Lors d’une discussion à bâtons rompus à l’heure de l’apéritif, un ami me disait que lors d’un séjour dans son village natal du Haut Jura, il avait noté qu’un de ses oncles – ou grand-oncle – pourtant décédé lors de la Grande Guerre ne figurait pas sur le monument aux Morts.
Si dans un si petit village un tel oubli avait été possible, qu’en était-il dans une bourgade plus grande telle que celle de Vénissieux ? Certes, à cette époque, ce n’était pas encore une très grande ville, mais le recensement de 1911 lui attribue quand même 4.939 habitants. Elle dépassera les 8.000 habitants lors du recensement suivant en 1921.
Peu après, j’apprends l’existence du projet avorté du ‘Livre d’Or’ initié par la loi du 25 octobre 1919 « relative à la commémoration et à la glorification des morts pour la France au cours de la Grande Guerre » ainsi que la mise en ligne des listes communales préparatoires sur le site des Archives Nationales.
L’occasion était trop belle pour comparer les noms gravés sur le monument aux Morts 1914/1918 et cette liste établie quelques années plus tard, et, si différences il y avait, tenter de les expliquer grâce aux documents que pourraient posséder les Archives Municipales.
- La Classe 1914 de Vénissieux
Le monument aux Morts 1914/1918 de Vénissieux (164 noms)
(d’après ’Vénissieux la rebelle’ de Maurice Corbel, 1977)
Dès 1915, la municipalité projette d’ériger un monument commémoratif à la mémoire des morts de la guerre. En octobre 1920, le secrétaire d’une des deux associations d’anciens combattants de Vénissieux s’inquiète du retard pris dans la mise en place de ce monument. Le maire répond peu après que le projet initial est devenu trop cher : évalué à 32 815 francs à la fin de la guerre, il est passé à 50 000 francs deux ans plus tard du fait de l’augmentation du coût de la vie. On se décide alors de se passer d’architecte et d’en confier la construction à une coopérative, l’Union des travailleurs de la pierre et du marbre, qui s’engage sur la base des devis d’origine. Certes, le projet est moins ambitieux mais on conserve des plans d’origine la stèle de forme pyramidale surmontée d’un coq.
Son emplacement fait débat : sur une place publique, comme le souhaitaient les anciens combattants, ou au cimetière, proposition du Conseil municipal ?
Le Conseil enlèvera la décision.
Autre débat : l’inscription sur la stèle. « Vénissieux, à la gloire de ses fils morts pour la patrie », proposition initiale, ou « Aux enfants de Vénissieux victimes de la Grande Guerre », ou encore « Aux enfants de Vénissieux morts pour la France » ?
Après d’âpres débats, cette dernière proposition fut acceptée à 11 voix contre 6 par le Conseil du 28 mars 1921.
Le monument fut inauguré le 3 juillet 1922 dans l’ancien cimetière, rue Catherine de Chaponay, du nom de la propriétaire qui avait légué un terrain à la ville pour y transférer le cimetière devenu trop exigu situé derrière l’église depuis toujours.
Le Livre d’Or de Vénissieux (145 noms)
Voici les premiers articles de la loi du 25 octobre 1919 :
le Président de la République promulgue la loi dont la teneur suit :
Art. 1er. - Les noms des combattants des armées de terre et de mer ayant servi sous les plis du drapeau français et morts pour la France, au cours de la guerre de 1914-1918, seront inscrits sur des registres déposés au Panthéon.
Art. 2. - Sur ces registres figureront, en outre, les noms des non-combattants qui auront succombé à la suite d’actes de violence commis par l’ennemi, soit dans l’exercice de fonctions publiques, soit dans l’accomplissement de leur devoir de citoyen.
Art. 3. - L’État remettra à chaque commune un livre d’or sur lequel seront inscrits les noms des combattants des armées de terre et de mer, morts pour la France, nés ou résidant dans la commune.
Ce livre d’or sera déposé dans une des salles de la commune et tenu à la disposition des habitants de la commune.
Pour les Français nés ou résidant à l’étranger, le livre d’or sera déposé au consulat dont la juridiction s’étend sur la commune où est né ou a résidé le combattant mort pour la patrie.
Art. 4 – Un monument national commémoratif des héros de la grande guerre tombés au champ d’honneur sera élevé à Paris ou dans les environs immédiats de la capitale.
