- Signature Aubin. AD Eure-Loir
Je débutai l’enquête avec deux prénoms, Nicolas Aubin, pour ne retenir que le dernier par lequel il signait et était désigné. Préalable à la recherche proprement dite, j’ai reconstitué sa généalogie en notant ces précieux renseignements que sont les noms des parrains, des marraines et ceux des témoins aux inhumations et aux mariages. Une carte des affinités a dès lors pris forme, complétée par celle des relations de voisinage rendue possible par l’exploitation croisée du cadastre et des actes notariés. La connaissance des familiers d’Aubin était la garantie de sélectionner par la suite, en un gradient allant de l’incertain au certain, les évènements et les affaires qu’il avait eu le plus de chance de connaître à leur contact et d’éliminer ainsi les informations étrangères à son monde.
La quête des indices m’a conduit aux archives du département d’Eure-et-Loir et à Germignonville, la commune d’Aubin. A l’exception des registres paroissiaux, de l’état civil et du cadastre soigneusement conservés, les autres archives - jamais étudiées - sommeillaient dans le grenier de la mairie. Elles ont été un apport de première importance. Outre les délibérations du bureau de bienfaisance, j’ai relevé également les liasses contenant les élections, le nom des votants et des scrutateurs ; la liste des intempéries, des incendies, des enfants abandonnés, telle la petite nièce d’Aubin [1], mais aussi le nom des réquisitionnés - dont sa mère - pendant l’occupation prussienne de 1815, événement local qui fait le lien avec la « grande histoire [2] ».
Ces deux socles ont été complétés par des recherches ciblées aux archives nationales, au diocèse de Chartres, par la lecture exhaustive du journal Le Glaneur de 1835 à 1851, du Journal de Chartres et de l’almanach Le Messager de la Beauce et du Perche et, enfin, par les informations fournies par les fonds privés de la famille de Cambray qui occupe à Germignonville depuis le XVIe siècle le château du même nom. Evoquons, maintenant, plus longuement la richesse des archives départementales.
Les registres de notaires renseignent des domaines différents et, en premier lieu, la vie privée de nos ancêtres qui est l’aspect le plus difficile à cerner : inventaires après décès et ventes mobilières donnent des informations précises sur le nombre et l’aménagement des pièces, l’état et le prix du linge, des meubles, des couverts tandis que testaments, héritages, demandes de pension et contrats de mariage nous font entrer dans le jeu des relations familiales ; enfin, ventes, achats et emprunts nous mènent au cœur des stratégies sociales et donnent souvent de précieuses données généalogiques. Enfin, d’un acte surgit l’inattendu, ici la mention d’un oncle d’Aubin mort pour la République ; là, le stupéfiant destin de Simon Lavo, chirurgien major de l’expédition Lapérouse, né à Germignonville [3]. Ces imprévus sans valeur statistique ont leur intérêt dans l’évocation d’un itinéraire singulier.
- inventaire après décès Charles Francois, pere d’Aubin. AD Eure-Loir
La série U, consacrée à la justice, est une mine d’or, encore trop peu exploitée. Elle est pourtant d’une richesse incomparable pour appréhender la vie quotidienne de nos ancêtres. On y rencontre Aubin témoin dans une affaire de ratirage [4] [vol de terre…], son voisin qui bat sa femme ou encore le marchand de chevaux du village appelé à témoigner aux assises contre son courtier indélicat. Dépositions des témoins, interrogatoires et parfois aveux des coupables sont les seules remontées de mots dont nous sommes assurés qu’ils ont été prononcés par nos aïeux.
La série R – les affaires militaires - nous apprend qu’Aubin a échappé à la conscription, mais que son frère « bon pour le service » fut réformé à cause de sa petite taille (1,45 m) : cette série est la seule (avec les passeports intérieurs et les archives judiciaires) à donner un signalement physique.
- serie R taille et maladie de Pierre francois Denizet, frere d’Aubin. AD Eure-Loir
- Serie R signalement physique de Pierre Francois Denizet, frere d’Aubin. AD Eure-Loir
Les registres de conscription sont utiles en ce qu’ils sont un angle d’étude de la mobilité sociale et géographique entre deux générations puisque y sont portés la profession, la résidence du jeune homme et celle de ses parents.
