Lettres de l’épouse d’un poilu
Dénichées dans le grenier de la cure aux Roches de Condrieu (Isère) ces deux lettres sont écrites " au front " pour rechercher la sépulture " du soldat DUCROT " :
- Lettre de Madame Ducrot au maire de Moyen
" Vienne le 10 février 1915 "
" Monsieur NEIGE, Maire de Moyen,
Je vous avais écrit pour vous demander si mon mari figurait sur les listes de Moyen ; je n’ai pas reçu votre réponse directement car j’ai vu que vous aviez bien voulu communiquer ces listes au Nouvelliste de Lyon ; des raisons sérieuses ont dû empêcher cette publication, et il m’a fallu m’adresser directement au journal pour pouvoir avoir le renseignement que je désirais.
J’ose espérer, Monsieur le Maire, que vous ne me refuserez pas les quelques renseignements que je me permets de vous demander.
Je désirerais savoir où mon mari est enterré, comme il a été envoyé en reconnaissance, et que c’est là qu’il est tombé, je pense qu’il est peut être enterré isolément ; ce serait une compensation à mon immense douleur si je pouvais le ramener après les hostilités.
Pourriez vous me dire si ce sont les Allemands qui vous ont remis sa médaille, son livret et différents petits souvenirs qu’il avait sur lui ; si ces listes proviennent des régiments ou bien des recherches qui ont été faites ces derniers temps qui ont permis de retrouver et identifier des soldats disparus ?
Le nom de mon mari était écrit sur tous ses vêtements sur la doublure à l’intérieur ainsi que sur son sac. Veuillez agréer, Monsieur le Maire, mes respectueuses salutations.
Ph. DUCROT "
" Voici son adresse : Jean Baptiste DUCROT
299E Rég(imen)t Inf(anter)ie 18E C(ompagn)ie Classe 1906, tombé le 30 août (1914) [1].
Le Maire répond sur le courrier même :
" Moyen, 13 (février) 1915 "
" Il est faux de comprendre que je n’ai pas répondu aux 5 ou 600 lettres que j’ai reçu. C’est pourquoi j’ai résumé tous les renseignements que je puis donner en un mémoire que j’ai donné au " Nouvelliste ". Le soldat DUCROT tombé au combat du 30 août a été enterré dans une fosse commune avec 60 de ses camarades, le 4 7bre (septembre) sous la surveillance des Allemands, identifié par sa plaque. Le Maire NEIGE "
Une deuxième lettre permet de saisir encore plus " les horreurs de la guerre " :
" Fraimbois 25 mai 1915 "
" Monsieur,
Les morts du Haut de la Pave ont été enterrés à 2 reprises sur l’ordre et sous la surveillance des allemands.
La 1re fois, les objets trouvés sur les morts (médailles d’identité, porte monnaie, porte feuille, etc....) ont été remis à la commune. L’argent fut saisi (14 000 F) par les allemands, le reste fut remis dans la suite à l’autorité militaire pour être retourné aux familles et servir de preuve de la mort.
Une 2e fois, quelques jours après, défense fut faite aux fossoyeurs de toucher à quoi que ce soit sur les morts ; probablement parce qu’après être restés 3 ou 4 jours sans sépulture sur un terrain laissé aux mains des allemands, ceux-ci avaient déjà pillé les morts et pris tout sur eux y compris la médaille d’identité.
C’est certainement par cette médaille d’identité qu’on est sûr de la mort du soldat Jean DUCROT. Quant aux objets lui appartenant et trouvés sur lui, adressez vous à l’autorité militaire (aux dépôts je crois) Si Jean DUCROT a été enterré avec les 1er braves tombés le 30 août 1914, le dépôt renverra ce qu’il possède de lui ; sinon, c.a.d (c’est-à-dire) si son corps n’a été inhumé que quelques jours après la bataille, vous ne trouverez plus rien : les sauvages de Bavière étant professionnels du pillage, j’en sais quelque chose.
Veuillez agréer mes meilleures salutations. A. MATHIS Curé de Fraimbois "
Retrouver le soldat DUCROT
Qui était Jean Baptiste DUCROT ? Quelques indices : né en 1886 puisque de la classe 1906, il est mort au combat dans les premiers jours de la guerre, il aurait vingt huit ans.
Grâce à l’entête d’une de ces lettres, je sais que cette famille DUCROT tient à l’époque de la Grande Guerre un magasin d’ameublement à Vienne :
" Ameublements, Sièges & Tentures L. DUCROT " du " 12 Bis, Quai du Rhône, au 1ER " (anciennement 20, Rue Teste du Bailler).
Ayant déjà apprécié la grande connaissance de l’état civil de Vienne de Mr Roger DUFROID, historien, je fais de nouveau appel à lui pour des renseignements d’ordre généalogique :
" Le trente août mil neuf cent quatorze, à trois heures du soir, est décédé sur le champ de bataille de Gerbéviller, Jean Baptiste DUCROT, né à Vienne le vingt huit juin mil huit cent quatre vingt six, soldat au 299° régiment d’Infanterie, N° Mle 551, fils de Louis DUCROT et de Marie GONON, domiciliés à Vienne, époux de Marie Philomène SEGUIN.
Le dit Jean Baptiste DUCROT Mort pour la France.
