred in the Catholic cemetery.
Deceased was from the province of Quebec and was very popular with all who knew him.
Le même jour, le Père Bunoz, d’origine française, adresse à la famille Grégoire la lettre manuscrite suivante, vraisemblablement écrite par un de ses collaborateurs, car les fautes d’orthographe et de syntaxe pullulent :
St Mary’s Church,
in charge of The Reverend Fathers Oblats of Mary Immaculate.
Dawson YK. Canada, 19 juin 1902
Mr. le Curé,
M. Leon Jacques vient d’apporter ici le corps de son Oncle Marcellin Gregoire qui est mort lundi matin a 7h. 40 m. le 16 courant a la suite des blessures mortelles qu’il avaient (sic) reçus (sic) dans une mine sur le Dominion Creek le Dimanche matin vers 9 h. Il me prie de vous demander de vouloir bien annoncer cette douloureuse nouvelle a sa famille afin que le choc soit moins penible. Il me dit que M. Gregoire a fait une bonne mort, bien qu’il n’aie pas pu venir chercher un prêtre a cause de la grande distance. On chantera demain matin une grande messe pour le defunt en presence de son corps qui sera immediatement après transporte au cimetière catholique ou j’irai bénir sa tombe. N’ayant pas d’autre renseignements a vous communiquer, Je vous prie Mr le Curé d’accepter mes sentiments respectueux.
E.M. Buinoz, o.m.i.
Valérien, fils cadet de Marcellin Grégoire n’a pas encore deux ans quand sa mère, Clara, meurt. Il a tout juste quatre ans et demi au moment où son père s’embarque dans l’aventure du Klondike. Aussi bien dire qu’il n’a connu ni l’un ni l’autre. C’est pourquoi il rêve depuis son plus jeune âge d’aller un jour se recueillir sur la tombe de son père. Mais il lui faudra être patient pour réaliser ce rêve. Ce n’est qu’en juin 1973, alors qu’il est âgé de 75 ans, qu’il entreprendra ce long voyage-souvenir aux allures de pèlerinage, accompagné par l’un de ses fils, Jean-Guy. Il voulait s’imprégner de la beauté des paysages que son père avait vus, respirer l’air que son père avait respiré avant de mourir. Avec une profonde émotion, Valérien visitera la ville de Dawson, les environs du ruisseau Dominion où son père avait trouvé la mort et foulera enfin le sol du cimetière catholique à la recherche de la stèle funéraire de son père : ce qui constituait le but ultime de son voyage. Avec l’aide du Père Marcel Bobillier, il la retrouvera non sans mal : après tant d’années, elle reposait sur le sol, face contre terre. Il y était écrit : Marcellin Grégoire died 6 16 1902 age 49 R.I.P. La stèle d’origine sera ramenée au Québec après que Valérien en ait commandé une nouvelle. Quelques années après son retour du Yukon, Valérien confiera à sa fille, Marthe, le détail suivant : « Est-ce que tu sais quel jour nous étions quand j’ai retrouvé la stèle de mon père, cette vieille planche de bois usée par les ans ? C’était le 16 juin. » Il y a de ces hasards ...!
Près de trente ans plus tard, soit en 2002, l’arrière-petite-fille de Marcellin, Mona Grégoire Gillespie va entreprendre au départ de Vancouver, un voyage touristique au Yukon qui va la mener jusqu’à Inuvik par le Dempster Highway puis, en avion jusqu’à Margaret’s Lake près de la frontière de l’Alaska et de là, par la rivière Firth jusqu’à la mer de Beaufort. Attirée par le mystère de la mort de son arrière-grand-père durant la ruée vers l’or, elle décide de faire un détour pour s’arrêter dans l’ancienne capitale du Yukon. Elle foulera la terre du cimetière catholique de Dawson à la recherche du lieu où Marcellin Grégoire a été enterré. Comme son grand-père, Valérien, elle connaîtra, elle aussi, certaines difficultés à repérer l’emplacement exact. Car après 30 ans, la stèle repose une fois encore sur le sol, face contre terre. Cette fois, c’est au Père Tim Coonen, curé de St-Mary’s que reviendra la tâche de relever pour la seconde fois la stèle.
16 juin 1973 :
Cimetière catholique de Dawson City.Le fils cadet de Marcellin, Valérien, né en 1897, accompagné de son fils Jean-Guy vient de retrouver la stèle funéraire de son père. Hasard incroyable...
Marcellin était décédé le 16 juin 1902 !!!!
Marcellin Grégoire n’a pas connu la joie de revenir du Klondike, les poches remplies de pépites d’or. Mais sa mort tragique, si loin de son lieu d’origine, aura contribué à la naissance d’un mythe qui se perpétue de génération en génération dans la famille Grégoire. Une sorte de légende ! À l’échelle d’une famille québécoise. Mon père est mort au Klondike, a dit celui-ci ; mon grand-père fut de la ruée vers l’or au Yukon, a clamé celle-là ! Mon arrière-grand-père fut un grand aventurier, affirme fièrement celle-ci. Que diront les enfants de la prochaine génération, sans qui la mémoire de Marcellin Grégoire pourrait s’éteindre définitivement ?
Lui qui, si précipitamment, foula le sol de ce coin de pays austère qu’était le Yukon, lui qui croyait avoir trouvé l’Eldorado, le pays de Cocagne, s’est éteint brutalement dans cette terre promise, ce pays merveilleux où tout était possible, où l’on ramassait, croyait-on, l’or à la pelle. Qu’il y dorme en paix ! Dans ses rêves inaccomplis de richesse et de bonheur entrevu ! C’en était fini du rêve de l’aventurier. À jamais !