Après Sedan et la chute du Second Empire, le "second tant pire" comme on disait auparavant dans les cercles conservateurs, une commission fut instituée dés le 7 septembre 1870 pour classer et publier les papiers saisis aux Tuileries. Si, comme elle tenait à le préciser elle-même dans la préface de sa première livraison, "la commission ne juge pas, elle inventorie ; elle ne fait pas œuvre de polémique, elle fait avec impartialité œuvre d’histoire [1], on imagine aisément que certaines découvertes plus que d’autres devaient la conforter dans la poursuite de son impartiale mission.
Ce fut peut-être le cas avec ce courrier du duc de Bassano datée de Bruxelles le 20 mars 1852. Le duc mandait qu’il avait été contacté par une demoiselle désireuse de lui remettre à l’intention du Prince- Président un manuscrit original et deux lettres. Le mémoire, intitulé "Extrait du journal du travail de gravure qui m’a été confié pour le service particulier du cabinet secret de S.M. l’Empereur", avait pour auteur le propre oncle de la jeune femme, un certain Lale. L’une des lettres, datée du 1er août 1810 était signée du duc de Rovigo, l’autre, de 1812, émanait du sous-directeur du Dépôt de la Guerre.
Le duc de Bassano précisait à son correspondant : "si vous avez le temps d’y jeter les yeux, vous vous convaincrez qu’il convenait que les révélations qu’elles contiennent ne fussent pas livrées aux ennemis du Prince et de S.M. l’Empereur".
En quoi avait consisté ce travail de gravure exécuté à la requête du cabinet secret ? Sans détours le sieur Lale en fournit tous les détails et précise les identités des acteurs de l’affaire tout au long de son méticuleux récit.
1) Le mémoire de Lale
Graveur d’écriture au Dépôt de la Guerre de 9 à 16 heures et artisan à son compte le reste du temps, Lale fut contacté début 1810 par un particulier pour l’exécution d’une planche présentant de grandes difficultés. Satisfait du résultat l’inconnu demanda au graveur de l’accompagner chez le libraire commanditaire. Quelle n’est pas la surprise de Lale en arrivant devant l’hôtel du ministre de la police générale ! Laissé seul dans un petit salon pendant près d’une heure il s’interroge sur son attitude, sa fidélité au régime, cherche la faille...
Introduit enfin auprès du premier chef de division de la police secrète, M.Desmaret, il apprend qu’on désire lui confier la reproduction de billets de la Banque d’Angleterre. Inquiet que ce travail accaparant lui fasse perdre sa place, Lale réclame une autorisation.
On lui assure que tout est réglé et en effet, le lendemain, son supérieur le colonel Jacotin, l’informe qu’il est autorisé à s’absenter pour le service de Sa Majesté (officiellement il est chargé d’exécuter des cartes géographiques très secrètes).
Pendant la première phase de l’opération, qui consiste à obtenir la planche parfaite, l’imprimeur, "un Savoisien d’un caractère peu communicatif d’opinion fort dévoué au gouvernement" , installe sa presse chez Lale faubourg Saint-Jacques. Après quoi, le déploiement nécessité par l’impression en masse a lieu dans une maison du boulevard du Montparnasse dans laquelle on pénètre après avoir fait sonner la cloche selon un code.
Bientôt les étranges mouvements autour de la maison ne manquent pas d’attirer l’attention (en particulier le ravitaillement régulier et considérable des équipes d’ouvriers imprimeurs alors que dans le voisinage on ne lui suppose que peu d’occupants). Un policier zélé a vent de ces soupçons ("le commissaire Maçon passait pour un homme adroit en fait de surveillance"). Un mardi à deux heures de l’après-midi, la souricière tendue, le commissaire et ses agents passent à l’attaque. Echauffourée avec les ouvriers qui vivent là en complète autarcie, qu’on ne s’attendait pas à trouver et qui répliquent aux coups de canne des agents à l’aide d’ustensiles de cuisine. Le sol de la pièce est vite couvert de sang. Enfin Maçon prend connaissance du sauf-conduit que, pris à la gorge, lui tend le responsable du local. Il met fin à l’empoignade et, penaud, bat en retraite en se confondant en excuses tandis que l’on charge les agents blessés dans les voitures qui devaient emmener les suspects.
