Jean de la Malicorne
J’ai reporté les dernières pages des feuillets souvenirs de Cousine Marie [2] dans ce chapitre, car elles me semblent être la transition entre le temps du métayage et celui des petits propriétaires... Après le coup de pouce du Père André [3], ses descendants, mes parents, sont devenus propriétaires-exploitants à part entière.
Je laisse à nouveau la parole à cousine Marie pour écouter la fin de son récit :
« ... Mais, revenons à Foulun. Cette nuit là, quand Michel nous a quittés, j’ai vu tant de souvenirs revivre sous ses paupières.
Souvenirs d’enfance, souvenirs de jeunesse. Son mariage en 1891, par un sombre jour de novembre, avec cette petite Valentine de Menitroux, dont la mère, un peu réticente disait :
"si tu l’épouses, il te battra comme un sac !" car Michel avait la réputation d’avoir le sang vif.
Le curé, lorsqu’il lui demanda de publier les bans, lui dit : "il parait qu’elle est si petite !"
Petite et menue en ce temps là, elle devint cependant une respectable fermière, ronde et souriante, s’occupant de sa cuisine, de sa volaille, de son laitage, sans jamais s’immiscer dans les affaires du domaine.
Si quelque marchand arrivait à l’improviste, elle répondait invariablement : c’est que les “hommes” y sont pas là.
Michel emprunta quelques pistoles, en omettant de le dire à sa future belle-mère, car Valentine avait un peu de biens.
La noce se fit à Foulun. On dansa dans la grange et tard dans la nuit, les mariés partirent à travers champs, vers la maison du Maître, où une chambre leur avait été réservée. Bien des années après, ils riaient encore, tous les deux, en racontant cette équipée. Michel connaissait bien le raccourci, mais dans la brume épaisse d’une nuit d’automne, allez donc retrouver les échaliers séparant les champs : les pieds s’enfonçaient dans l’herbe mouillée, les branches basses s’accrochaient aux coiffures...
Après son mariage, Valentine vint à Foulun, remplacer Félicie, la femme du sabotier d’Huriel.
Paul, l’aîné des fils s’était marié avec une fille Emery, du domaine des Meilleraux, où naquit sa fille Françoise et son fils André.
Maur et sa femme Catherine Jacquinet [4] étaient au domaine de Foulun. Il y avait donc trois femmes au domaine : Catherine la soeur aînée avec ses enfants, Félicie et Paul, et son mari Jules (François) André qui mourut à 93 ans à Frontenat (1943), Catherine Jacquinet, son mari Maur Brochard et leur fils Jean, et Valentine Blinet la femme de Michel. Il leur naquit une fille Émilienne, en 1892.
Trois belles sœurs qui s’entendaient parfaitement, ce que l’on ne peut voir de nos jours.
Cependant pour vous, Michel, pour votre activité, le travail n’était plus à votre mesure, vous étiez trop nombreux, il fallait se séparer.
Catherine et ses enfants restèrent à la ferme. Maur partit fermier sur la commune de Quinssaines, mais ce fut Michel qui partit le premier, un certain onze novembre 1892, à la veille de cette année terrible de sécheresse 1893. Il avait loué un petit domaine à Saint-Sornin, près de la Chapelaude.
Une page de sa vie, celle de Foulun, était tournée. »
Ma curiosité aiguisée, j’ai interrogé de nouveau Cousine Marie.
« Tu me demande où ont vécu Maur et Jean Brochard [5] nés tous les deux à Foulun. Maur y était encore en 1892 à la naissance de ma belle-sœur, Emilienne. Il était témoin, avec un certain Jules Brochard que je n’arrive pas à situer.
Mon beau-père Michel a quitté Foulun pour St Sornin la même année, 11 novembre 1892. Je pense que ton grand-père Maur est ensuite parti fermier à Quinssaines, mais je ne sais pas en quelle année. Puis, il a acheté la Malicorne [6] près de Montluçon, un bon petit domaine. Ton grand-père Jean y habitait quand il s’est marié [7].
