Gustave, le point de départ
Celui par qui tout est arrivé, c’est Gustave TOURTEAU, mon arrière-grand-oncle par alliance, né le 2 avril 1896 à Morand (Indre-et-Loire). Non seulement il a épousé mon arrière-grand-tante Alice GAUTHIER le 7 mai 1921 à Auzouer-en-Touraine, mais en plus il descend comme moi, par son père, d’un certain Louis HUBERT (1760-1825) qui fut meunier à tan [1]. Il m’intéressait donc à double titre.
- Gustave et Alice
- Gustave TOURTEAU et son épouse Alice GAUTHIER en 1927
(source : collection personnelle)
Mes grands-parents maternels Armel GAUTHIER et Yvette GIBERT l’avaient connu. Pour Armel, il s’agissait d’un oncle par alliance ; quant à Yvette, elle ignorait totalement partager avec lui un ancêtre commun ayant vécu à l’époque de la Révolution ...
Grâce eux, je connais le visage de Gustave ; en effet, ils l’avaient identifié avec son épouse sur deux photos de famille. L’une de ces photos datant de 1936 a d’ailleurs déjà été publiée dans cette Gazette, dans l’article consacré à la tragédie d’Abel GAUTHIER, boulanger et beau-frère de Gustave. Ironie du sort, il a eu la mauvaise idée de fermer les yeux lors de chacune de ces deux prises de vues !
Gustave a exercé deux professions différentes dans sa vie : cultivateur, puis tanneur. Le couple a eu à ma connaissance 6 enfants. Gustave décédera en 1966 à Château-Renault, et Alice en 1976 à Joué-les-Tours ; leur tombe est visible au cimetière de Château-Renault.
C’est bien joli tout cela, me direz-vous, mais qu’y avait-il d’intrigant chez ce brave Gustave ? La réponse est : sa mère, Cécile MILLS.
Vous avez dit MILLS ?
Gustave est le neuvième et dernier enfant d’Urbain dit « Jean » TOURTEAU et de Cécile Elisabeth Marie MILLS, mariés à Morand le 6 juillet 1885. Tous deux sont veufs au moment de ce mariage ; Urbain a déjà six enfants d’une précédente union, Cécile un seul. Ce fils s’appelle d’ailleurs TOURTEAU, et pour cause : le premier mari de Cécile n’était autre qu’un demi-frère cadet d’Urbain, prénommé Constant.
Mais ce qui m’a interpellée le plus chez Cécile MILLS, ce n’est pas qu’elle ait épousé en secondes noces son beau-frère (ce qui a d’ailleurs nécessité une levée de prohibition par décret du Président de la République) ; c’est son patronyme. Deux raisons à cela :
- Celui-ci n’est d’évidence pas un nom local ; il ne semble ni tourangeau, ni même français. Or en cette fin de XIXe siècle, je n’avais pas observé beaucoup de brassages étrangers au cœur de la Touraine, berceau de ma famille maternelle.
- Ce nom me disait quelque chose, il me semblait déjà l’avoir déjà rencontré fugitivement au hasard d’une autre recherche. Tomber deux fois sur ce patronyme inhabituel, voilà qui valait bien une investigation.
L’acte de mariage de Cécile MILLS avec Urbain TOURTEAU, tout comme celui avec Constant TOURTEAU cinq ans plus tôt, nous apprend qu’elle est native de la commune de St Amand (Loir-et-Cher), village situé à une quinzaine de kilomètres au nord de Morand. Son acte de naissance, effectivement trouvé dans cette commune, précise que Cécile est la fille d’Elisabeth Eléonore MILLS, « dite Elisabeth LISET », et d’un père inconnu.
Pour connaître l’origine de Cécile et de son nom, il nous faut donc remonter sur les traces de sa mère. Celle-ci est toujours en vie au moment du second mariage de sa fille, et habite la région ; j’ai trouvé facilement son décès en date du 29 août 1893, à Morand où vivait Cécile. Le déclarant est d’ailleurs Urbain, gendre de la défunte.
L’acte de décès d’Elisabeth MILLS nous indique qu’elle avait 68 ans, qu’elle était veuve de Louis RAGUENEAU, et qu’elle était née à Paris de parents inconnus.
Voilà qui allait couper court à mon investigation : selon toute vraisemblance, Elisabeth devait faire partie de ces enfants abandonnés à l’Hospice de Paris, à qui l’on attribuait un nom de manière souvent fantaisiste, et que l’on plaçait ensuite en nourrice en province, jusqu’à ce qu’ils soient en âge de gagner leur vie (s’ils survivaient).
