Voici une carte postale "re-colorisée" du monument, souvenir de mon enfance !
Sur la photo, les marronniers sont de petite taille, ils sont si « jeunes » qu’ils sont encore entourés de planches protectrices. À l’époque de notre enfance, ils étaient devenus larges et hauts. L’été, ils apportaient une ombre généreuse sur toute la place, une ombre bienveillante sur le monument. L’hiver, ils perdaient leurs feuilles et permettaient au soleil de venir apporter un peu de chaleur à cet édifice.
Sur la carte postale, on devine que le monument est grand, « formé d’un tronc de pyramide de granit surmonté » d’une sculpture, de quatre faces délimitées par quatre longues avancées de granit, incurvées en leur centre et terminées chacune par un petit parallélépipède surmonté d’une torche sculptée, « un pot à feu ». Il est entouré d’une petite grille de barreaux en fer forgé.
Années 1950 à 1959
Mes amis et moi sommes encore de tous jeunes enfants.
Ce monument est un des endroits où nous venons souvent jouer. Nous nous cachons derrière ses quatre faces. Nous courrons autour du monument pour jouer à « trappe-trappe ». Ses avancées de granit sont parfaites pour les parties de « cache cache » et de « chat perché » où elles sont notre refuge pour échapper au redoutable « touché ! » du « chat » qui, tel une baguette magique, nous métamorphoserait en « chat » ... obligé à notre tour de chasser « les souris » !
D’autre fois, fatigués par nos jeux, nous nous arrêtons pour prendre le temps de lire des inscriptions gravées sur les faces du monument. En tournant autour du monument, nous lisons des dates écrites dans la pierre : 1914, 1915, 1915, 1916, 1916, 1917, 1918, 1939, 1945.
Nous comptons et déchiffrons après chaque date les listes de noms et de prénoms.
On peut lire onze noms et prénoms pour la date 1914, dix noms et prénoms pour 1915, sept noms et prénoms après la date 1916 écrite sur deux des faces du monument.
Sur la première face, je lis « AYE Marcel », avec un peu d’orgueil, - car AYE est le patronyme de mon grand-père. Sur la suivante je lis fièrement « BROCHE Jean » - BROCHE est le nom de jeune fille de ma grand-mère.
On peut lire douze noms et prénoms pour la date 1917, onze noms et prénoms pour 1918. Année pour laquelle, je lis avec fierté "AYE Frédéric".
Au total 51 noms, 51 prénoms pour ces cinq années consécutives. Vous pouvez cliquez et zoomer sur le document ci-dessous pour les découvrir. |
Est-ce terminé ? Non ! au bas d’une des faces du monument, sont gravées deux autres dates, espacées de quelques centimètres, 1939-1945. On a l’impression que, pour corriger quelques erreurs, elles ont été rajoutées dans cet espace suffisant pour graver ces dates et une liste de noms et prénoms ... parmi lesquels un prénom de femme Yvette !
- Sept noms et prénoms pour ces années 1939 à 1945
Mes amis, eux aussi, déchiffrent, sur le monument, les patronymes de leurs parents ou grands-parents. Chacune de nos lectures fait revivre tous ces noms, tous ces prénoms.
Le 11 novembre, nous les enfants de l’école, nous venons chanter « La Marseillaise » devant ce monument. Ce jour là, nous tremblons à l’idée de vivre « une guerre ». Et la formule « qu’un sang impur abreuve nos sillons » me glace. Angoissée j’imagine, dans les champs de mon grand-père, les sillons de labour « abreuvés », car noyés de sang !
Les années 50 de notre enfance, passent ... 1960 arrive.
Les enfants sont de moins en moins nombreux à jouer sur le monument. N’ont-ils plus le cœur à jouer ? N’y a-t-il plus d’enfants dans ce village ?
Savines se vide de jour en jour. Les enfants ont quitté le village. Avec leurs familles ils sont partis vivre ailleurs pour laisser place à l’eau. À l’eau ? oui celle de la Durance qui, peu à peu, emplit le lac de Serre-Ponçon.
- Le "vieux village" de Savines
Au cours des années 60 ...
Pour le sauver des eaux, il a fallu déplacer le monument dans la partie non immergée du village... ce monument sur lequel jouaient des enfants à Savines. Ce monument était celui des enfants de Savines « Morts pour la France ».
Dans « l’ancien village », il se dressait sur une grande place située à une centaine de mètres de l’église à laquelle il faisait dignement face.
Dans le « nouveau village », sur une pelouse à côté du cimetière, il partage un espace plus exigu avec un banc et un autre monument, celui des « Morts pour la défense de la patrie en face des Allemands 1870-1871 ».
Certains jours, sur le banc viennent s’asseoir quelques « ancien(e)s Savinois(es) » ; enfants, ils jouaient sur le monument aux morts.