Le ministère des Pensions récemment crée est chargé de constituer ces listes pour chaque commune. Cependant, la charge de travail est gigantesque (on estime généralement à 1 400 000 le nombre soldats français tués lors de cette guerre), les moyens matériels ne sont pas ceux que nous connaissons aujourd’hui : les premiers résultats ne sont disponibles que 10 ans plus tard, vers 1929.
Ils sont alors adressés à chaque maire pour vérification et amendement, d’où de nombreux échanges de courrier, un flou certain existant quant aux personnes qui devaient être mentionnées sur ces registres : natifs de la commune ? y demeurant lors de la mobilisation ? ... Hélas ces courriers ne sont pas disponibles en ligne.
En 1935, les dispositions matérielles sont fixées et tout paraît prêt pour que ce projet se concrétise. Mais les contraintes budgétaires puis le début de la Seconde Guerre mondiale y mettent définitivement fin.
Les listes préparatoires concernant chaque commune sont cependant disponibles sur Internet.
Comme on le voit, il y a une différence assez importante (19) entre le monument au Morts et le Livre d’Or. En réalité, 22 personnes sont gravées sur le monument et absentes du Livre, tandis que 3 sont inscrites sur ce Livre d’Or mais absentes du monument
Les Archives Municipales de Vénissieux (187 noms)
Je pensais trouver des explications à cette différence aux Archives municipales en consultant par exemple les comptes-rendus des commissions qui ont certainement été créées pour suivre ce dossier. Si ces écrits ont existé, ils n’ont pas été conservés.
Il a fallu se résoudre à ne pas élucider cette différence comme initialement prévu.
Cependant, un certain nombre d’éléments très intéressants se trouvait dans les deux cartons d’archives relatifs à cette période et à ces hommes :
- une liste manuscrite sans titre et non datée de 66 noms avec leur garnison et leur adresse civile, établie vraisemblablement en novembre 1916 sur une feuille volante. Tous les soldats cités sur cette liste ont été tués pendant le conflit. Il y en a 7 qui ne figurent ni sur le monument ni sur le Livre d’Or.
- une affiche manuscrite ( 60cm x 90cm) préparatoire à la gravure des noms sur le monument aux Morts, qui avait du être affichée dans le hall de la mairie et avait du y rester un certain temps puisqu’on voit des traces de rouille à l’emplacement des têtes des punaises utilisées pour la fixer, avec cette invite :
Cette liste devant être gravée sur le Monument élevé à la mémoire des Enfants de Vénissieux ’’Morts pour la France’’ doit être rigoureusement exacte. En conséquence, les personnes qui ont à présenter des observations sur les erreurs ou omissions qu’on a pu faire sont priées de bien vouloir s’adresse en Mairie pour que rectification soit faite.
Elle présente 141 noms, ce qui signifie que 24 familles au moins (pour atteindre les 165 noms gravés) se sont adressées à la mairie pour que leur disparu soit rajouté sur le monument. On notera qu’un nom figurant sur cette affiche (Louis-François Trouillet) n’a pas été repris sur le monument.
- un cahier de 4 feuilles dactylographiées avec quelques ajouts manuscrits, non daté, intitulé :
Il comporte 182 noms (dont 16 inconnus jusqu’alors) avec, la plupart du temps, la date et le lieu du décès, ainsi que la date de transcription de ce décès sur le registre de l’état civil si cet acte a été enregistré à Vénissieux (parfois plusieurs années plus tard).
Pour plus de facilités pour la suite, j’ai nommé ce cahier ‘Livre 1923’, date probable à laquelle il a été établi.
- enfin, un nombre important de messages, télégrammes, notes, etc.… concernant tel ou tel Poilu :
- 370 avis de décès (la même information pouvant émaner de plusieurs sources)
- 47 avis de disparition (parfois suivis de l’avis de décès)
- 62 avis de transfert de corps
- 41 avis de rapatriement du corps sur Vénissieux.
Ces 520 messages concernent 187 hommes, dont 15 nouveaux, inconnus sur les documents précédents.
D’autre messages existent mais ne concernent pas directement le sujet, tel que des informations concernant des prisonniers de guerre détenus en Allemagne.
Les Registres de l’état-civil et les Registres Matricules
Enfin, l’analyse systématique des actes de naissance de Vénissieux entre 1868 (première année de naissance possible des hommes rappelés) et 1900, des actes de décès de 1868 à 1918 et des registres matricules entre 1888 et 1918 m’ont permis de retrouver 10 soldats natifs de Vénissieux qui n’avaient été cités nulle part auparavant, habitant en dehors de la ville à leur décès.