Enfin, les sources relatives aux occupations étrangères apportent les noms des personnes victimes des abus, des réquisitions et l’inventaire de ce qui a été perdu.
Les autres pistes
La série M sur l’administration embrasse de très nombreux sujets. La série 3 M, par exemple, lève le voile sur les intrigues qui animent l’année 1816 où le beau-père d’Aubin signe une pétition qui défend le maire contre les dénonciations calomnieuses au préfet proféré par l’ancien maire, son beau-frère [5] ! L’atmosphère des Révolutions de 1830 et 1848 est également bien dépeinte : remise du drapeau, lecture de la constitution et réjouissances.
La série T concerne les instituteurs, leurs écoles, leurs méthodes d’enseignement. Les dossiers les plus profitables sont une nouvelle fois ceux qui font apparaître leurs relations conflictuelles avec les habitants de la commune que nous apprenons par des rapports et mieux, par des pétitions envoyées à la préfecture, à l’instar de celle des habitants de Viabon pour défendre l’instituteur du village, victime de rumeurs [6].
Autre notable de la commune, le curé peut être approché par la série V (où l’on trouve les rapports sur les contentieux les opposant aux paroissiens, les noms des membres du conseil de fabrique) et par les archives diocésaines qui conservent les registres des séminaires prodigues en éléments concrets sur la formation des futurs curés, tel le fils d’Aubin dont j’ai lu les sujets de composition, les notes et les appréciations.
- Stanislas Denizet, fils aine d’Aubin, cure de Chateaudun
J’ai peu exploité les séries 0, S et Q dans la mesure où elles auraient fait double emploi. Quelques exceptions : la série 4 0 est intéressante car elle présente les personnes qui ont testé en faveur des nécessiteux ; la série 2 S contient les plans d’alignement des communes qui indiquent pour chaque propriété concernée la nature des matériaux de construction et le nom des voisins. La série Q qui concerne l’enregistrement a été très peu utilisée : le dépouillement des actes de notaire a été exhaustif et la recherche faite auprès du bureau des hypothèques des arrondissements de Chartres et de Châteaudun n’a pas donné d’actes que je ne connaissais déjà.
Autre source à ne pas négliger : les almanachs. Pour la réédition de mon livre Enquête sur un paysan sans histoire , j’ai puisé dans les illustrations du Messager de la Beauce et du Perche. Le chartrain Auguste Hoyau qui en fut le dessinateur attitré a su croquer le monde paysan avant la généralisation de la photographie. Aubin et chacun de nos ancêtres peuvent se reconnaître dans ses dessins…
- almanach Messager de la Beauce et du Perche. la veillee 1854. AD Eure-Loir
Enfin, je me suis appuyé sur les travaux des historiens de cette période pour recontextualiser les faits rapportés. Je souligne toute ma dette à la thèse magistrale de Jean-Claude Farcy sur les Paysans beaucerons (SAEL, 1985).
A l’issue de mes recherches, j’avais en main des milliers de renseignements. Que j’ai triés, hiérarchisés puis assemblés à la manière d’un puzzle qui aurait compté des milliers de pièces sans modèle préconçu ni notice de montage. Mais son assemblage était guidé par une règle d’or : Aubin en était la pièce principale autour de laquelle devaient s’ordonner les autres au sein d’un cadre qui aurait ses horizons.
Le livre, après cinq ans de recherche et d’écriture….
Avec Aubin, dans le village de Germignonville, un petit monde s’anime : ses proches, c’est-à-dire sa mère, son épouse, son fils Stanislas, ses beaux-frères Gosme ; ses voisins Claye, Riché, Duguet, Lefèvre et Cointepoids ; les notables du village, le baron de Cambray, son régisseur Godin ; la sage-femme Legrand et le vieux Dorson, son mari. Sortis aussi de la poussière des archives, ils l’accompagnent encore au fil des pages. J’ai appris à connaître Aubin dont j’ignorais tout - paysan assez aisé, petit notable local, homme discret, mais estimé, catholique et conservateur -, j’ai cheminé avec lui dans son monde. Comme s’il faisait désormais partie de la famille.
Enfin réédité !