Mais situons d’abord le personnage et son quartier. Stéphane Vessot, mon père, n’était certes pas canut comme le créateur de Guignol ; employé de soierie, il était lui-même fils d’un employé de soierie. Il avait fait ses études à l’école de la Salle avec les frères des écoles chrétiennes, et avait notamment suivi le cours de tissage sous la conduite de Monsieur Brocard. Surtout il était imprégné de la culture lyonnaise.
Montchat, faubourg de la Guillotière
En 1921, ses parents s’installent dans le quartier de Montchat, faubourg de l’ancienne commune de la Guillotière. C’est un village, qui s’est construit autour du château de la famille Richard-Vitton, puis de l’église Notre dame de Bon-Secours. Mon père, qui est rentré depuis 1 an du service militaire, s’intègre très vite à la vie de son nouveau quartier, et particulièrement de sa paroisse. Il a trouvé sa voie avec le patronage, très actif à cette époque, et pour lui s’occuper de l’éducation des jeunes est quelque chose d’important.
- Eglise Notre Dame de Bon-Secours (vers 1900)
Sans doute avait-il une idée derrière la tête lorsqu’en 1922, à l’occasion d’un cercle d’études, il fait une conférence sur Guignol. Je vais vous en livrer quelques extraits.
Vous allez peut-être vous étonner que dans un cercle d’études j’aborde un sujet qui semble fait pour amuser les enfants. Je veux essayer de vous montrer qu’un théâtre de marionnettes ... malgré la petitesse de ses personnages peut nous donner de grandes leçons.
Un Lyonnais, un canut sans instruction, mais grand observateur et fin psychologue eut un jour l’idée de prêter à des poupées de bois : les paroles, les actes, les gestes en un mot l’âme de ses concitoyens.
C’est ainsi que vers 1804, Laurent Mourguet créa le théâtre Guignol.
Je veux vous parler de ce petit théâtre dans la personne de son grand premier rôle : Guignol ...
...Guignol n’est qu’une marionnette ou plus exactement une tête de bois prolongée par un fourreau d’étoffe représentant le corps du personnage et à travers lequel passera la main de l’opérateur.
Cette tête de bois n’est pas aussi banale qu’elle paraît à première vue. Examinons là attentivement .
Voyez ces deux yeux ronds, grands ouverts et regardant bien en face. Ils ne sont que peints, mais déjà ils nous indiquent un esprit éveillé, une âme franche et sincère.
Guignol a le nez camard. Est-ce donc là un grand défaut ? Puisque Guignol a notre esprit il faut bien qu’il ait aussi nos traits. Beaucoup de Lyonnais ont le nez camard ; savez-vous pourquoi ? Eh bien c’est le brouillard qui en est cause, phénomène d’érosion.
Ainsi que les eaux d’un torrent roulent et polissent les rochers, ainsi le brouillard yonnais flottant autour de nos figures, en effet les contours trop nets, les adoucit, les rend plus molles et moins dures.
Regardez sa bouche ; sans cependant aller jusqu’aux oreilles, elle est très large. Il est nécessaire que sa bouche soit aussi large, car ayant beaucoup à causer si elle était plus petite Guignol ne pourrait pas dire tout ce qu’il a à dire.
Guignol a du panache
Vous allez me demander pourquoi Guignol porte - comme autrefois les chinois - une natte ?
Ce salsifis, qu’on voit tout le temps agité c’est son panache car comme Henri IV ou Cyrano il a son panache qui lui sert de drapeau, de signe de ralliement.
C’est là que réside son esprit comme la force de Samson était dans ses cheveux.
Sans salsifis Guignol ne serait plus Guignol !
Cette poupée travaillée par un ouvrier qui a mis tout son talent et tout son cœur pour lui donner une apparence humaine est un petit chef-d’œuvre. Et Guignol ne serait-il que cela, qu’il mériterait bien, en tant qu’objet d’art, de retenir quelques instants notre attention.
Le rôle de l’acteur qui tient Guignol est très difficile, bien peu y réussissent vraiment. Il faut selon l’expression de Pierre Rousset, véritablement avoir de "l’émotion dans les doigts" pour faire vivre avec le pouce, l’index et le majeur un simple polichinelle.
Au théâtre qu’est-ce qui vous frappe dans le jeu de l’acteur ?
Ce sont ses gestes ; les mouvements de sa tête, de ses bras, de son corps tout entier ; c’est surtout les différentes intonations de sa voix qui tiennent l’auditoire en haleine.
La plupart du temps vous ne pouvez pas détailler sa physionomie car vous êtes trop loin.
Regardez un spectateur sincère son visage exprime tour à tour tous les sentiments interprétés par l’acteur qui est sur scène. Cette impression qu’il éprouve son imagination la voit, la projette, en quelque sorte, sur la figure de l’acteur.
A Guignol c’est exactement la même chose. La bouche, les yeux du personnage sont immobiles mais par les mouvements de ses bras, par ses déplacements, par sa voix surtout il nous donne une impression de vie.
L’auditoire est entré dans l’âme de Mourguet
On peut donc bien, je crois, prêter figure humaine à une poupée de bois qui chante le bien et ridiculise les travers de la société.
A travers cette poupée nous nous reconnaissons nous voyons nos qualités et nos défauts et devons essayer de nous en corriger.
