Comme le souligne Jean-Louis Beaucarnot dans son livre " Qui étaient nos ancêtres " : " Tous les généalogistes possèdent dans leur arbre une multitude d’aïeux largement dispersée, tant à travers la société que l’espace.
Une dispersion qui confirme pleinement l’affirmation de La Bruyère selon laquelle " tout homme descend d’un roi et d’un pendu. "
Je n’ai pas encore trouvé le roi mais j’ai trouvé le pendu ou plutôt le bagnard dans ma généalogie : Pierre CUCU est un de mes ancêtres (branche GOUPIL.)
" Si leur souvenir a été longtemps effacé de la mémoire familiale, les bagnards, au bénéfice de l’engouement pour la recherche généalogique, sont aujourd’hui considérés par les " chasseurs d’ancêtres " comme les " pièces les plus originales " des collections d’aïeux qu’ils s’efforcent de rassembler... Trois siècles après La Bruyère, les hommes et les femmes du XXIe siècle continuent donc à bel et bien de descendre à la fois de rois et de pendus. "
Pierre CUCU est né le mercredi 22 avril 1795 à Le Fidelaire (27), dans le hameau de la Chète. Il est l’enfant légitime de Pierre CUCU, marchand et d’Anne FUREL. Il exerce la profession de journalier à la naissance de son fils Louis, Pierre a 22 ans. Il épouse Marie Rose COQTERRE le mardi 29 février 1820 à Le Fidelaire. Il légitime Louis Pierre COQTERRE né le 26/02/1818.
Ce couple aura deux enfants :
- Louis Pierre CUCU né le jeudi 26 février 1818.
- Charles Cézar CUCU né le samedi 25 mars 1820.
Pierre CUCU a subi 3 jours d’emprisonnement pour vols de fèves (1826), 3 jours pour vol de seigle (1829), 13 mois pour vol de planches (1831) et 5 ans de réclusion pour vol, à l’aide d’escalade, la nuit (1833). Il est condamné à Evreux le 9 mars 1839 par la Cour d’Assises de l’Eure (27), à la peine des travaux forcés pour 20 ans, sans pourvoi, pour :
1°) vol de divers objets, la nuit, à plusieurs, à l’aide d’effraction extérieure, d’escalade et dans une dépendance d’habitation.
2°) plusieurs vols, à plusieurs, dans une maison habitée, à l’aide d’escalade et effraction (en récidive.).
Comme tous les condamnés au bagne de Brest, Il est certainement incarcéré d’abord à Bicêtre, un ancien hospice transformé en prison. On rend alors à Pierre les vêtements qu’il portait à son arrestation mais lacérés afin d’éviter toute tentative d’évasion.
Le 15 juillet 1839, il part pour Brest. Le transport s’effectue dans une voiture cellulaire inventée par M. GUILLOT. Le voyage dure 12 heures pour arriver au bagne. Là, Pierre est provisoirement " déferré " et est reçu par une commission composée par le sous-préfet qui dresse le procès verbal de réception après contrôle d’identité des forçats. Pierre est ensuite dépouillé de ses vêtements, lesquels sont immédiatement brûlés afin d’éliminer tout risque de maladie. Ensuite, il est lavé, rasé, tondu. Il reçoit alors un paquetage de vêtements. Depuis 1806, il se compose d’une casaque de laine, de deux chemises, de deux caleçons de toile, d’une vareuse de toile, d’un bonnet de laine rouge, d’une paire de bas et d’une paire de souliers. A partir de 1850, il se composera d’une casaque de laine, de trois chemises en toile, de trois pantalons de toile et un de laine jaune, d’un plet de laine rouge, d’un bonnet de laine et d’une paire de souliers. Le bonnet est rouge pour le condamné à temps et vert pour le condamné à perpétuité.