Je l’ai entendu appelé “Jean de la Malicorne”.
Ces ventes de la Malicorne existent sûrement encore, si ton père ne les a pas, elles sont chez Aline.
J’ai retrouvé chez nous de vieux papiers (achat de Beaulieu par Michel Brochard), j’ai été surprise de savoir que le père André de Foulun avait acquis un petit avoir. Michel avait hérité avec son frère Paul un petit domaine à Paslière, qu’il avait échangé en achetant Beaulieu. Quelle était la part de Maur, je ne sais, mais tu te souviens que lorsqu’il avait fait la donation à ses enfants, le notaire aurait dit au père André : “Vous ne vous réservez rien, et si vos enfants vous mettent dehors ? Il aurait répondu : “Et mon bâton ?” [8] ce qui m’avait surprise, pensant qu’il n’avait pas grand chose à distribuer et que cela ne méritait pas un acte notarié. Tu vois que la tradition orale ne ment pas. »
Le 2 Août 1914, à la veille de la déclaration de guerre de l’Allemagne à la France et à la Serbie, mon grand-père, Jean Brochard rejoignait le 31e régiment de Dragons.
A cette époque, les mots Honneur et Patrie avaient un sens ! Ce discours, à tous les Français, du président Pointcarré, au 32e jour de la guerre, semblerait probablement désuet aujourd’hui :
« …Mais la guerre doit se poursuivre, en même temps, sur le reste du territoire. Sans paix ni trêve, sans arrêt ni défaillance, continuera la lutte sacrée pour l’honneur de la Nation et pour la réparation du droit violé.
Aucune de nos armée n’est entamée. Si quelques-unes d’entre elles ont subit des pertes sensibles, les vides ont été immédiatement comblés par les dépôts ; et l’appel des recrues nous assure pour demain de nouvelles ressources en hommes et en énergies.
Durer et combattre, tel doit-être le mot d’ordre des armées alliées, Anglaises, Russes, Belges et Françaises !
Durer et combattre, pendant que, sur mer, les Anglais nous aident à couper les communications de nos ennemis avec le monde !
Durer et combattre, pendant que les Russes continuent à s’avancer pour porter au cœur de l’Empire Allemand le coup décisif !
C’est au gouvernement de la République qu’il appartient de diriger cette résistance opiniâtre. »
Entre deux campagnes contre l’Allemagne et l’Autriche, mon grand-père Jean Brochard fut décoré de la croix de guerre, le 17 octobre 1917, il fut cité à l’ordre du régiment : “Au front depuis le début a toujours rempli d’une manière irréprochable les emplois qui lui sont confies, tant à la batterie de tir qu’aux échelons" [9].
Ce Jeudi, 6 novembre 1952, je n’avais que 10 ans au décès de mon grand-père Jean Brochard. Quand je suis allé l’embrasser pour une dernière fois, le cœur empli de chagrin, je ne pouvais imaginer combien il me manquerait.... De ces 10 ans, je n’ai gardé que peu des souvenirs du conteur qu’il était, immobilisé dans un fauteuil roulant par une hémiplégie. Il aura fallu quelques notes laissées par mon père, avant de s’éteindre, pour révéler ces moments heureux passés auprès de mon grand père.
La Malicorne
Un énorme livre relié sous le bras, Jean - mon grand père - demanda à mon père de l’installer, au soleil, sous le tilleul dans la courette devant la maison. Assis sur le banc, près de son fauteuil roulant, je lui proposais un verre de lait. Ce mot lui ramena en mémoire de fameux souvenirs : au domaine de la Malicorne, il n’y avait pas l’eau courante, pas même un évier pour évacuer les eaux usées. Seule la pierre de la “bassie” [10] possédait un écoulement, c’était le saint du saint, réservé aux laitages. Tous les jours, par n’importe quel temps, sa mère livrait le lait à la Ville-Gozet. Tôt le matin, la jument bretonne ferrée à glace s’il y avait du verglas, Jean s’efforçait de retenir la carriole en descendant la “Côte Rouge”... Les mercredi et samedi, jours de marché à Montluçon, Catherine (sa mère) présentait, dans de grands paniers d’osier, son fameux fromage dit “de Chambérat”, fromage fait avec du lait de vache très peu écrémé et de dimension supérieure à la moyenne. Ce fromage “vieillissait” très bien, et les ménagères profitaient des jours de foire ou du marché pour en faire provision.