J’étais tout de même intriguée par l’information « Elisabeth MILLS dite LISET » trouvée sur l’acte de naissance de Cécile ; mais, même si MILLS correspondait vraiment au nom de ses ascendants, je n’avais guère d’espoir de pouvoir retrouver la trace de ces derniers.
Mon enquête aurait donc pu s’arrêter là. Cependant, m’étant intéressée au destin de ces deux femmes MILLS mère et fille, j’ai choisi d’aller plus loin. D’autant que le nom RAGUENEAU m’avait aiguillée sur le contexte dans lequel j’avais pu croiser le nom MILLS auparavant ... Il fallait que j’en aie le cœur net.
Des parents inconnus ... mais nommés !
J’ai donc recherché l’acte de mariage d’Elisabeth MILLS avec Louis RAGUENEAU, et l’ai trouvé sans grande difficulté, en date du 27 juin 1860 à Saunay (37). L’époux, journalier de 43 ans, est le fils de Marie RAGUENEAU, présente, et d’un père inconnu ; mais le plus intéressant concerne Elisabeth :
« (...) et demoiselle Elisabeth Eléonore Mills, âgée de trente cinq ans, gagiste, domiciliée en cette commune, née à Paris douzième arrondissement, à la maison d’accouchement, le vingt huit avril mil huit cent vingt cinq, fille majeure de Antoine Mills, et de Elisabeth Broderick ses père (sic) ; lesquels la future épouse ainsi que les quatre témoins ci-après nommés, ont déclaré n’avoir jamais connus, et ne sachant pas même s’ils existent encore ».
- Acte de mariage Ragueneau Mills
Acte de mariage de Louis Jean RAGUENEAU et Elisabeth Eléonore MILLS (extrait), le 27/06/1860 à Saunay (37). Archives Départementales d’Indre-et-Loire, registre 6NUM8/240/003, vue 106/269 |
Ainsi, Elisabeth connaissait le nom de ses parents ! Elle n’avait donc pas nécessairement été abandonnée ; et si tel était le cas, ce n’était pas de manière anonyme, puisque le patronyme MILLS lui venait clairement de son père. En revanche, elle n’avait visiblement pas transmis l’information à sa fille et à son gendre, ou en tout cas ceux-ci l’avaient oubliée, puisqu’Urbain s’est contenté au décès d’Elisabeth de mentionner des « parents inconnus ».
Ces nouveaux éléments devaient donc me permettre d’en savoir davantage sur les origines d’Elisabeth MILLS. Quant à Louis RAGUENEAU, c’est à l’une de ses filles d’un premier lit que j’avais eu affaire dans une autre recherche en 2020 : en effet, Désirée Armante RAGUENEAU, née de sa première union et âgée d’une quinzaine d’années au moment du remariage de son père avec Elisabeth MILLS, épousera six ans plus tard Denis « Alexandre » SORNAIS, demi-frère d’un de mes ascendants directs, dont l’étonnant parcours est relaté dans mon article "La fausse double vie d’Alexandre Sornais, enquête en Touraine". C’est lors de cette recherche passionnante que j’avais fugitivement croisé Elisabeth ... Mais ceci est une autre histoire !
- Arbre généalogique
Trouvailles parisiennes
Les recherches à Paris avant 1860 sont toujours assez incertaines, en raison de la destruction des registres. Toutefois, j’ai eu la chance de pouvoir trouver, parmi les actes reconstitués de l’état-civil parisien, celui de la naissance d’Elisabeth Eléonore MILLS, le 28 avril 1825 dans le douzième arrondissement.
- Naissance Elisabeth Mills
Acte de naissance reconstitué d’Elisabeth MILLS (extrait), le 30 avril 1825 à Paris. Archives de Paris, registre 5Mi1 277, vue 25/51 |
« Du trente avril mil huit cent vingt cinq à midi, acte de naissance de Elisabeth Eléonore de sexe féminin, née le vingt huit de ce mois à neuf heures du soir, à Paris maison d’accouchement, fille de Antoine Mills, domestique agé de trente cinq ans né en Irlande, et de Elisabeth Brodrick, domestique agée de trente ans née au même lieu, y mariés le vingt juin mil huit cent treize, demeurant à Paris rue St Hyacinthe St Honoré n°3 ».