Le travail reprit de plus belle.
Une fois imprimés, les billets étaient jetés pêle-mêle sur le sol poussiéreux et brassés au balais. Ainsi vieillis, liassés, ils étaient expédiés dans divers ports de mer pour passer en Angleterre. Entreprise hasardeuse si l’on en croit le graveur à la connaissance duquel quatre passeurs furent pris par les anglais et pendus.
Brusquement Lale reçoit l’ordre d’arrêter la gravure de ses planches. Il réintègre le Dépôt où le général Sanson et le colonel Jacotin l’accueillent sans plus de questions. Toutes les équipes sont alors attelées à la gravure de la carte de l’Académie de Saint-Petersbourg. On parle de guerre avec la Russie. Peu après Lale est de nouveau convoqué au Ministère de la police générale. Il s’agit cette fois de contrefaire des billets russes ! Le travail est entrepris à très grande échelle.
Lale et son beau-frère fournissent sept cents planches pour un tirage en proportion. Une fois encore dans son récit il n’est pas avare de détails précis sur le déroulement de l’opération.
Puis vint la campagne de France et le temps des inquiétudes qui cependant se révéleront non fondées pour le graveur.
2) L’approche généalogique : l’épreuve des documents
Alors, info ou intox ? Il s’agissait d’abord de faire le point sur les personnages cités au fil du récit. Sous le Ier Empire le Département de la police générale se tenait quai Voltaire (Lale précise avoir emprunté l’entrée de la rue des Saints-Pères). Dans l’almanach de 1809 M.Desmarêts est cité comme chef de la 2e division ("cette division est chargée des affaires relatives à la sûreté de l’Etat et à la découverte des manœuvres qui tendraient à y porter atteinte, tant que ces affaires doivent rester secrètes"). En 1811 elle devient 1re division. A la tête du ministère on trouve à l’époque qui nous intéresse le duc d’Otrante, Fouché, bientôt remplacé par le duc de Rovigo.
Le fameux Maçon dont Lale nous dit : "il était chargé de la police des Halles ; il s’était fait craindre des marchandes du Marché" existe bien. Il s’agit en fait de M.Masson, commissaire de police, apparaissant à la rubrique du même almanach "Bureau de l’inscription des ouvriers, ce bureau est à la halle aux draps". Mais il figure à deux autres titres : dans la liste des commissaires de police (4e arrondissement, division des marchés) et encore dans celle du Tribunal de police (commissaires de police faisant fonction de Procureur impérial : M.Masson, rue Saint-Denis au coin de celle de la Tabletterie). Un tel homme, dont l’autorité de tutelle est le Préfet de police, mis au courant par ses indicateurs d’une affaire intéressante, serait intervenu dans le quartier Montparnasse si loin de sa circonscription ? Cela s’est déjà vu. Je n’ai pu retrouver son dossier au C.A.R.A.N. dans la série F7.
En ce qui concerne le Dépôt de la guerre, le général Sanson en fut le directeur de 1802 à 1812, le colonel Muriel de 1812 à 1814 puis de 1817 à 1822 et le général Bacler d’Albe en 1814 et 1815. A ce propos on trouve ce personnage sur un état de l’an XI alors Bacler Dalbe, chef de section assimilé au grade de chef d’escadron sous les ordres de Jacotin, chef de bureau topographe, colonel de cavalerie. Ce dernier, quant à lui ne variera pas beaucoup de position : en 1815 il est chef de la section topographique, adjoint au directeur général.
Cependant la première exploration des cartons de la sous-série 3M, celle consacrée aux archives du Dépôt de la guerre au S.H.A.T. [2], ne laissait pas d’être préoccupante. Sous les cotes regroupant les documents concernant le personnel point de trace du moindre dossier au nom de Lale quand dans le même temps on trouve quantité de dossiers individuels de graveurs mais aussi de dessinateurs, de commis et bien entendu d’ingénieurs géographes. Certes, a contrario, en se plaçant dans une logique de secret d’Etat, cette absence, voire cette disparition, pouvait être considérée comme un signe positif de la véracité du récit ! Piètre argument et maigre consolation.