La description physique, son signalement détaillé, son origine, le motif de sa condamnation et la durée de sa peine son inscrite dans le " grand registre des chiourmes. " Au moment de son arrestation, Pierre résidait à Berville, arrondissement de Bernay, dans le département de l’Eure. Sa taille est de 1m625, ses cheveux et ses sourcils sont châtains, son front est haut et ridé, ses yeux sont gris, son nez long, sa bouche moyenne, son menton est fourchu, sa barbe est noire, son visage est ovale et ridé, son teint est coloré. Il a pour particularité d’avoir deux petites cicatrices, l’une au milieu du front et une autre au pouce gauche.
Après avoir reçu son paquetage, Pierre reçoit son numéro de matricule, le 21792, porté également sur ses vêtements. Celui-ci permet son identification en tant que bagnard. Ensuite, Pierre est enchaîné à un forçat plus ancien, avec qui il doit rester attaché au moins trois ans.
C’est alors que la vie au bagne commence.
Le bagne de Brest a été édifié entre 1750 et 1751 par l’architecte Antoine Choquet de Lindu, sur la rive gauche de la Penfell. C’est un long bâtiment qui se compose d’un pavillon central destiné à l’administration, aux agents de surveillance, aux chirurgiens et à l’aumônier. Dans la cour, se trouvent les baraques des forçats.
Au XIXe siècle, le bagne accueille entre 2600 et 3500 forçats en moyenne. Il en a reçu 70 000 durant son ouverture. Le plus célèbre des bagnards brestois est François Vidocq (1775-1857), qui s’évada en 1797 et qui deviendra ensuite espion de la police puis chef de la Sûreté. Vidocq décrit le bagne de façon saisissante : " chaque salle contient 28 lits de camp nommés bancs ou " tollards " sur lesquels couchent enchaînés 600 forçats. Ces longues files d’habits rouges, ces têtes rasées, ces yeux caves, ces visages déprimés, le cliquetis continuel des fers, tout concourt à pénétrer l’âme d’un secret effroi. "
Pierre subit une vie disciplinée, axée sur le travail pour lequel il reçoit parfois un petit pécule. Son emploi du temps est rigoureusement fixé. Il se lève à cinq heures en été, à six heures en hiver. L’hygiène est succincte. Depuis 1837, un règlement précise que le forçat doit se laver visage et mains tous les matins et les pieds tous les mois.
Le départ pour les chantiers a lieu entre sept et huit heures. En été, une partie des bagnards rentre entre onze heures trente et treize heures, l’autre, à dix huit heures. En hiver, la journée est continue : le retour a lieu à seize heures. Le dimanche, les travaux cessent à quatorze heures.
Pierre est nourri de pain, de vin et de légumes secs. Les rations sont suffisantes : les responsables du bagne ne veulent pas perdre leur main d’œuvre. De plus, il est possible d’obtenir des suppléments de l’extérieur en les payant.
Le coucher du forçat a lieu a vingt heures. Il s’allonge sur une pièce de bois incliné, le tola, qui sert de lit à 24 condamnés. Il utilise un sac de toile rempli d’herbes pour s’allonger dessus. Cette promiscuité favorise l’homosexualité entre condamnés. Ceux-ci sont d’ailleurs interdits de messe, entre 1832 et 1840.
La discipline du bagne est implacable, et les rigueurs des travaux forcés n’améliorent pas la situation du bagnard. La surveillance est accrue grâce à des mesures de sécurité particulières : à l’extrémité de chaque salle, une pièce à canon chargée à la mitraille est placée sur une estrade pour prévenir des révoltes de la chiourme. De plus, un certain nombre de peines est prévu pour les plus rebelles. Le code pénal de la chiourme est différent pour les bonnets rouges et pour les bonnets verts. Les peines les plus souvent appliquées sont la double chaîne, le retranchement du vin, le cachot et la bastonnade. En fait, il existe une liste des méfaits et une hiérarchie des peines. La liste des méfaits susceptibles de bastonnades est longue et éloquente : on recense tentative d’évasion, le vol, l’ivresse, le comportement de mœurs déplacées qui puni les homosexuels, le jeu, le refus de travailler, mais aussi des motifs plus saugrenus comme " l’introduction de poux dans la chambre mis dans un papier. " On trouve d’autres types de peines comme la séquestration dans un cachot, très éprouvante, ou la pendaison aux anneaux ou à une vergue de galère ce qui est fatal au prisonnier condamné.