Ainsi, voilà résolue l’origine du nom : Elisabeth MILLS était née de parents irlandais. Ces derniers étaient arrivés en France au cours des douze années précédentes, si l’on en juge par la date de leur mariage, célébré en Irlande en 1813. L’acte n’est malheureusement pas plus précis quant au lieu de leur union, qui aurait pu permettre éventuellement de remonter plus haut. De même pour le lieu de leur naissance ; l’Irlande devait déjà sembler suffisamment exotique à l’officier d’état-civil, sans qu’il s’embarrasse à en demander davantage, ou s’expose à orthographier des noms difficiles ...
Ma curiosité était donc satisfaite quant à l’origine du patronyme et quant au lien avec une autre partie de ma généalogie ; et la piste irlandaise aboutissait pour moi à un cul-de-sac, au vu des outils dont je disposais et de mon inexpérience en ce domaine. J’aurais donc pu refermer le dossier. Mais je continuais à rester intriguée par cette histoire.
Qu’était-il arrivé à la petite Elisabeth MILLS ?
Pour quelle raison Elisabeth MILLS, au moment de son mariage à l’âge de 35 ans, ignorait-elle tout de ses parents hormis leurs noms ? Une partie de la réponse m’a été apportée par une trouvaille via Geneanet : le décès de sa mère. En effet, un relevé effectué par la France Généalogique (CEGF) m’a aiguillée vers les tables de succession : Elisabeth « BRANDOUKE », épouse d’Antoine MILLS domestique, est décédée à Paris le 14 septembre 1825, à l’âge de 32 ans.
Le patronyme est transcrit de manière approximative, et l’âge d’Elisabeth BRODERICK présente un décalage de deux ans avec celui indiqué sur l’acte de naissance de sa fille ; néanmoins l’identité de la défunte, s’il y avait le moindre doute, est confirmée par son adresse identique à celle indiquée sur l’acte de naissance, à savoir « rue St Hyacinthe n°3 ».
Ainsi, la petite Elisabeth MILLS s’est retrouvée orpheline de mère à l’âge de quatre mois et demi seulement.
Restait à savoir si elle avait été placée à l’hospice, et si oui, à quel moment ?
Une consultation du répertoire alphabétique d’admission des enfants trouvés sur le site des Archives de Paris m’a permis de constater que l’enfant a effectivement été recueillie à l’hospice des Enfants Trouvés, en ce même mois de septembre 1825.
Son père était-il lui aussi décédé dans l’intervalle ? Malgré mes recherches, je n’ai rien trouvé à son sujet. Plus prosaïquement, ne pouvait-il, ou ne voulait-il pas s’occuper d’elle ? Le mystère reste entier.
- Admission d’Elisabeth Mills
« Mills Elisabeth Eléonore surnommée Liset », enregistrée sous le numéro d’admission n°3762. Archives de Paris, registre D2HET 60, vue 9/15 |
Le répertoire des admissions nous apporte une autre indication intéressante : l’enfant est surnommée LISET. De fait, la quasi-totalité des enfants trouvés figurant dans ce registre portent en guise de surnom, en plus du leur, un patronyme différent de celui d’admission (lorsqu’ils en ont un).
Etonnée de ce constat, j’en ai cherché la raison, et l’ai trouvée sur le site des Archives de Paris [2] :
"Entre le 1er janvier 1819 et jusqu’au 1er avril 1831, l’hospice des Enfants trouvés attribue systématiquement un surnom à chaque enfant admis. Le but recherché est de garder secret son lieu de placement et d’éviter ainsi que les parents naturels ne le retrouvent plus tard lorsque celui-ci est en âge de travailler ; ceci afin d’éviter que les parents ne fassent porter les frais d’éducation de leur enfant au département."
De quelle manière étaient choisis ces surnoms ? Je n’en ai pas la moindre idée. Contrairement à ce qu’on a pu voir dans certains hospices ou à certaines périodes, les patronymes attribués à ces enfants trouvés à Paris en 1825 n’étaient pas particulièrement fantaisistes. Notons par exemple ceux recensés sur la même page qu’Elisabeth : ANGOT, CORARD, VALAT, RIDEL, ROHAUT, VINCHON, DUTARTRE, BARRAUD ... Un seul de ces enfants n’a pas de surnom indiqué ; par ailleurs dans deux cas, deux enfants qui se suivent dans le registre ont reçu le même surnom. Peut-être parce qu’ils sont arrivés le même jour ? Elisabeth fait partie de ces doublons : à la ligne suivante, une petite Hélène MANTAU (qui porte le numéro 3768) hérite elle aussi du surnom LISET.