Pour être exhaustif, j’aurais pu ajouter 21 soldats natifs du quartier de Saint-Fons avant que cette section ne devienne une commune indépendante le 27 mars 1888 car ils sont administrativement nés à Vénissieux. Mais tel ne fut pas mon choix.
En prenant en compte l’ensemble de ces sources, j’ai pu établir une liste de 216 soldats morts durant la Grande Guerre et ayant un lien, quelquefois assez ténu, avec Vénissieux.
Sources principales d’informations sur ces soldats
D’abord, le site Mémoire de Hommes du Ministère de la Défense offre quantité de renseignements :
- la liste officielle (bien que pas nécessairement exhaustive) des ‘morts pour la France’ sur laquelle on peut relever les données permettant de débuter les recherches (naissance, décès, quelques information militaires….)
- les Journaux de Marche et des Opérations qui, lorsqu’ils ont été conservés, relatent au jour le jour les actions des unités engagées dans le combat,
- la base des sépultures de guerre qui permet de connaître le lieu d’inhumation des soldats reposant dans les nécropoles nationales ou dans les carrés militaires communaux entretenus par le ministère de la Défense.
Ensuite, les sites des Archives Départementales en ligne permettent la plupart du temps de visualiser les actes de naissance, de mariage et de décès, riches d’informations.
Lorsque ces recherches n’aboutissent pas, il reste la solution du courrier adressé aux mairies concernées. Il convient ici de remercier tous les employés municipaux, parfois dans de très petits villages, qui prennent le temps de répondre à ces demandes.
On trouve aussi aux Archives départementales les ‘Registres Matricule’, retraçant la vie militaire de chaque homme : leurs grade et régiment(s), leurs décorations, leurs démêlés avec la Justice, etc. Chaque fiche donne aussi une description physique succincte, le degré d’instruction, …
Puis des sites spécialisés en généalogie tels que Généanet ou Généabank m’ont permis de vérifier quelques hypothèses et trouver quelques mariages.
Enfin, un nombre incalculable de sites, forums ou blogs dédiés à cette guerre dont l’énumération est impossible mais qui m’ont permis d’avancer dans ces recherches.
‘’Ils ne mourraient pas tous, mais tous étaient frappés ...’’
En plus de ces hommes décédés durant le conflit, un grand nombre de Vénissians y participèrent et survécurent, certains durement touchés, d’autres sans séquelles physiques, mais probablement aucun n’en est sorti totalement indemne.
Entre 1868 et 1900, en ne prenant pas en compte les naissances survenues dans le quartier de Saint Fons qui deviendra indépendant en 1888 comme on l’a vu, 1.200 actes de naissances de garçons furent enregistrés à l’État civil (sans compter les enfants mort-nés, de l’ordre de 5%). J’ai trouvé la date de décès pour 818 d’entre eux : la mortalité en bas âge était importante et 269 ne parvinrent pas à l’âge du Conseil de Révision qui se passait à 20 ans :
42 autres ayant été reconnus ‘’Bons pour le Service’’ lors du Conseil de Révision sont décédés avant le déclenchement des hostilités. Il faut dire que les plus anciens rappelés pouvaient avoir l’âge déjà respectable de 49 ans en 1914 !
J’ai trouvé le Registre Matricule pour 646 de ces natifs de Vénissieux et si quelques uns ont échappé à la mobilisation (employés au Gaz ou à la Société PLM - ancêtre de la SNCF), et si quelques autres, les plus anciens, n’ont fait que quelques mois avant d’être détachés dans des sociétés civiles œuvrant pour la guerre (sociétés chimiques, aviation, automobile, ...), et enfin, si quelques rares hommes ont été réformés pour des problèmes physiques ou mentaux, la grande majorité est parti combattre dans le Nord-Est de la France.
On doit rajouter 377 hommes non natifs de Vénissieux, mais y habitant lors de leur Conseil de Révision. La plupart (297) venaient du Rhône, de la Loire ou de l’Isère toute proche (Feyzin, Corbas et Saint-Priest par exemple dépendaient encore de département de l’Isère) mais il y en avait qui venaient de beaucoup plus loin : d’Ukraine, d’Allemagne, du département du Nord ou de celui de la Dordogne pour ne citer que les plus éloignés.
On peut donc estimer qu’environ 1200 vénissians ou ’assimilés’ furent engagés dans ce conflit, soit presque le quart de la population !