Un beau jour d’Avril 1672, Salomon Deslandes, marchand bourgeois de la ville de Dieppe et son épouse se présentent au temple de Luneray, un bourg à une vingtaine de kilomètres de Dieppe pour faire baptiser dans la religion réformée une fillette de 10 ans, bien mystérieuse. Jugez-en !
ADSM4E 03388 1672-1675 Protestants (Luneray Temple)
Le même jour (mardi 19 avril 1672) a été baptisée Marguerite fille âgée d’environ dix ans née de père et mère infidèles et par des soins pieux et charitables du parrain et marraine soussignés instruite depuis quelques années dans la Religion Réformée de laquelle ayant rendu raison suffisante a été reçue au baptême des chrétiens après avoir renoncé solennellement et publiquement à toute idolâtrie et superstition du paganisme dans lequel elle est née auquel baptême elle a été présentée par le sieur salomon deslandes marchand bourgeois de la ville de Dieppe et par honneste femme marie fremont femme du sieur deslandes et ont le parrain et la marraine signé la dite fille baptisée ayant déclaré ne savoir signer de ce faire interpellée suivant l’ordonnance.
Surprenant acte sur plusieurs points :
- - l’âge de l’enfant (une dizaine d’années) même si le baptême n’est pas aussi proche de la naissance chez les protestants que chez les catholiques, cet âge est tout à fait insolite. Marguerite a d’ailleurs dû recevoir une instruction religieuse avant d’être baptisée. Elle a manifestement l’âge de raison.
- - les parents non dénommés et qualifiés d’infidèles, ce qui suppose que l’enfant est née dans un pays sans état civil et pas encore christianisé. L’Amérique, l’Afrique ? Et, bien entendu, elle n’a pas de nom de famille.
Cependant, comme dans tout acte de baptême, il y a un parrain et une marraine, Salomon Deslandes, marchand bourgeois de Dieppe et sa femme. C’est en suivant leur piste que nous allons nous efforcer de retrouver l’histoire de leur filleule. Tous d’abord, il nous faut regarder dans les registres paroissiaux. On y trouve deux traces de leur mariage : son annonce dans les registres de Quevilly le Dimanche 12 Août 1668, car l’épouse est originaire de Rouen et plus précisément de la paroisse Saint-Sever. (Comme dans cette ville le culte protestant n’est pas autorisé, les protestants de Rouen fréquentent le temple de Quevilly.)
On y apprend que Salomon Deslandes est fils de feu Salomon Deslandes et de Marguerite Gosse et que Marguerite Frémont est veuve de Thomas Bourdon.
Ensuite on trouve leur mariage à Luneray, le Dimanche 7 Octobre 1668.
Salomon est entouré de son oncle maternel et de son frère Charles, pour Marguerite (marie), on note la présence du pasteur de Dieppe, Jean de Fauquembergue. Et puis nous apprenons leur âge environ 37 pour lui et 40 pour elle. Pas de détails sur la profession de Salomon. Il est qualifié de bourgeois de Dieppe, ce qui signifie une place très honorable dans la société dieppoise.
Je vais tenter d’en savoir plus en consultant Gallica, la bibliothèque numérique de la BNF. Curieusement on trouve une première mention de Salomon Deslandes dans une méthode de comptabilité en partie double publiée en 1678 [1] : il y est question de sommes baillées à « Salomon Deslandes maistre après Dieu du vaisseau la Margueritte ». Un peu plus loin on lit qu’il possède aussi « le Prophète » un bateau allant à Dantzig. C’est donc un armateur qui ne craint pas d’envoyer ces vaisseaux au loin. Dés lors nous pouvons imaginer que l’enfant a été ramenée à Dieppe lors d’une de ces expéditions lointaines. Les Dieppois étaient de grands navigateurs.