Elisabeth MILLS, enfant de l’hospice de Paris
On aura noté d’après son acte de naissance qu’Elisabeth n’a pas vu le jour au domicile de ses parents, mais en maison d’accouchement. Une explication possible est que ses parents, tous deux domestiques, devaient habiter chez leur employeur ; peut-être ce dernier n’aurait-il pas vu d’un bon œil une naissance sous son toit.
La dénomination « maison d’accouchement » désigne a priori une clinique de sages-femmes constituée généralement de quelques lits, plus onéreuse que l’hospice ou la maternité, mais plus sûre aussi [3]. Le couple MILLS aurait donc eu quelques moyens financiers, à moins que ce ne soit leur employeur ? Je penche plutôt pour cette dernière hypothèse, car la table des successions où figure le décès de la mère n’indique aucun bien laissé à ses héritiers [4].
Rien n’indique le lieu précis de la naissance d’Elisabeth MILLS. Elle a dû néanmoins passer les premiers mois de son existence au 3 rue St Hyacinthe St Honoré (aujourd’hui rue St Hyacinthe dans le 1er arrondissement) avec ses parents. Puis, sans doute suite au décès de sa mère, la voilà soudainement coupée de sa famille et placée à l’hospice des Enfants Trouvés, au 74 de la rue d’Enfer, sinistrement nommée (l’établissement deviendra plus tard l’hôpital St Vincent de Paul, 74 avenue Denfert-Rochereau dans le 14e arrondissement).
- L’hospice des enfants assistés
- Rue Denfert-Rochereau, au début du XXe siècle (source : Fortunapost)
Elisabeth à la campagne
Pour connaître les circonstances de son admission, et savoir ce qu’elle a vécu ensuite, il faudrait consulter sur place les archives disponibles, ce qui ne m’est pas possible vu l’éloignement géographique.
Il est probable qu’elle ait été rapidement envoyée à la campagne pour y être mise en nourrice dans une famille, moyennant une pension ; certainement dans le Loir-et-Cher ou l’Indre-et-Loire (départements limitrophes), puisque c’est là qu’on la retrouvera trente ans plus tard. Bien des enfants ainsi placés mouraient alors en bas âge, faute de bons soins ; tel ne fut pas le cas d’Elisabeth.
- Carte
De Paris (où elle naît en 1825) à St Amand (lieu de naissance de sa fille Cécile en 1856) puis à Saunay (lieu où elle vit au moment de son mariage en 1860) (source : Google Maps). Comme les autres enfants de l’hospice, elle a dû commencer très jeune à gagner sa vie. En tant que domestique, elle a pu connaître de nombreux employeurs. J’ignore tout de son existence entre son placement à l’hospice et la naissance de sa fille naturelle Cécile, soit jusqu’à ses trente ans ; une chose semble certaine, c’est qu’elle n’a pas dû avoir une vie facile. Elle n’a sans doute gardé aucun souvenir de sa petite enfance parisienne, encore moins de ses parents ; tout juste connaissait-elle leurs noms et sa ville de naissance.
Un père pour Cécile ?
Qui était le père de Cécile ? Un homme dont Elisabeth s’était éprise mais qu’elle n’avait pu épouser, ou une relation non consentie comme cela arrivait trop souvent aux jeunes femmes non pourvues de famille ? Un individu a attiré mon attention, me faisant pencher vers la première hypothèse : un certain Sylvain DURAND, tonnelier à St Amand. En effet, celui-ci apparaît deux fois à des moments importants dans l’existence d’Elisabeth et Cécile :
- Il est déclarant à la naissance de Cécile en 1856, et Elisabeth a accouché chez lui ;
- Il est témoin lors du premier mariage de Cécile en 1880, et désigné comme son parrain.
C’était donc certainement un proche d’Elisabeth, non seulement au moment de la naissance de sa fille, mais aussi par-delà les années ... Agé de 23 ans en 1856, il pouvait très bien être le père biologique de la petite Cécile, d’autant plus si Elisabeth vivait chez lui. Malheureusement, l’acte reste muet quant à la résidence de la jeune femme au moment des faits : même la commune n’est pas indiquée. Et ni Elisabeth, ni Sylvain n’apparaissaient à St Amand au recensement précédent, cinq ans plus tôt.