A la Malicorne, Catherine affinait ses “Chambérats” dans une huche, dans le cellier contigu à la maison. Tous les deux jours, elle les frottait à l’eau salée pour bien en former la croûte... Il fallait entre deux mois et demi à trois mois pour qu’ils soient prêt à manger ou à vendre au marché. Aujourd’hui, le “Chambérat” est surtout mis en vente par une laiterie qui pratique la production industrielle, la “laiterie du Chalet” à Domérat.
Le jour de la cuisson du pain, une fois par semaine, le four était utilisé au maximum... De retour des champs, Jean aimait respirer cette odeur de brioche et de pain chaud.
“Alors, il fallait allumer le four avec des branches de balai (genêt) séchées ou des sarments de vigne. Chauffer le four, exigeait une technique transmise de mère en fille. On jugeait de son degré de chaleur à la couleur de sa voûte, et on vérifiait, en présentant le dos de la main, à la gueule de la fournaise. Alors, les cendres retirées et la provision de braises calculée en fonction de la durée de la cuisson rassemblée sur une partie de la sol du four, l’enfournage commençait.” [11].
Les tourtes de pain étaient mises à lever dans des corbeilles plates, les paillasses. Dans le four à pain, formant une excroissance sur le coté de la cuisine à la Malicorne, une fois les tourtes et les brioches retirées, mon arrière grand mère faisait cuire des pâtisseries à base de pâte à pain, tel le piquanchâgne, plaque de pâte aplatie avec la main, dans laquelle elle plantait des poires entières, épluchées, posées sur leur séant.
Leurs silhouettes rappelaient les garçons marchant sur leurs mains, et faisant le piquanchâgne (le chêne dressé). En été, pour le petit goûter, souvent porté aux champs, pendant les foins ou les moissons , mon arrière grand mère, Catherine, cuisait des pâtés aux poires, le jardin au dessus de la maison en produisait des variétés succulentes : la bergamote et la sucrée verte de Montluçon... Le pâté aux poires, légèrement poivré et à la crème est l’ancêtre du pâté aux tartouffes (pommes de terre) qui, parti de Montluçon, a conquis toute la province et plus encore.
Les maisons fermées, les ceps arrachés, que reste-t-il du réputé vignoble de Domérat ? Comme dans tout le bassin Montluçonnais, la culture de la vigne est attestée très tôt à Domérat. Dans notre famille, en 1778, Antoine Brochard était vigneron comme, son beau-père... Longtemps la culture de la vigne a été essentiellement manuelle, à l’aide de deux outils primitifs, le fessouaille et le gouaille. La crise du phylloxéra, à la fin du siècle dernier, lui a porté un coup fatal. Le vigneron domératois, routinier, n’a pas réussi à s’adapter aux nouvelles conditions de culture, pourtant, certains ont su transmettre leur passion. Papa me racontait que son père, Jean, cultivait la vigne de son père, au dessus du jardin de la Malicorne, avec un bœuf dressé, harnaché d’un "joug" attelé comme un cheval...Ce bœuf était tellement haut, disait-il, qu’il fallait attendre qu’il soit couché pour le tondre...
Remontant du midi, le phylloxéra avait fait son apparition dès 1886 au clos de Marignat à Huriel. En douze années le vignoble Bourbonnais ancien fut anéanti, mais déjà, dès 1891, on recommençait à planter. On planta des ceps qui faisaient merveille ailleurs, mais pas en Bourbonnais. On fit des essais de plants, de taille, pour aboutir à l’installation sur poteaux et fils de fer qui prévaut aujourd’hui.