Cette vie de " galère " est de plus en plus difficile à supporter. Pierre réfléchit à un plan d’évasion. Il sait que la tentative d’évasion n’est pas un motif d’exécution. Il s’évade le 10 août 1843 mais il est repris dans le port et intégré le même jour.
S’évader du bagne est une opération particulièrement difficile. Le bagnard est étroitement surveillé. Les évasions réussies sont rares : 14 seulement sur 350 entre 1830 et 1836. Le nombre de prisonniers repris, plus élevé que dans d’autres bagnes s’explique par la nature accidentée du terrain, le fait que le prisonnier ne parle pas forcement breton, et surtout par la présence de bandes de gitans qui, cachés dans les rochers du bagne, dénonçaient et parfois poursuivaient à l’appelle du " tonnerre de Brest " (un énorme canon qui tirait trois coups lorsqu’une évasion étaient constatée) les forçats échappés.
Les libérations et les mesures de grâce sont rares. Une ordonnance en 1826 prescrit que, Brest, du fait de sa sûreté, accueille les condamnés à plus de 10 ans. Cette ordonnance fut vite abandonnée mais force est de constatée alors que plus de la moitié des bagnards de Brest sont condamnés à perpétuité.
Les fautes les plus graves sont du ressort du Tribunal maritime. Les exécutions capitales sont peu nombreuses. On en compte une par an durant le XIXe siècle.
Le lundi 19 octobre 1846, Pierre perd son épouse Marie, âgée de 61 ans. Il a 51 ans et est bagnard depuis plus de 7 ans. Il recevra cette nouvelle certainement bien plus tard.
Les bagnards constituent une menace pour la tranquillité de Brest. Le travail en commun des ouvriers libres et des bagnards conduit à une ambiance détestable. Le vol est élevé à la hauteur d’une institution dans l’arsenal et, à l’exemple des forçats, les ouvriers libres finissent par voler encore plus qu’eux. La débauche aussi règne dans le bagne, et les cas d’homosexualité sont assez fréquents.
Force est alors de constater qu’en ce milieu de XIXe siècle, le bagne ne remplit plus sa mission. S’il fournit une main-d’œuvre à bon marché à l’arsenal, il crée une concurrence déloyale aux ouvriers de la ville, réduit leurs moyens d’existence et entrave le développement du port. En outre, il maintient au cœur de Brest un foyer de désordre. Ce sont ces raisons qui conduisent de nombreux protestataires, dont le baron Tupinier, qui a été directeur des ports et arsenaux de 1823 à 1843, à réclamer la suppression des bagnes. Des préoccupations humanitaires s’y ajoutent, et peu à peu des campagnes s’organisent. En 1852, Le Moniteur publie un décret sur la transportation à la Guyane des condamnés aux travaux forcés détenus dans les bagnes de la métropole. Une loi du 30 mai 1854 en précise les modalités d’application et dispose que les peines de travaux forcés seraient subies dans des possessions coloniales autres que l’Algérie.
Pierre CUCU est blessé ou malade, il est soigné à l’hôpital du bagne. Il bénéficie alors du même régime qu’un marin soigné à l’hôpital maritime.
Pierre CUCU meurt le mardi 6 mai 1856 aux hôpitaux maritimes. Il a 61 ans.
Vidé de ses habitants en 1858, le bagne de Brest fut converti en dépôt de matériel. Hôpital complémentaire pendant la première guerre mondiale, centre de réforme, puis de nouveau magasin, il finit ses jours sous les pics des démolisseurs en 1947.
Vocabulaire :
- Argousin : gardien chargé de la garde des fers.
- Chaîne : convoi de forçats.
- Chiourme : à l’origine, les rameurs d’une galère ; plus tard, les condamnés au bagne.
- Comite ou Côme : agent chargé de la police des salles.
- Garde-chiourme : agent de surveillance. Ils sont dirigés par un commissaire, haut fonctionnaire de la marine responsable de la police intérieure du bagne.