J’ai donc "traqué" Sylvain DURAND pour en savoir plus sur sa vie. De fait, originaire de Chailles (41), à une trentaine de kilomètres, il s’y est marié deux ans plus tôt avec Rosalie DELORY, qui exerce la profession de sage-femme. Au moment de la naissance de Cécile MILLS, le couple a déjà une petite fille de presque un an, et vient de s’installer à St Amand depuis peu.
Ainsi, la raison pour laquelle Elisabeth a accouché chez le tonnelier est sans doute, tout simplement, le fait que son épouse soit sage-femme ... Un lien particulier devait néanmoins exister, ou s’être créé, pour qu’il devienne le parrain de Cécile.
Sylvain et Rosalie habitent toujours à St Amand en 1892, mais n’y sont plus au recensement de 1896 ; je n’ai pas trouvé leurs décès [5]. Et je n’ai pas non plus relevé d’autres traces de leurs liens avec Elisabeth et Cécile MILLS ; Sylvain n’apparaît plus parmi les témoins lors du second mariage de Cécile.
J’ai cherché la trace d’Elisabeth au recensement de 1856 dans toutes les communes où je supposais qu’elle puisse se trouver : Saunay, Auzouer, Château-Renault, St Amand, Neuville sur Brenne, St Gourgon, Villeporcher, Villechauve, et même Chailles. En vain. Elle devait être employée comme domestique dans une autre commune.
Quant à Cécile, j’ai failli la manquer : il m’a fallu un second feuilletage du recensement de St Amand pour repérer une petite « Marie Cécile », enfant naturelle sans patronyme, âgée de trois mois, recensée au Haut Bourg chez la veuve BUTARD. Cette quinquagénaire avait une fille de dix-sept ans recensée au même foyer, prénommée Rosalie et mère d’un enfant naturel âgé de cinq mois ...
D’évidence, la jeune Rosalie BUTARD a servi de nourrice à la petite Cécile. Elisabeth n’avait sans doute pas pu s’encombrer d’un nouveau-né pour continuer à gagner sa vie.
Il faut attendre ensuite 1860 pour que je retrouve la trace d’Elisabeth, lorsqu’elle se marie avec Louis RAGUENEAU à Saunay. Etait-ce lui, le père naturel de Cécile ? Au moment de la conception et de la naissance de cette dernière, il était marié ; il aurait pu avoir une relation avec Elisabeth. Cependant, lorsqu’il s’unit avec elle en secondes noces au bout de huit mois de veuvage, il ne reconnaît ni ne légitime la petite fille âgée de quatre ans. Voilà qui semble indiquer clairement que Cécile n’était pas sa fille.
Pour autant, l’enfant vit avec eux dans les années qui suivent, et figure même dans les recensements sous le nom de RAGUENEAU, comme si elle était leur fille à tous les deux (1861, 1866).
Le mystère restera donc entier quant à l’ascendance paternelle de Cécile.
Mariée et mère de famille
Elisabeth MILLS entre dans la "respectabilité" (aux yeux de l’époque) en 1860, lorsqu’elle épouse Louis RAGUENEAU. Natif des Hermites (37) mais habitant à Auzouer depuis au moins une vingtaine d’années, Louis a perdu quelques mois plus tôt sa première épouse, qui lui avait donné au moins deux filles (dont Désirée mentionnée plus haut). A cette époque, celles-ci ont respectivement quinze ans et sept ans.
En épousant Louis, Elisabeth devient à son tour journalière. La famille recomposée ne reste pas à Auzouer : dès 1861, ils sont recensés à Saunay, où leur naît un petit Antoine l’année suivante ; puis c’est à Château-Renault qu’on les retrouve en 1865, au moment de la naissance d’une petite Louise.
En 1872, les voilà recensés à Neuville-sur-Brenne ; en 1880, ils sont de retour à Château-Renault. Sans doute ont-ils même bougé davantage, car je ne les ai pas trouvés au recensement de 1876.
Les deux filles aînées de Louis RAGUENEAU prennent assez vite leur envol : la première n’est déjà plus recensée avec eux en 1861, et la seconde n’y est plus non plus en 1866 alors qu’elle n’a que treize ans. Désirée se marie à Auzouer la même année, sans que l’acte indique si son père est présent ou non ; Louise convolera beaucoup plus tard en 1881 à Château-Renault, alors que son père est décédé. Peut-être ne s’entendaient-elles pas avec leur belle-mère Elisabeth ? Ce n’est bien sûr qu’une hypothèse.