- Le monument aux morts de nos jours
58 noms, 58 Morts pour la France lors des deux dernières guerres... [1] Marcel et Frédéric AYE étaient les frères de mon grand-père maternel, lui était revenu de Salonique, avec « simplement » le paludisme ! Jean BROCHE était le frère de ma grand-mère maternelle. |
Les adultes nous avaient expliqué, peut-être sans trop insister, que ces noms étaient ceux des Savinois « Morts à la guerre ». Morts à 20 ans, 21 ans, 25 ans ... cela devait nous paraître un âge bien avancé à nous qui avions entre 5 et 11 ans ! Nous ne réalisions pas qu’ils étaient morts morts si jeunes. Nous n’avions pas conscience de tout ce que cette liste de noms signifiait pour les familles qui avaient vécu cette guerre et attendu en vain le retour de leurs enfants !
Nous avions grandi près de ce monument, nous l’appelions le « monument aux morts » mais on aurait pu tout aussi bien le désigner par le « monument des enfants ».
Devenue septuagénaire, je ne culpabilise plus de nos jeux sur le monument, ils n’étaient en aucun cas un manque de respect, ils étaient, en ce lieu édifié à la mémoire de nos morts, le symbole de la vie qui continue ... d’ailleurs aucun adulte ne nous a jamais punis de jouer sur ce lieu de mémoire. Nos jeux ne contribuaient-ils pas au souvenir de tous ces hommes fauchés en pleine jeunesse ?
Sur le site « Mémoire des hommes », on trouve parmi ces 51 morts de la première guerre, trois hommes pour lesquels est précisé « Non Mort pour la France ». Pourquoi ? L’un d’eux s’est défenestré de sa chambre d’hôpital, les deux autres sont morts chez eux des suites de problèmes pulmonaires ? Gazés ? accidentés ? Cette mention était-elle nécessaire ? cela me paraît tellement injuste !
Le destin de ce monument : une archive sur son édification
- Extrait du registre des délibérations du conseil municipal de Savines
Archives départementales des Hautes-Alpes (Cote 10 R 512)
Dans l’extrait du registre du conseil municipal de Savines, en date du 14 décembre 1924, présidé par le maire Frédéric PAVIE, il est écrit :
« ... M. le Président expose que depuis 1919 un comité s’est formé dans la commune pour ériger un monument destiné à honorer la mémoire des Savinois tombés pour la Patrie pendant la dernière guerre, en défendant le droit et la justice, que le moment est venu d’élever ce pieux souvenir »
« Le conseil municipal ouï cet exposé, à l’unanimité, décide d’honorer la vaillance et le sacrifice de nos chers disparus, par un monument formé d’un tronc de pyramide de granit surmonté d’un coq gaulois et dit que les noms des héros seront gravés dans la pierre sur les faces du monument. »
J’ai souri en voyant que la mention « Et sollicite de l’État une subvention aussi élevée que possible » a été réécrite sur une autre formule gommée ... sans doute le conseil municipal a-t-il regretté, au dernier moment, une première formule « plus restrictive » quant à la somme d’argent espérée de l’État !
Quant au coq gaulois dont il est question dans la description du monument, il a été remplacé par un vase orné de plusieurs flammes : un pot à feu symbole du souvenir ! Un loupé du sculpteur ? La demande d’un autre symbole ? Le coq étant plutôt le symbole de la nation, du patriotisme. Ou une demande plus simple car moins onéreuse à réaliser ?
Perdu au milieu des ruines du village
Dans les années 1960, la Durance a, inlassablement, rempli le désormais célèbre barrage de Serre-Ponçon, noyant chaque jour un peu plus le village de Savines. Jusqu’au dernier moment, le monument aux morts est resté en ce lieu où les Savinois contemporains de la première guerre avaient souhaité l’édifier.
- Un des derniers moments du monument
Sur la photo, ci-dessus, on assiste à un des derniers moments du monument dans « son vieux village ». Il se trouve au milieu des ruines des maisons de Savines détruites pour la mise en eau du barrage. L’image n’est pas très nette : elle est extraite d’un film réalisé par un ancien Savinois, Roger Cézanne [2].
Inauguration sur son nouvel emplacement
Le 13 août 1962, le monument « sauvé des eaux » était cérémonieusement installé à son nouvel emplacement dans le village désormais appelé Savines-le-Lac. Une photo prise par Roger Cézanne illustre ce moment.
- L’inauguration du monument
Année 2018 Centenaire de l’armistice du 11 novembre
Ce 11 novembre, je suis venue, du village où j’habite près de Marseille, assister à la commémoration à Savines-le-lac. Trois enfants ont lu chacun un texte, une des petites filles rendait un bel hommage à son grand-père revenu très handicapé de la guerre. Expropriées pour la construction du barrage, la plupart des familles de tous ces « Morts pour la France » habitent loin du « nouveau village ».
Aussi étions nous moins d’une dizaine d’anciens Savinois parmi la cinquantaine de personnes présentes. J’ai éprouvé de la tristesse et le sentiment que cet hommage était trop insignifiant au regard du sacrifice de 51 hommes arrachés à la vie au seuil de leur jeunesse. Un sentiment de commémoration inachevée ...
Si vous êtes descendants(es), nièces, neveux, cousins(es), proches de ces soldats, de leurs familles et intéressé(e) par un prochain hommage plus soutenu, faîtes moi signe ! Merci. |