Une marionnette n’est qu’une sorte de reflet de nous-mêmes.
... Le théâtre Guignol se caractérise à ses débuts par la libre improvisation des acteurs qui suivant leur inspiration et les mouvements de l’auditoire, brodent sur un canevas donné.
Tout comme dans les farces du commencement du XVIIe siècle , les mêmes personnages reviennent toujours dans les différentes pièces de Mourguet.
La structure des scénarios est simple, rapide et vivante ; tout s’enchaîne, pas un instant l’action ne languit.
Il faut remarquer dans le langage de Mourguet la justesse des expressions, la vivacité des répliques et aussi le dédain des intrigues trop savantes et des dénouements trop préparés.
- 1 Place St Paul à Lyon
....Comment Mourguet est-il arrivé à créer Guignol ?
Oh ! la méthode est facile mais fallait-il y penser.
Il avait en main Polichinelle et en face de lui le peuple lyonnais. Il a regardé et écouté son auditoire. L’auditoire est entré peu à peu dans l’âme de Mourguet, par ses yeux et par ses oreilles. Puis cette âme lyonnaise est remontée aux lèvres et aux doigts de l’opérateur et un beau jour ce n’était plus une simple poupée qu’il avait entre les mains, ce fut le portrait de son auditoire, du peuple lyonnais. Polichinelle était devenu Guignol.
Et Mourguet n’était qu’un canut, fils de canut, ne sachant pas écrire et n’ayant aucune culture littéraire. Mais s’il avait étudié il aurait surpassé Molière, alors la capitale nous l’aurait pris et nous n’aurions pas notre Guignol.
Les personnages de ce petit théâtre portent en eux tant de vérité et de psychologie humaine que malgré plus d’un siècle d’existence ils sont aussi jeunes qu’au premier jour.
Il existe peu de types aussi vrais et aussi complets que notre Guignol.
Il a toutes les nuances du caractère lyonnais, un esprit malicieux et narquois, est habile à dénicher les moindres ridicules.
Guignol cause beaucoup mais n’est pas mauvaise langue ; il n’aime pas les cancans de concierge ...
Méfiez-vous des faux-Guignols
... Le Guignol dont je viens de vous parler est le vrai Guignol Lyonnais ; il se trouve un peu partout mais son siège social est 30 quai St Antoine.
Méfiez-vous des contrefaçons, car il y en a beaucoup de faux qui n’ont de Guignol que le nom... Le maître des faux Guignols est sans contredit le Guignol Parisien. Vous allez voir - et c’est par là que je termine - comment Guignol indigné sait river les clous du mystificateur.
Sur votre compte à vous, le Guignol de Paris
Vous que l’on intitule avec raison le Prince
De tous les faux guignols, pullulant en province.
Et vous vous figurez qu’avoir la tête en bois
De l’esprit rarement, du bagout quelquefois
L’injure sur la bouche, et dans les mains la trique
Cela suffit pour être un guignol authentique
Mais vous n’y êtes pas … Avec votre bâton
Vous savez opérer quelques tours de fripon,
Battre le commissaire ou rosser les gendarmes ;
C’est ça, vos parisiens, qui les fait rire aux larmes !
Et les petits enfants sortent d’auprès de vous
Plus méchants, plus menteurs, plus bêtes, plus voyous.
Convaincus qu’ici bas le monde ne se mène
Qu’avec beaucoup d’aplomb, de force et de sans-gêne.
Mais chez moi … si souvent, je ne suis pas parfait
L’honneur finit toujours par être satisfait.
Car j’ai ce que n’ont pas ces grotesques poutrônes
Sous leurs haillons criards, rouges, verts, bleus et jaunes
Ce que vous ignorez, faux guignol grand Seigneur
Du véritable esprit, du véritable cœur. [1]
- Dans les rôles de Gnafron et Guignol (1925)
Mais notre Stéphane ne s’arrête pas là, en 1924 avec d’autres jeunes du quartier il fonde le Guignol de Montchat. Vous aurez compris qu’en bon lyonnais, il a prêté sa voie à Guignol. Lucien Montet est Gnafron, Paul Turlin Madelon, Georges Bazin [2] et Maurice Turlin se partagent les autres rôles. Les décors et les costumes sont réalisés par les familles (les Duchamp, Mr Châtel, Mlle Ladous...).
- Georges Bazin (1927)
Je n’ai pas connu cette période glorieuse, je ne sais pas non plus ce que sont devenus le castelet et ses marionnettes. Avec une nombreuse famille mon père n’a pas pu continuer à jouer, mais il avait à cœur de nous imprégner de cette culture lyonnaise. Je me souviens encore des pièces jouées au Théâtre Guignol du quai St Antoine où il m’emmenait.
Pour terminer cet article, si je ne craignais pas de dire une gognandise [3], je proposerai que l’on classe Guignol au patrimoine mondial de l’humanité.
Sources :
- Archives familiales.
- Illustrations : collection personnelle (les photos de 1925 et 1927 proviennent de plaques stéréo de mon père).
Liens :
- Société des amis de Lyon et de Guignol
http://amisdeguignol.free.fr/ - Musée théâtre Guignol de Brindas
http://www.museetheatreguignol.fr/