Quant à Cécile, elle est encore avec eux au recensement de 1872, âgée de seize ans. Je les perds tous de vue pendant les années qui suivent ; lorsqu’ils refont surface huit ans plus tard, Cécile est gagiste à Morand (37), alors que sa mère et de son beau-père vivent à Château-Renault, au lieu-dit la Grange.
L’année 1880 voit arriver trois événements marquants pour la famille :
- Le 28 juin, Cécile se marie à Morand avec Constant TOURTEAU, journalier, un peu plus jeune qu’elle ;
- Le 10 septembre, elle donne le jour à un petit Louis TOURTEAU, son premier enfant et le premier petit-enfant d’Elisabeth ;
- Le 5 octobre, Louis RAGUENEAU décède à son domicile, à l’âge de 63 ans.
Elisabeth aura donc connu deux décennies de vie conjugale avec Louis, avant de se retrouver veuve à 55 ans. Si Cécile est mariée, ce n’est pas encore le cas de ses demi-frère et demi-sœur plus jeunes. Antoine, âgé de 18 ans, est domestique chez un cultivateur de Neuville-sur-Brenne ; quant à Louise, âgée de 15 ans, j’ignore si elle vivait encore avec sa mère.
Veuve et domestique
Elisabeth retrouve avec le veuvage l’état de domestique. En 1881, elle a quitté Château-Renault ; je n’ai pas réussi à la localiser dans les recensements des communes où elle était susceptible d’habiter. Cependant, je retrouve sa trace lors des secondes noces de Cécile, en 1885 à Morand ; bien que non présente au mariage, elle a donné son consentement, et habite Auzouer.
En 1886, lorsque son fils Antoine RAGUENEAU se marie à l’âge de 24 ans à Authon (41), elle est présente ; l’acte nous indique qu’elle habite désormais à Dame-Marie-les-Bois. Elle y restera au moins cinq ans, domestique au service de François BAUME, propriétaire bûcheron, légèrement plus âgé qu’elle.
En 1893, elle vit cette fois à Morand, dans la même commune que sa fille aînée, et peut-être même chez elle ; âgée de 68 ans, elle n’exerce plus de profession. Entre-temps, Louise RAGUENEAU, sa fille cadette, s’est mariée à son tour en 1888 à l’âge de 23 ans, bien loin de sa région natale : femme de chambre à Auxerre (Yonne), elle a épousé un jeune journalier natif du lieu et fraîchement veuf. Elisabeth a donné son consentement, mais n’a pas fait le voyage.
1893 est aussi l’année où Elisabeth MILLS veuve RAGUENEAU s’éteint à l’âge de 68 ans, à Morand, probablement chez sa fille et son gendre. La table des successions et absences nous indique qu’elle « n’a rien laissé » [6]. Elle a eu le temps de connaître 9 petits-enfants, dont 8 par sa fille Cécile et 1 par son fils Antoine. D’autres naîtront ensuite.
Quelques mots sur Cécile
Comme nous l’avons vu, Cécile MILLS, née sans père d’une mère orpheline, a d’abord été placée en nourrice avant d’être récupérée par sa mère. Si sa toute petite enfance a dû être quelque peu chaotique, elle a ensuite été plus stable à partir du mariage de sa mère quatre ans après sa naissance, même si l’époux de celle-ci ne l’a pas légitimée.
Cécile a respectivement cinq puis huit ans lorsque naissent son demi-frère et sa demi-sœur ; rien n’indique si elle a été proche d’eux par la suite. Gagnant sa vie par elle-même alors qu’elle est encore célibataire, elle a peut-être manqué de peu se retrouver à son tour fille-mère, comme on disait autrefois : en effet, elle est largement enceinte au moment de sa première union, puisque le bébé naîtra seulement deux mois et demi plus tard ...
Mariée une première fois à 24 ans, rapidement veuve après la naissance d’un premier enfant, puis remariée à 28 ans avec son beau-frère veuf et plus âgé, Cécile aura neuf enfants de ce dernier.
De son vivant, elle aura connu le décès de trois d’entre eux. Tout d’abord la petite Régina, âgée de dix ans, en 1900. Puis, pendant la Grande Guerre, Léon qui perd la vie à 26 ans en décembre 1915, dans la Marne. Et enfin, moins d’un an plus tard Désirée, veuve de guerre avec deux petites filles, qui décède à l’hôpital de Tours à l’âge de trente ans. La guerre a également coûté la vie à un autre fils d’Urbain, né de son premier mariage : Cyrille, âgé de quarante ans, porté disparu en 1916 dans l’Oise et dont le décès ne sera officialisé qu’en 1920. La famille TOURTEAU n’a donc pas été épargnée.