- Carte de Guinée (1653)
Mais le document le plus intéressant pour notre enquête se trouve dans un curieux ouvrage qui relate l’histoire de la réformation à Dieppe. Cet ouvrage est publié à la charnière des XIX et XX siècle mais le texte en est beaucoup plus ancien. Il a dû être composé par Guillaume et Jean Daval, des membres du consistoire, contemporains des événements qu’ils relatent. L’original en a été perdu, cependant des copies en ont été conservées pieusement dans les familles protestantes de génération en génération [2]
Dans la seconde partie consacrée à la période 1660-1685, l’histoire de Marguerite nous est contée. Voici son commencement : « Margueritte, négresse âgée de plus de vingt ans, avait été apportée de la coste de Guinée en France toute petite enfant. Elle était tombée entre les mains du sieur Deslandes, ancien de l’église, lequel l’avait fait baptisée et élevée dans la religion protestante ». Pas de doute c’est bien l’enfant de Luneray et maintenant nous savons d’où elle est originaire : d’Afrique et plus précisément de la côte de Guinée. L’enfant y aurait été enlevée à l’âge de cinq ans. Cette origine ne doit pas nous étonner les navigateurs dieppois allaient traditionnellement chercher en Guinée l’ivoire que leurs artisans sculptaient très finement.
- Cadran solaire en ivoire du XVII siècle
Marguerite, élevée dans la religion protestante, est donc restée à Dieppe, employée sans doute comme servante, jusqu’au début de l’année 1685.Les relations entre les autorités catholiques et les protestants sont alors extrêmement tendues et l’on cherche par tous les moyens des prétextes pour détruire le temple de Dieppe et disperser la communauté. C’est dans ce cadre qu’on reproche à Salomon Deslandes d’avoir fait baptiser une « infidèle » dans la religion réformée, alors que depuis peu tout baptême de « sauvage » doit se faire exclusivement dans la religion catholique. La disposition n’était pas en vigueur lors du baptême de Marguerite mais on en fait quand même état et on condamne Salomon Deslandes à une amende de cent livres. Quant à Marguerite qui s’appelle maintenant Chrétien (allusion à son baptême ou nom d’une famille dieppoise ?), elle est obligée de rejoindre la maison des Nouvelles Catholiques pour y être instruite dans « la vraie religion. » Il n’est pas précisé le lieu retenu. Il existait plusieurs maisons de Nouvelles Catholiques, l’une à Paris et beaucoup d’autres en Province. En Normandie on en trouvait à Rouen, Caen, Saint Lô. Leur but était d’accueillir des enfants ou des jeunes (parfois très jeunes d’ailleurs), nés dans le calvinisme et de les conduire à abandonner l’« hérésie ». Ces maisons n’étaient pas loin d’être des prisons : on en sortait pour, dans les meilleurs cas, se marier avec un bon catholique, ou pour apprendre un métier ou devenir domestique dans une maison pareillement catholique. Certaines pourtant choisissaient d’y devenir à leur tour religieuse. Marguerite a sans doute rejoint la maison des Nouvelles Catholiques de Rouen, créée en 1674 et située alors rue Etoupée, sur la paroisse Saint Patrice. Mais je n’ai encore trouvé aucun document la concernant dans les liasses des Nouvelles Catholiques conservées aux archives départementales. Je ne pense pas qu’elle y ait abjuré ni qu’elle y soit restée longtemps : d’après nos chroniqueurs elle était tellement récalcitrante que ces dames ont préféré s’en séparer et l’envoyer chez un certain sieur Sacquet, receveur de sel, où elle put préserver sa liberté de conscience mais non sa vertu, au grand dam des rédacteurs.
- Londres 1647
C’est ainsi qu’elle est partie après les dragonnades avec l’enfant qu’elle avait eue se réfugier en Angleterre. Peut-être y-a-t-elle retrouvé des coreligionnaires dieppois exilés comme elle : l’Angleterre était avec les Pays-Bas le lieu de refuge privilégié pour les protestants normands fuyant les persécutions. C’était le troisième pays où Marguerite allait vivre. Nous aimerions savoir comment elle a pu supporter ces différents changements mais il est difficile d’en savoir plus. Nous souhaitons seulement que dans ce nouveau séjour elle ait pu connaître un peu de tranquillité.