Séjours de Jehanne à Tours.
Début mars 1429, Jehanne la Pucelle, venue des marches de Lorraine, en route vers Chinon par devers le roi, passe à Tours, où elle loge chez un bourgeois nommé Jehan DUPUY. De cette ville, elle demanda à ce qu’on lui cherche une épée mystérieuse dont "ses voix" lui avaient révélé l’existence. Ce fut un forgeron et armurier de Tours qui la lui rapporta.
Cette épée se trouvait à Sainte-Catherine-de-Fierbois, non loin de Tours, dans la chapelle, où le forgeron découvrit l’épée parmi plusieurs ex-voto déposés là, apparemment dans un coffre derrière l’autel (à partir de 1415 et de la défaite d’Azincourt, des hommes d’armes vinrent déposer tout ou partie de leur armement en remerciement de la protection de Sainte-Catherine).
En avril, revenue à Tours, après les absurdes "formalités" qu’on lui fit subir à Chinon et à Poitiers, elle eut pour hôtesse Eléonore de La Pau, dame d’honneur de la reine Marie d’Anjou, épouse de ce Jehan Dupuy, qui sera conseiller de la reine Yolande d’Aragon [1].
A Tours, Jehanne complète son équipement. Elle y essaie l’armure que lui confectionne Colas de Montbazon, qui habitait dans la Grande Rue [2].
Toujours à Tours, elle fait fabriquer son étendard et son pennon, où l’on voyait "l’image du Sauveur assis en jugement dans les nuées du ciel, et un ange tenant entre ses mains une fleur de lis que le Sauveur bénissait."
Ce fut le peintre écossais Hamish Power qui s’en chargea
[3] . Jehanne, avec son armure, son épée et son étendard, avait alors complété son état de chevalier.
Jehanne se crée des liens dans la ville.
On sait que Jehanne aimait bien les "braves gens" et se liait facilement d’amitié avec eux.
Séjournant chez le couple Dupuy, rendant de fréquentes visites chez Colas de Montbazon qui lui confectionnait son armure, pour les essayages, elle alla probablement à plusieurs reprises chez le peintre, qui habitait le même quartier, pour surveiller la confection de ses bannières.
On se plaît à l’imaginer dans les rues de ces vieux quartiers de Tours, devisant agréablement avec les gens du peuple.
Elle tissa des liens probablement plus intimes avec la fille du peintre, Héliote, dont elle se fit une amie.
Plus tard, au cours de son épopée, elle reçut souvent des nouvelles de ses bons amis, et dut sûrement en recevoir de la jeune Héliote.
Environ un an plus tard, Jehanne se souvient d’Héliote.
Moins d’une année après, au milieu de ses exploits et de ses préoccupations, Jehanne se souvint de son amie de Tours.
Probablement sur les lieux du siège de la Charité-sur-Loire, elle envoie une lettre à messire Jehan Dupuy et aux élus de la ville. Elle leur mandait qu’ils eussent à marier Héliote, et qu’on lui assignât "pour la corbeille", dirait-on de nos jours, une somme de cent écus.
Les élus de la ville, à la suite de cette missive de Jehanne, se réunissent pour en discuter :
"Le XIXè jour de janvier l’an mil iiijXXIX (1429) [4], au tablier de la dite ville, présens Guion Farineau (ou Farmeau), juge de Touraine, se sont assemblez Sire Jehan Dupuy, conseiller de la Royne de Sécille ; les esleus de la ville : Maistre Léonnart Champenoys, chanoine de l’église de Tours, commis par la dite église ; maistres Jehan Chemier et Rigaut de Voillon, chanoines de l’église de Tours, pour le chapitre de Tours ; maistres Jehan Deslandes, chanoine de Saint-Martin ; Pierre Briçonnet, Olivier Duboillon, Estienne Gemier ;
Pour délibérer sur unes lectres closes envoyées par Jehanne la Pucelle aux quatre esleus de la ville et sire Jehan Dupuy, faisans mencion que on baille à Heuves Polnoir, paintre, la somme de c (100) escus pour vestir sa fille, et que on la lui garde...."
Environ deux semaines après, le conseil de ville se réunit. Comme aujourd’hui un vote financier de la part d’un conseil municipal, c’était un point délicat à régler. On délibère et on prend une décision :
"Le VIIè jour de février l’an mil iiijXXIX (en fait : 1430), au lieu de la Masquière, présens Jehan Godeau, lieutenant etc., et Guion Farmeau, juge de Touraine, se sont assemblez les esleuz 😊..