Cécile MILLS épouse TOURTEAU décède à 64 ans à Morand, le 1er janvier 1921, au lieu-dit le Charme où elle habitait avec sa famille. Elle aura vu sept de ses enfants se marier. Gustave, né alors qu’elle avait quarante ans, était son dixième et dernier enfant ; il épousera Alice GAUTHIER quatre mois après le décès de Cécile. Quant à Urbain, il survivra sept années à sa défunte épouse : il s’éteint le 10 janvier 1928 à l’hôpital de Château-Renault, à l’âge respectable de 83 ans.
Contrairement à sa mère, et bien qu’elle ait exercé le même type d’activité (domestique ou journalière), Cécile a reçu un peu d’instruction puisqu’elle savait signer. Sa main est néanmoins un peu malhabile, et son orthographe incertaine, comme en témoignent ses signatures ci-dessous qui d’ailleurs varient souvent : MILLE, MILLS, MILS ou encore « f[emme] TOURTEAU », et un émouvant phonétique « mer TOURTEAU » ...
Les signatures de Cécile MILLS au fil des années. |
Conclusion
Voilà donc retracée à grands traits l’histoire des MILLS de Touraine. Tout est parti d’un jeune couple d’émigrés irlandais arrivé à Paris entre 1813 et 1825, dont la petite fille prénommée Elisabeth a été abandonnée à l’hospice suite au décès de sa mère. Trente ans plus tard, elle se retrouve dans une petite commune du Loir-et-Cher où elle accouche d’une petite Cécile, née de père inconnu, donc portant le même nom qu’elle. Etablie ensuite dans l’Indre-et-Loire, Elisabeth se marie et aura deux autres enfants, légitimes ceux-là, donc portant le nom de son époux. Cécile convolera successivement avec deux demi-frères TOURTEAU, ayant un enfant de sa première union, puis neuf autres de la seconde, dont le benjamin prénommé Gustave épousera mon arrière-grand-tante Alice GAUTHIER.
Il est intéressant, avant de clore cette histoire, de regarder l’évolution de l’écriture du nom MILLS au fil des années et des sources. Les recensements l’ont assez souvent déformé, que ce soit pour Elisabeth ou pour Cécile : NIEL (1866), MILLE (1872), MILS (1881), MILL (1886, 1891) et même MILLET (1906). Les officiers d’état-civil se sont montrés plus scrupuleux, respectant l’orthographe d’origine dans tous les actes où je l’ai trouvé sur plus d’un siècle (de 1825 à 1938). Ce n’est sûrement pas Elisabeth qui a pu y veiller, puisqu’elle n’a jamais appris à signer. Quoi qu’il en soit, ce patronyme inhabituel devait intriguer ...
On notera que le surnom LISET donné à Elisabeth lors de son entrée à l’hospice, a encore été utilisé trente ans plus tard, lors de la naissance de Cécile. Je ne l’ai plus rencontré par la suite.
La petite Cécile, elle, n’a jamais porté le nom de LISET. A deux reprises, on ne lui a même pas donné de patronyme : sur son acte de naissance tout d’abord, puis au premier recensement où elle est simplement dénommée « enfant naturelle ». Par la suite, après le mariage de sa mère, elle s’est vu attribuer plusieurs fois celui de RAGUENEAU dans les registres des recensements. Mais ultérieurement, peu d’erreurs ont été constatées et uniquement lors des recensements.
Le nom MILLS, dans sa branche tourangelle, disparaît avec Cécile à Morand en 1921. Cécile a aujourd’hui de nombreux descendants, qui ignorent probablement tout de leurs origines irlandaises... De même sans doute pour les descendants de son demi-frère Antoine et de sa demi-sœur Louise, dont l’un a fait souche dans la région, et l’autre en Bourgogne et en Ile-de-France. Qui sait, peut-être l’un d’entre eux tombera-t-il sur cet article ?
Post-scriptum : une trouvaille de dernière minute !
Je venais de terminer cet article tel que vous l’avez lu ci-dessus, lorsque j’ai découvert, grâce un post sur un groupe d’entraide généalogique, que les registres d’admission des enfants trouvés de l’Hospice de Paris venaient d’être mis en ligne.