Enfin sous les cotes 3M290 et 3M293, 294, parmi les états des appointements le souvenir de l’existence de Lale a bien voulu se matérialiser. D’abord sur un feuillet sans date : Lale (Jean Denis) né à Paris le 14 janvier 1774, entré au département le 23 octobre 1804 (à noter que dans "Papiers et correspondance de la famille impériale" on lui attribuait les initiales G.D). Par ailleurs dans un autre document trouvé au S.H.A.T. on situe sa naissance le 16 janvier. Puis son nom apparait régulièrement sur les états d’appointements et états du personnel couvrant la période de la première restauration aux premières années de la seconde, 1814 à 1818, mais jamais avant alors que la date de son entrée est invariablement la même, corroborée par le décompte de ses années de service (il est même précisé à un endroit : "on ne lui connaît pas de service antérieur").
En 1814 sur un "Etat nominatif des employés proposés pour êtres conservés, supprimés ou retraités" il est mentionné à son sujet : "à réformer, graveur de lettre qu’on ne pourra employer à poste fixe". Le 22 juillet de la même année sous le titre "Etats des employés, des dessinateurs et des graveurs dont la réforme est proposée" on lit à son propos comme à celui de ses collègues dans le même cas : "ces artistes n’étaient payés que d’après la quantité et l’expertise de leurs travaux.
Ils savaient comme les autres qu’ils cesseraient d’être employés par le Dépôt, un peu plus tôt ou un peu plus tard". Et en conclusion de ce tableau signé "le maréchal de camp, directeur du Dépôt général de la guerre, Bacler Dalbe" : "la réforme des cinquante sept individus compris dans le présent état donne une économie de plus de 137000 francs". On frémit de cette logique technocratique.
Néanmoins Jean Denis Lale ne fera pas partie de cette charrette et il est même dit à son sujet en observations au 1er novembre 1817 : "excellent graveur de lettre, aussi recommandable pour ses talents que par sa conduite".
Cela-dit il était assez frustrant d’en savoir si peu sur le profil de notre personnage. Un heureux hasard m’a permis de trouver au C.A.R.A.N., dans le fonds du Minutier central, l’inventaire après le décès de son père [3]. Orphelin de mère dés 1786, Jean Denis perdit son père, Jacques Antoine Lale, choriste de la paroisse Saint-Jacques du haut, le 12 octobre 1788. Il avait un frère, vraisemblablement son cadet, Guillaume Claude. Son père, en marge de ses pieuses activités, avait eu le temps de se remarier et laissait une veuve enceinte de ses œuvres. Un parent du côté maternel des enfants mineurs, Jean Boucher, bourgeois de Paris, précédemment employé à la petite poste, avait été nommé leur tuteur.
Dans le modeste appartement de la rue Saint-Jacques, Me Graffin huissier commissaire-priseur, inventoria, entre autres petites choses, dans un lot hétéroclite comprenant aussi bien de la verrerie et des cuillers en étain, le tout évalué 4 livres, douze petites estampes sous verre à bordure noircie. Ces pièces sont-elles à l’origine du penchant de Jean Denis pour la taille douce ? Je ne me prononcerai pas sur ce point.
Ce que l’on sait en revanche c’est que l’Empereur mit tout en œuvre pour réduire la perfide Albion. L’arme de la fausse monnaie a déjà été évoquée. Il faut bien que des artistes aient travaillé à cette besogne.
Jean Denis Lale ? Pourquoi pas. Certes tous les éléments de circonstances pourraient être inventés ou transposés, mais on ne voit pas très bien pourquoi. Inversement, en s’appuyant sur l’intégrité de la commission, il est permis de la suivre dans son raisonnement lorsqu’elle affirme : "la découverte faite aux Tuileries des trois pièces indiquées montre qu’on y attacha l’importance qu’elles méritaient".
3) Curieux épilogue
Intègre jusqu’à un certain point d’ailleurs. Car cette curieuse histoire trouve un épilogue à sa mesure dans un dossier versé aux Archives Nationales par la Sûreté dans les années 1920 [4] qui achève de lui conférer cet aspect mystérieux.