Par les quelx a esté délibéré que à la fille de Heuves Polnoir, paintre, qui de nouvel est mariée, pour l’onneur de Jehanne la Pucelle, venue en ce royaume devers le roy pour le fait de la guerre, disant à lui avoir esté envoyée de par le roy du Ciel contre les Anglois ennemis de ce royaume, laquelle a escript à la ville que pour le mariage de lad. fille, icelle ville lui paie la somme de C. escus ; - que, de ce, riens ne lui sera paié, ne baillé, pour ce que les deniers de la ville convient emploier ès réparacions de la ville et non ailleurs ;- mais, pour l’amour et honneur de lad. Pucelle, iceulx gens d’église, bourgeois et habitans feront honneur à lad. fille à sa bénédiction, qui sera jeudi prochain ; - et d’icelle feront prier au nom de lad. ville ; et pour faire lad. prière aux hommes notables d’icelle ville, est ordonné Michau Hardoin, notaire de lad. ville, et à icelle fille sera donné du pain et du vin le jour de sa bénédiction ; c’est assavoir : le pain, d’un septier de froment, et quatre jalayes de vin."
La somme de cent écus était importante. Mais la ville, appauvrie, inquiétée par le péril incessant d’un coup de main, devait, avant tout, pourvoir à sa conservation, et ne pouvait distraire de telles sommes en faveur de quelque raison que ce fût, même sur la recommandation de Jehanne la Pucelle, part assez notable de ses faibles ressources.
Le subside fut donc refusé pour ces motifs. Il fut décidé toutefois que le mariage aurait lieu, que la ville, en la personne de ses notables, assisterait à la bénédiction nuptiale, et qu’elle contribuerait aux frais du festin.
Ainsi, la jeune Héliote obtint du moins, "pour l’honneur de la Pucelle", du pain, du vin et un mari (dont nous ignorons le nom).
Le mariage d’Héliote.
Le jeudi 10 février 1429 (1430) eut donc lieu la bénédiction nuptiale. Outre Jehan Dupuy et les familles des deux époux, le "gratin" de la cité était présent, en les personnes de :
- Jehan Godeau, lieutenant,
- Guion Farmeau, juge de Touraine,
- Maistre Pierre Léonart, official de Tours, pour Mgr. l’Archevêque ;
- Maistre Jehan Chemier, chanoine et archiprêtre de l’église de Tours ;
- Maistre Jehan Deslandes, dit Bonamy, pour le chapitre de Saint-Martin ;
- Jehan Debrion,
- Macé de la Bretonnière,
- Pierre Briconnet,
- Jehan Vesantier,
- Guillaume de Montbazon,
- Jehan Laillier,
- Colas de Montbazon (celui qui fit l’armure de Jehanne),
- Jehan Herviet,
- Jehan Peslieu,
- Roulet Berthelot,
- Gillet Debrion,
et d’autres.
(tous ayant des fonctions municipales ou autres).
La jeune Héliote se souvint probablement longtemps de son beau mariage.
On avait donné de l’argent à son père, pour le pain, et à Colas de Montbazon pour le vin, comme nous le révèle une quittance qu’ils signèrent :
"A Colas de Montbazon pour lui et Heuves Polnoir, paintre, baillé par mandement desd. esleus, donné le XIXè jour de février l’an mil CCCC. XXIX cy rendu avec quictance sur ce, la somme de IIII liv. X sous tournois qui deue leur estoit, c’est assavoir aud. Colas XL sous tournois pour iiij jalayes de vin blanc et claret donné de par lad. ville le IXè jour de ce moys à Héliote, dud. Heuves, fille qui, cellui jour, fut espousée, et aud. Heuves L sous tournois pour estre convertiz en pain pour les noces d’icelle fille pour l’onneur de Jehanne la Pucelle qui avoit recommandé lad. fille à lad. ville par ses lectres closes, cy rendues ; pour ce : iiij livres et X sous tournois" [5].
Bien que la jeune Héliote n’eut pas touché les 100 écus préconisés par Jehanne, celle-ci avait tout de même fait une bonne action en faveur de son amie. C’est tout à son honneur.Le mariage fut quelque peu amélioré, et la ville leur fit l’honneur d’y assister.
Le destin d’Héliote fut-il heureux et prolifique ?
Son sort, en tous cas, fut certainement meilleur que celui de sa bienfaitrice, la Pucelle, qui, la version officielle nous le dit, mourra sur un échafaud, brûlée vive, un matin de mai 1431 à Rouen.
Au premier abord, cet épisode dont nous n’avons pas trouvé de relation dans les nombreuses biographies et publications consacrés à Jehanne, pourra être jugé de peu d’importance.
Mais, si on y regarde de plus près, ce trait d’une âme si tendre offrira sans doute quelque intérêt.
En effet, dans ce témoignage, il y a une phrase qui nous a semblé particulièrement touchante.
La Pucelle recommande que la ville donne à la jeune épousée "cent escus pour la vestir et qu’on la lui garde."
Celle des deux jeunes amies qui demandait "qu’on lui gardat" l’autre, périssait sur un bûcher, fin la plus tragique et la plus barbare, l’une des plus nobles gloires qui aient jamais honoré la France.
Sources :
- Bibliothèque de l’Ecole des Chartes, 1842-1843, 1re série, tome 4 - M. Vallet de Viriville.
- Interrogatoire du 27/021430. J.Quicherat, Procès de condamnation... I, 76.
- Arch. mairie de Tours - Délibérations.
- ib. Comptes des deniers communs ; rubrique dons et présents.
- Med. Orléans, salle des document précieux.