La famille Kenebel ou Knebel appartient à la longue et riche histoire du peuple romani, originaire de la région du Sind au Pakistan au XIe siècle de notre ère. Les spécialistes de l’histoire du cirque s’accordent à penser que les Romanis ont contribué au développement du cirque moderne, alors qu’ils furent l’objet de nombreuses persécutions de la part des forains et des banquistes aux XVIII et XIXe siècles. Très souvent stigmatisés par des expressions péjoratives comme « pêcheurs de poules prises à l’hameçon » ou « maquilleurs de chevaux volés », les Romanis ont pourtant un parcours similaire aux premiers acrobates et saltimbanques itinérants en Europe dès le Ve siècle de notre ère. Qu’ils soient vanniers, musiciens, jongleurs, ils se font connaître de foire en foire et haïssent les paysans avares de donner une pièce [1]. La langue romani est celle des Tsiganes, divisée en plusieurs variétés selon l’installation de leurs locuteurs [2] ainsi dans les régions allemandes ou en France le romani devient le « sinté », langue d’origine des ancêtres de Louis Kenebel, né à Mannheim en 1796 de parents inconnus.
La fierté de la « tribu du funambule Kenebel », tel que le journal Le Temps le surnomme à sa mort [3] est représentée par sept enfants que Louis Kenebel eut avec sa compagne Sophie Avrillon, native de Florence en Italie. Deux soeurs nous apparaissent décisives pour la bonne réputation dont jouissait la famille : Virginie Kenebel, née à Lyon le 24 Avril 1819 à l’époque où son père accomplissait ses acrobaties dans le célèbre Cirque Olympique crée par Antonio Franconi en 1807, et la jeune Maria Kenebel, née en 1835, qui connut une gloire de courte durée jusqu’à sa mort en 1845. Les Franconi et Kenebel furent intimement liés par le mariage de Virginie avec Victor Franconi le 3 Juin 1846 à Paris, mais aussi par leurs talents d’artistes. En effet la longévité de la carrière des deux familles ne se conçoit pas si Antonio Franconi n’avait pas fondé une longue tradition d’artistes à cheval, symboles du cirque moderne, et si les jeunes écuyères Kenebel n’avaient pas travaillé d’arrache-pied pour réussir des prouesses équestres impressionnantes. Les performances de Virginie Kenebel sont très rapidement saluées par la critique artistique et inspirent la danse, puisque le ballet « La Sylphide » a été adapté dans un contexte équestre en 1832 [4]. Ce terme de « sylphe » est repris dans un poème dédié à Virginie lors de son arrivée à Bordeaux et tiré d’un ouvrage de Gustave Labat en 1896 :
- Virginie Kenebel
Aussi Virginie Kenebel portera longtemps le surnom de « Taglioni du cirque » en référence à l’actrice et danseuse Maria Taglioni, première danseuse à porter un tutu sur scène dans le ballet « La Sylphide ». Toutes les écuyères feront de même lors des exercices à cheval sur monture de bois [6]. Quant à le jeune Maria, elle éblouit le public dès l’âge de quatre ans et reçoit les éloges de la presse. Surnommée « la Taglioni en miniature », elle arrête spontanément les spectacles à sept ans pour l’enseignement de la danse de caractère à défaut de pouvoir s’amuser comme toutes les jeunes filles de son âge.
Le succès des spectacles du Cirque Olympique boulevard du Temple à Paris ne fut pas toujours du goût de Louis Kenebel, qui regarda d’un mauvais œil l’emprise de Victor Franconi sur sa fille Virginie. Notons même qu’en 1837 les relations prirent un caractère délétère, Louis Kenebel allant jusqu’à porter plainte contre les frères Laurent et Victor Franconi pour détournement et séquestration de mineure sur sa fille alors âgée de 18 ans. Aucune preuve ne put convaincre le tribunal de condamner les Franconi, sachant que l’engagement de Virginie Kenebel au Cirque était parfaitement consenti et dûment rémunéré de 1500 francs par an [7]. De plus le Cirque Olympique bénéficia en 1811 du statut de théâtre secondaire ne comprenant pas que des exercices d’équitation, mais également des pièces dramatiques, ce que les autorités friandes du répertoire patriotique des Franconi acceptaient volontiers. Ce ne fut pas le cas du Cirque Olympique de Bordeaux que les Kenebel eurent du mal à définir comme théâtre. Selon une loi de 1796, le prélèvement d’une partie des recettes d’un théâtre au profit des pauvres par les établissements de bienfaisance est d’un dixième et non d’un quart. Or l’épouse de Louis Kenebel voulut absolument que le cirque de Bordeaux fût considéré comme un théâtre, ce qu’une ordonnance du roi Louis-Philippe refusa en 1841.
À sa mort Louis Kenebel ne laissa pas de fortune considérable, constituée en majeure partie par sa propriété d’un hectare du domaine de Gargon au village de Hourcade à Villenave d’Ornon, achetée pour 14 000 francs en 1869 au marchand-épicier M. Astorg Malbos et mitoyenne du célèbre Villenavais Mirieu de la Barre. Le plus surprenant dans la succession s’avère être le nombre d’héritiers. Force est de constater dans l’inventaire après décès que cinq héritiers sont désignés, soit les enfants du mariage de Louis et de Sophie Avrillon. Mais un seul a échappé à nos recherches généalogiques : Amédée François Kenebel. Ce dernier mourut à Calcutta en Inde en 1877 à l’âge de 52 ans sans laisser de nouvelles à ses parents pendant des années et ayant dirigé le cirque de la ville. Peut-être pouvons-nous supposer que Louis Kenebel ne vit jamais ses trois petits-enfants, dont le seul survivant fut Amédée John, né le 13 Mars 1856 et écuyer de cirque. Celui-ci donna procuration à François Monbrun, sans profession, demeurant à Bordeaux, pour jouir d’une partie des biens de son grand-père à Villenave d’Ornon [8].