- Paillot : forçat chargé des tâches de secrétariat. La pale est, lui, chargé de la distribution de la nourriture.
- Pertuisanier : agent du bagne escortant les forçats sur leur lieu de travail.
- Tola : pièce de bois inclinée qui sert de lit à 24 condamnés.
Le paquetage du bagnard :
Contrairement aux matelots qui, à l’époque, n’ont pas d’uniforme spécifique, les forçats disposent d’une tenue réglementaire. Mais c’est pour mieux les reconnaître.
- Le vêtement : La tenue du bagnard comprend une casaque, deux caleçons, une vareuse, deux chemises et un bonnet de laine. Le col de la casaque et le bonnet ont une couleur spécifique en fonction de la peine, par exemple, rouge pour les condamnés à temps.
- Les chaînes : Une chaîne pour le travail simple, dit de fatigue. Elle est fixée à la cheville du détenu par une manille, ou manicle.
- La gamelle : Comme la cuillère, elle est en bois. Il n’est pas question que les bagnards aient fourchette et couteau. En fait, ils mangent avec leurs doigts.
- La couverture : C’est la seule pièce de tissu qui sert aux bagnards à se protéger la nuit, lorsqu’ils sont enchaînés sur leurs tolas.
- Les chaussures et la ceinture : Les chaussures en vilain cuir sont accompagnées d’une paire de bas. Le crochet du ceinturon sert à accrocher la chaîne.
- Le matricule : Sur chaque pièce de l’habillement est inscrit le matricule du détenu. Porté, sur un registre, ce numéro permet d’identifier le bagnard.
- Châtiments corporels, de la bastonnade à la mort : Les forçats qui commettent une faute grave passent devant le tribunal maritime spécial. La bastonnade, à l’aide d’un cordage goudronné de 65 cm de long, est infligée aux voleurs. La peine de mort sanctionne les assassinats. Elle est rare, environ une par an.
Sources :
- Archives départementale de l’Eure : actes de naissances, mariages, décès de Pierre CUCU et ses enfants.
- Archives de l’arrondissement Maritime de Brest : registre matricule de Pierre CUCU.
Bibliographie :
- Le bagne de Brest : Annie HENWOOD, préface et introduction de Philippe HENWOOD, Conservateur des Archives de l’arrondissement Maritime de Brest.
- Quand Brest abritait le bagne : Roger PAUL, Périodique : Les cahiers de l’Iroise Année 03/1961.
- Bagnards à Brest : Philippe HENWOOD, Mémoire Année 02/1997 - Le bagne de Brest : Catherine Le DEROFF, Sous la direction de Philippe JARNOUX professeur d’histoire faculté Victor Segalen Mémoire Année 1996/1997.
- Le bagne de Brest : Vidocq s’en est évadé : Article du Télégramme Année 11/1998.
- Mission du bagne de Brest : Léon AUBINEAU, Documentaire Année 1810.
- La prison, le Bagne, et L’histoire : Jacques PETIT, Livre Année 1980 - Visite au bagne de Brest : C. LUCAS, Gazette des Tribunaux Année 10-11/1828.
- Bagnes, prisons et criminels : B. APPERT, Année 1836.
- Le bagne de Brest : H. DEIN, Revue de Paris, nouvelle série, t1, p.258-290 Année 1839.
- Mémoires sur l’état actuel des bagnes en France : V. GLEIZES, Annales Maritimes et coloniales, t.72, p5-p45 Année 1840.
- Les bagnes, histoire, types, mœurs, mystères : M. ALHOY, Documentaire Année 1845.
- Histoires des bagnes, depuis leur création jusqu’à nos jours : P. ZACCONE.
- La vie quotidienne dans les bagnes : R. PRIGENT, Documentaire Année 1973.
- Plan de Brest et de ses environs : Document papier, bibliothèque de la marine BREST Année 1760.
- Plan du bagne de Brest : Document papier, bibliothèque de la marine BREST Année 1748.
- Interview de Philippe JARNOUX : Professeur d’histoire faculté Victor Segalen.