Pierre-Marie Le Page, l’ami intime et fidèle du petit séminaire de Pont-Croix, aujourd’hui vicaire à Morlaix, reçoit les serments d’Auguste Chuto [1] et de Josèphe Thomas, le mardi 9 octobre 1894 en l’église Sainte-Claire de Penhars. Le prêtre exprime longuement sa joie d’être là devant une assistance choisie. On y reconnaît M. Briot de La Mallerie, qui a marié les jeunes gens peu de temps auparavant, M. Le Floc’h, président de la Société d’agriculture, M. Chevalier, professeur départemental d’agriculture, et tous les notables de la région.
Dans son homélie, l’officiant revient sur les quelques années où sous le regard de Dieu et de la Bonne Mère, les deux amis eurent ces douces confidences, ces effusions de cœur dont le souvenir leur sera toujours cher. Quand vint l’heure tant redoutée de la séparation, Pierre-Marie Le Page pensait qu’Auguste le rejoindrait bientôt au grand séminaire, mais Dieu, qui appelle chacun là où il veut, en a décidé autrement. Le vicaire ajoute qu’à l’armée, le jeune Chuto fut surtout le soldat de Dieu, et qu’aujourd’hui, s’éveillent dans son âme ces élans de la foi qui feront la félicité et l’honneur de sa vie.
Se tournant alors vers Josèphe, jeune épouse appelée à devenir l’ornement et la joie du foyer, le prêtre continue : Née d’une famille profondément chrétienne, élevée par les soins d’une mère [2], le modèle des veuves, vous avez appris à joindre aux agréments de votre sexe les qualités qui font le vrai mérite. Après avoir repris à son compte la maxime de l’apôtre Paul : Portez les fardeaux l’un de l’autre, l’abbé souhaite beaucoup de bonheur aux jeunes mariés que Dieu a comblés de ses faveurs.
À la sortie de l’église, la mariée, à la physionomie quelque peu ingrate, porte un costume des plus riches et du meilleur goût. Pour "Le Finistère", garnis de larges bandes de velours, la jupe de drap noir et le corsage disparaissent sous les appliques d’or et d’argent en relief et les galons. Le tablier au fond bleu pâle, broché or et argent, est bordé de dentelles, également or et argent. Un bouquet de fleurs d’oranger et une broche de diamant complètent cette merveilleuse parure.
Le marié au visage déterminé n’est pas en reste pour étaler la bonne santé financière de sa famille. Le plastron de son jiletenn (gilet) en drap de laine bleue arbore plusieurs rangées de broderies aux couleurs flambloyantes et les pièces de velours situées au bas des manches sont suffisamment larges pour être remarquées. Un beau chupenn (veste sans manches) et un pantalon rayé à pont complètent cette tenue à la dernière mode. Les connaisseurs remarquent que les broderies des guides [3] du chapeau qu’il tient à la main sont accordées à celles du tablier de la mariée.
Mais quel habitant de Penhars prête attention à cet "étranger" [4] ? Tous les yeux sont tournés vers sa belle-mère. Au moment de monter dans une calèche, celle-ci est félicitée par plusieurs invités qui viennent d’apprendre que la première femme chevalier du Mérite agricole a été admise au grade d’officier [5]. Après un repas de noces interminable au dire d’Auguste, Josèphe revêt une robe blanche, constellée de paillettes d’or et d’argent, avant d’ouvrir le bal au premier étage du restaurant Quéléver, à Quimper. "Le Finistère" ajoute que les réjouissances ont continué pendant deux jours et adresse ses vœux de bonheur aux jeunes mariés. "Le Courrier de la Cornouaille" ne dit mot de ce mariage républicain. Nul ne connaît encore Auguste Chuto !
Le jeune couple s’installe à Kerviel, où il prend la place des Pennanec’h, partis habiter la ferme voisine de Kervalguen. L’infatigable Marie-Anne Cosmao s’aperçoit bien vite qu’elle perd au change. Autant Hervé Pennanec’h est courageux et ne rechigne pas à l’ouvrage, autant Auguste Chuto préfère marcher et méditer de longues heures, quand il ne chasse pas à Saint-Alouarn avec son frère. Tout juste consent-il à se rendre le samedi au marché de Quimper pour y vendre les produits de la ferme et à participer à la fabrication du cidre. Le travail ne va pas manquer car, cette année, la récolte de pommes est particulièrement abondante avec dix mille cinq cents kilogrammes.
Extrait du livre IIIe République et Taolennoù, Cléricaux contre laïcs en Basse-Bretagne