Elle s’adresse à « son » frère, or elle en quatre : Gaspard, Claude dit Le Daude, Claude dit Claudi, et Bonnet, tous « sous les drapeaux ».
Indice : c’est chez les descendants de Gaspard, l’aîné, que la carte a été retrouvée.
J’avais un moment écarté ce frère comme étant destinataire, car relativement âgé pour être au front (40 ans) et de surcroît aîné de huit enfants, il avait été dispensé du service, lors de son conseil de révision.
Or ses papiers militaires attestent de sa “participation à la Campagne contre l’Allemagne" du 25 septembre 1914 au 20 octobre 1915.
C’est donc très probablement à lui, son aîné, que Maria envoie ce courrier, pour donner et prendre des nouvelles, bien sûr, mais aussi pour demander son avis sur un possible événement bien surprenant.
Il y aura bientôt un an que la mobilisation générale a été déclarée.
Bien qu’initialement réformé pour faiblesse, l’époux de Maria, Jean-Claude Chaussière, 33 ans, a été « convoqué au corps ». Il a été « mis en sursis » pour exercer son métier de galochier, sous le contrôle des autorités militaires, d’abord au Mayet, puis à Saint-Étienne.
Mariés depuis 5 ans, ils avaient ouvert un commerce à Ferrières, dans le bourg.
Elle venait de Lavoine, lui du Mayet. Une petite fille, Eva, était née.
Le jeune frère de Jean-Claude, Benoît 26 ans, galochier lui aussi, était venu vivre et travailler avec eux. Il est mobilisé.
Maria a 27 ans, elle s’est fait « tirer le portrait » et pose avec sa fille.
- Maria Morel et Eva en 1915
Elle écrit (Pour en faciliter la lecture, le texte a été transcrit en corrigeant orthographe et ponctuation) :
« Ferrières le 27 juin 1915
Cher Frère, je m’empresse de venir passer un petit
moment auprès de toi pour te donner de mes nouvelles
qui ne sont pas plus mauvaises pour le moment. Et toi,
comment vas-tu ? Que fais-tu ? Donne-moi quelques détails
sur ta situation. Qu’espère-t-on faire dans ces tranchées ?
A Ferrières, les gens ne vivent plus. Ils attendent une
révolution car on parle qu’on va mettre un roi
sur le trône. Qu’en penses-tu ? Comment ça se passe
où tu es ? Beaucoup de soldats écrivent des lettres qui
affligent le monde. On prétend que le mois prochain
décidera tout. Espérons donc une prompte fin et non
la révolte, car ça ne serait guère beau à voir. Donne
vite des nouvelles et prompt retour. Je t’envoie ma
photo et celle de ma petite.
J’espère que tu seras
content de nous revoir.
ta sœur et nièce qui
t’embrassent des milliers
de fois.
Chaussière Morel Eva »
Ce courrier sans doute très banal dans sa simplicité, témoigne de l’inquiétude et du désarroi engendrés par presque une année de guerre.
Plus singulièrement il apporte une illustration du phénomène de rumeur, encouragé par la peur et l’incertitude grandissante sur l’issue du conflit.
De nos jours, les rumeurs continuent de prospérer, extraordinairement amplifiées, relayées par les puissants médias que sont internet, radio, télévision.
Depuis la seconde guerre, elles font l’objet d’approches et d’études scientifiques, voire d’utilisation pour des campagnes soigneusement orchestrées d’intoxication, propagande, désinformation.
On évoquerait aujourd’hui une rumeur-complot : une révolution ! Le projet de rétablissement du roi !
Pendant la guerre de 1914-18, l’argot militaire désignait la rumeur sous l’appellation « bruit de bouteillon » (déformation de bouthéon ustensile de cuisine de l’armée). Les témoignages sont nombreux à ce sujet.
D’où venait ce bruit circulant à Ferrières ? S’est-il amplifié ? Quel en a été l’écho sur le front ?
Toutes questions qui sont restées, pour moi, sans réponse.
Les quatre frères de Maria sont rentrés dans leur foyer respectif, en janvier ou février 1919.
Après 4 ans de guerre, plus ou moins meurtri, plus ou moins galonné ou décoré, chacun a retrouvé femme et enfants et repris son métier de charron ou cultivateur.
En 1916, Jean-Claude, son mari, a contracté une pneumonie et a été hospitalisé.
Il sera pensionné, mais ne se remettra pas vraiment. Il meurt à Vichy en 1928.
Leurs filles Eva et Jeanne seront « adoptées Pupilles de la Nation ». Avec elles, Maria, sans ressource, « montera à Paris » pour y être garde-malade.
Benoît, le jeune beau-frère, reparti au front, en pleurant, à l’issue d’une permission, sera tué le 18 août 1916.
Post scriptum :
Le site « Mémoires des hommes » m’a permis de retrouver la fiche relatant les circonstances de la mort de ce grand-oncle Benoît : « Mort pour la France » le 18 août 1918, à Souhesmes (bataille de Verdun).
Quelle coïncidence !! Peu de temps plus tard, enquêtant sur la mort d’un autre ascendant, cette fois du côté paternel et originaire de Normandie, Léopold Mousse, je découvre qu’il a succombé à la suite de blessures de guerre, au même endroit, quatre jours plus tard !
Le hasard avait entraîné les deux malheureux, au même moment, dans l’enfer de Verdun.