Dressé le trente août mil neuf cent quatorze, à trois heures du soir, sur la déclaration de Jean PICQ et Ennemond ARDAIL, âgés de 28 ans, tous deux soldats au 299° d’Infanterie, qui, lecture faite, ont signé avec nous Claudius PARPETTE, Lieutenant au 299° d’Infanterie, officier de l’Etat Civil.
L’acte ci-dessous a été transcrit le trente novembre mil neuf cent quinze, à huit heures du matin, par nous Sibert TRACHET, adjoint délégué " (plus d’un an après le décès !)
Gerbéviller, au bord de la Mortagne, a été, six jours avant la bataille fatale au soldat DUCROT et dans des conditions effroyables, victime de la fureur allemande. Nul doute que les combats ont été furieux.
La première lettre, envoyée après un courrier resté sans réponse et non retrouvé, au Maire de Moyen (Meurthe et Moselle) est donc écrite par (Marie) Philomène DUCROT, épouse de Jean Baptiste.
Les parents du soldat, Louis DUCROT et Marie GONON, se sont mariés à Vienne le 30 avril 1881. Ouvrier tapissier à son mariage, Louis est né le 23 novembre 1855 à Lyon, fils de Jean Baptiste DUCROT, négociant à Lyon et de Marie VALENTIN. Marie GONON est couturière, née le 22 avril 1863 à Bourgoin, fille de Jean GONON, fileur à Vienne et de Pauline LOMBARD.
Jean Baptiste est leur premier garçon du couple après Marie née le 18 novembre 1883. Un deuxième garçon naît au 1 rue Teste du Bailler le 30 mars 1901 : Rodolphe Marie Ferdinand.
Rodolphe DUCROT est ordonné prêtre à Grenoble le 6 juin 1925, vicaire à Vinay entre 1925 et 1927 puis curé de Saint Baudille et Pipet pendant sept ans. En 1934, il est nommé curé de Septème où il reste neuf ans.
Enfin, l’abbé Rodolphe DUCROT est nommé aux Roches de Condrieu en 1943 en remplacement de l’abbé JAY. Il décède le 12 octobre 1975. Ses funérailles ont lieu aux Roches le 15 octobre.
Ces lettres ont donc été pieusement conservées, au fil des années, par le frère cadet du poilu Jean Baptiste DUCROT.
Texte d’un arrêté du Préfet de Meurthe-et-Moselle concernant l’exhumation des soldats. Nancy, 6 octobre (1914) Je, soussigné, L. Mirman, préfet de Meurthe-et-Moselle, Considérant, que le maire a qualité pour autoriser les exhumations quand il s’agit de transférer un cadavre d’un point à un autre d’une même commune, le sous-préfet de l’arrondissement quand le déplacement a lieu dans les limites de l’arrondissement et que, dans les autres cas, l’autorisation doit émaner du préfet du département où a eu lieu le décès, Considérant que dans le cas où le déplacement a lieu dans les limites d’une même commune, l’exhumation est une opération délicate qui exige certaines garanties au point de vue de l’hygiène et de l’ordre publics, et qu’il appartient au préfet d’édicter à cet égard des mesures préventives d’ordre général, Considérant qu’en particulier le cas se présente aujourd’hui fréquemment d’une famille qui demande l’autorisation d’exhumer un des siens, tué au champ d’honneur, alors même que le jeune héros a été inhumé dans une tranchée avec un certain nombre d’autres combattants ; qu’une telle exhumation serait doublement inadmissible puisque, d’une part, elle ne pourrait être effectuée sans manquer de respect aux camarades moins fortunés du soldat défunt, puisque d’autre part il est certains que celui-ci, s’il avait pu faire connaître sa volonté, aurait exprimé le désir de n’être pas séparé de ceux dont il a partagé les espérances, les dangers et la mort, près desquels il a combattu, il est tombé, il a souffert et auxquels il a été réuni dans la même tombe ; Vu les conclusions adoptés par le Conseil supérieur d’hygiène publique et consignées dans la circulaire ministérielle du 15 juillet 1914, conclusions d’où il résulte que si l’exhumation ne peut être opérée qu’après un délai de un ou trois ans, lorsque le défunt a succombé à une maladie contagieuse, elle peut l’être au contraire, sans conditions de délai lorsqu’il s’agit d’une personne " ayant succombé soit à une mort violente, soit à la suite de blessures reçues dans un engagement militaire " ARRÊTE : Article 1er - Peuvent être pratiquées sans conditions de délai, mais avec les précautions antiseptiques d’usage, les opérations d’exhumation et de transport, des corps de militaires tombés au champ d’honneur. Article 2 - Cette exhumation ne peut être autorisée que si le mort a été enterré seul et dans une tombe nettement repérée, de façon qu’il n’y ait pas lieu de la rechercher et de risquer, au cours de ces recherches, de déplacer les restes d’autres Français morts comme lui au champ d’honneur. En particulier, elle est rigoureusement interdite là où le militaire, que sa famille voudrait exhumer, a été enterré, dans une même tranchée ou fosse commune avec ses compagnons d’armes et de gloire. Article 3 - MM. les sous-préfets et MM. les maires sont chargés de l’exécution du présent arrêté. Fait à Nancy, le 4 octobre 1914. Le Préfet, L. MIRMAN |