Ni une, ni deux, je suis retournée sur le site des Archives de Paris, et y ai trouvé des détails supplémentaires très intéressants concernant la petite Elisabeth :
Admission de MILLS Elisabeth Eléonore surn. LISET, le 14 septembre 1825 (extrait) Source : Archives de Paris, registre D2HET 301, p3/20 |
1. L’enfant a été admise le 14/09/1825, et sa mère n’est pas indiquée « décédée », alors que son acte de décès date du même jour... L’admission semble donc antérieure au décès, ou l’information était inconnue de l’hospice et/ou de la personne qui a déposé la petite fille. (On notera que la date de naissance indiquée est erronée, Elisabeth étant née le 28 avril et non le 22.)
2. L’enfant portait « 1 chemise, 1 robe de bazin, 1 autre de percale rayée blanc et jaune, 1 bonnet de percale ». Le bazin est un tissu damassé venant d’Angleterre, et la percale un tissu de coton de haute qualité. La plupart des autres enfants recueillis dans les mêmes dates portaient uniquement la layette fournie par l’hospice, ou des vêtements de laine ... Elisabeth semblait donc habillée moins modestement que les autres nourrissons.
3. Le seul document laissé avec l’enfant est son certificat de baptême, ce dernier ayant été célébré à la maison d’accouchement, donc peu de temps après sa naissance. Ce document prouve son identité et son baptême catholique. En revanche, contrairement à ce que l’on constate pour d’autres enfants, le dépositaire n’a pas laissé de déclaration de naissance, ni de note destinée à l’hospice ou à la petite fille.
4. Elisabeth a été vaccinée deux jours après son admission.
5. Enfin, le plus intéressant : nous apprenons la date et le lieu où la petite fille a été placée.
Le 17 octobre 1825, soit un mois et trois jours après son admission, elle a été envoyée à Baillou (41) pour y être mise en nourrice chez Marie FOURMY femme EMMERY.
Elle était donc encore un nourrisson, âgé de moins de six mois, lorsqu’elle a quitté définitivement sa ville natale pour se retrouver dans le Loir-et-Cher. Baillou est une commune située à une trentaine de kilomètres au nord-ouest de Vendôme, et peuplée à l’époque d’environ 630 habitants [7].
Qui était sa famille d’accueil ? Le premier recensement datant de 1836, j’ai épluché le registre concerné dans l’espoir d’y trouver Elisabeth. J’ai facilement trouvé Marie EMERY née FOURMY : fileuse de profession, âgée de 50 ans, elle est veuve et vit avec quatre de ses enfants. Hélas, personne d’autre n’est recensé avec eux, et Elisabeth n’apparaît pas du tout dans ce village. Agée de 11 ans, elle ne pouvait pas encore être autonome, et a donc dû entre-temps être recueillie par une autre famille dans une autre commune.
Quelques recherches complémentaires m’ont permis de reconstituer à grands traits les caractéristiques de la première famille d’accueil d’Elisabeth. Le père, Jacques René HEMERY (ou EMERY), était tisserand ou journalier selon les époques ; il a épousé Marie FOURMY en 1809 à St Agil (41), et le couple aura au total dix enfants (dont plusieurs décédés en bas âge).
Au moment où ils recueillent la petite orpheline, ils sont mariés depuis seize ans et habitent Baillou depuis environ six ans ; âgés respectivement de 38 et 37 ans, ils ont 6 enfants en vie, âgés de 1 à 14 ans. Un petit dernier naîtra en 1827, deux ans après l’arrivée d’Elisabeth ; mais nous ne savons pas si elle vivait encore avec eux. Le père décède en 1834 à Baillou, la mère en 1842 à Blois.
Qu’est-ce qui a poussé un couple déjà largement pourvu d’enfants à recueillir une bouche en plus ? Probablement la pension qui allait avec. Bien souvent, ces orphelins placés manquaient de soins et d’attention, d’où le fort taux de décès. Sur les 10 enfants figurant sur la double page du registre des admissions, 8 sont décédés en bas âge ... Seules Elisabeth et une autre petite fille ont pu atteindre l’âge adulte et se marier.
Pour continuer à retracer l’enfance d’Elisabeth MILLS dite LISET, il faudrait se plonger dans les recensements de toutes les communes environnantes, grossièrement entre Baillou et St Amand où elle accouchera trente ans plus tard ... et sans aucune garantie de succès. Vu l’ampleur de la tâche, mes recherches s’arrêtent ici. Mais si quelqu’un tombe un jour sur elle, n’hésitez pas à me le faire savoir !