Le Gouvernement provisoire, la fin de la guerre, la Commune, tous ces épisodes intenses et tragiques enfin clos, le nouveau régime trouva le temps de se pencher sur le bon déroulement de la publication des documents saisis, voire même peut-être sur son opportunité. Tout en cherchant à savoir ce qu’étaient devenus les papiers on s’en prit au libraire à qui la diffusion avait été concédée dans l’euphorie et la précipitation. On saisit le tome 2 et on suspendit la parution du tome 3. Interrogé le 19 novembre 1872 Beauvais, Louis Léon, 58 ans, libraire quai Voltaire persiste dans ses déclarations : "je n’ai jamais eu entre les mains les originaux mais seulement les copies des documents" et plus loin : "je n’ai entre les mains en ce moment que les copies des documents relatifs au troisième volume (...) les copies des documents des autres volumes ont été rendues par moi aux membres de la commission. Je vous répète que je n’ai jamais eu entre les mains d’originaux".
Du côté de la commission on avait du mal à s’accorder sur une version précise. En juin 1871 Ludovic Lalanne dans une lettre contresignée par son collègue Laurent Pichat adressée au ministre de l’Intérieur affirme que la totalité des documents est partie en fumée dans l’incendie des Tuileries. Il croit bon de préciser : "loin de coûter un centime à l’Etat, cette affaire présentera un bénéfice de quelque importance puisqu’ils (les membres de la commission) auront à verser dans votre caisse une somme de plusieurs milliers de francs"... Cela ne l’empêche pas d’admettre le 21 février 1872 que "par suite de diverses circonstances, un nombre de pièces, relativement assez considérable, a échappé à l’incendie des Tuileries". Le mois suivant sur les injonctions du ministère il en remettra l’inventaire.
Dans de telles conditions les poursuites contre le libraire devenaient périlleuses. En effet c’est à bon droit qu’il pouvait soutenir n’avoir eu aucune raison de ne pas se croire autorisé à continuer la tâche pour laquelle il avait été requis par une commission légalement constituée (J.O. du 7 septembre 1870). C’est bien le nœud du problème : la commission n’avait jamais été dissoute et personne ne s’était plus préoccupé de son travail. Sur les conseils avisés du Parquet l’affaire Beauvais devait se terminer par un non-lieu, le plus urgent étant de statuer sur le sort de la commission et d’éviter un débat qu’on avait failli susciter.
Le 29 septembre 1873 le ministre de l’Intérieur prit un arrêté entérinant la dissolution de fait de la commission. L’article 2 prévoyait que tous les documents encore détenus par ses membres, ou d’autres, devraient être déposés aux Archives Nationales dans un délais de quinze jours. Malgré l’inventaire définitif établi par Lalanne on admettait donc que des pièces devaient encore être dispersées.
Quelqu’un ne l’entendait pas ainsi, M. Gagneur, ancien député, ex-membre de la commission, le seul de l’équipe initialement nommée par Gambetta qui ne se soit pas fait remplacer. Si pour d’autres on subodore des tentations mercantiles, en ce qui le concerne on devine clairement la partialité avec laquelle il avait conçu sa mission. D’ailleurs le ton de sa lettre adressée au ministre le 13 août 1876 n’eut pas l’effet qu’il devait en escompter : "à quelles considérations a obéi M. le ministre Lefranc en arrêtant une publication qui était l’acte d’accusation le plus accablant contre les hommes et les choses de l’Empire ? Quelles influences a-t-il subies ?" Hormis cet aveu, on trouve aussi dans cette lettre sa version du sort des fameux papiers : "Beaucoup de pièces d’une haute importance sauvées de l’incendie des Tuileries m’avaient été remises par d’anciens collaborateurs ; de mon côté, à force de recherches et de dépenses, j’avais pu racheter chez des brocanteurs nombre de pièces détournées par des employés infidèles". Ce réquisitoire contre l’Empire et la famille impériale était une affaire personnelle et on l’en frustrait. Il reçut en retour une fin de non recevoir signée du sous-secrétaire d’Etat.
Quoiqu’il en soit il semble bien que tous les papiers ne furent pas la proie des flammes. Et que parmi ceux-là tous ne furent pas versés aux Archives Nationales comme il était prévu. Alors ? Qu’est devenu le journal manuscrit du sieur Lale ? A-t-il définitivement disparu réduit en cendres ou bien ressurgira-t-il un jour au hasard d’un salon de "vieux papiers" ou sous le marteau d’un commissaire priseur lors d’une vente de souvenirs historiques ?