Petits paysans ou « coqs de villages » : les laboureurs dans la société
Derrière ce mot générique fréquent, « laboureurs », se cachaient des réalités très différentes, dans l’espace et dans le temps.
D’une région à une autre le mot n’a pas forcement la même valeur. En Ile-de-France, le laboureur était souvent un « coq de village », un gros fermier puissant. En Normandie, le laboureur se situait au milieu de la société rurale, entre le fermier (en haut) et le manouvrier (en bas). Il s’agissait-là de laboureurs à charrue, comme on dit parfois dans les archives, qui avaient un train de culture, un cheptel vif et des capitaux.
Mais, dans une même province, on trouvait aussi bien des « coqs de village » et de petits laboureurs à bras ayant moins d’un hectare de terre. Un laboureur à bras est un laboureur qui n’a d’autres moyens de travail que ses bras.
En ce qui concerne nos deux familles, les NYON (ou NION) - ma branche Isabelle - originaire du Pays de Caux (76) et les LE SENECAL (LESENECAL) - ma branche Touzard - originaire de la Manche (50), les premiers étaient plutôt de type bourgeois quant au second, nous pouvons supposer qu’ils étaient plus modestes.
Les NION (NYON) étaient en haut de l’échelle économique et sociale villageoise.
Mon sosa/réf. 1176 l’honorable homme [1]
François NION est le fils légitime de François NYON, Laboureur et de Geneviève MASQUEREL. Il épouse Marie Françoise LE CLER, la fille légitime d’Adrien LE CLER et de Françoise LE SAUNIER. Leur mariage religieux est célébré le lundi 11 février 1692 à Lammerville ? (76). Il est notifié dans les actes Noble Demoiselle.
Adrien LE CLERC est Escuier (ou écuyer) [2]
demeurant en la paroisse de Saint Mars (76), enclos de Belmesnil (élection d’Arques), maintenu le 16 décembre 1667.
On peut le classer dans la catégorie des « fermiers laboureurs », des « marchands laboureurs » propriétaires de leurs terres qu’ils cultivent. Il est autonome, aisé. Arrivé à ce stade, il est un notable, pour preuve on lui attribue le titre d’Honorable Homme.
Il est en fait un entrepreneur qui lui permet de se marier avec une noble. Il ne dédaigne pas d’arrondir son patrimoine en acquérant çà et là, quelques ouvrées de terre. Cela quitte à emprunter de l’argent - ou aussi à en prêter lui-même... l’honorable homme François NION a les moyens d’acheter une pièce de terre des frères Mignoneau, bourgeois de Paris à Saint-Ouen-Prend-En-Bourse, en 1714, lesquels en avaient hérité de Damoiselle Catherine PETIT, leur cousine, veuve de François PAON, Sieur de Saint-Amand, fils et héritier de Pierre PAON, Ecuyer Garde du Corps de son Altesse Monseigneur le duc d’Orléans, Précédent possesseur de ce même fonds (Bibliothèque Nationale). Dans le Fonds le Corbeiller à Dieppe on peut lire Isaac Louis NION, Elu, petit fils et héritier de François NION qui représentait René ? MIGNONNEAU qui représentait ??? MIGNONNEAU. le sieur Paon de Saint Amand.
Un tel homme est par ailleurs générateur d’embauche, puisqu’il entretient une domesticité permanente, à laquelle s’ajoute chaque été une brochette de travailleurs saisonniers, engagés le temps des gros travaux. C’est un capitaliste qui n’hésite pas à prendre des risques. Sa fortune est surtout immobilière (attelage, troupeaux, récoltes...), il n’est jamais à l’abri d’une conjoncture difficile ou d’une catastrophe naturelle, comme une mauvaise récolte, une plante parasite, le gel ou la sécheresse. Marié à une dame noble, il assure ses arrières. En cas de coup dur, il peut plus facilement emprunter.
Notre gros laboureur donne le jour a une famille nombreuse composée de six enfants dont 4 garçons et 2 filles.
Il se retrouve avec des filles à marier et des fils à établir, qu’il n’hésite pas à disperser à travers le monde dans lequel il évolue, les mariant ou les plaçant auprès de ceux avec lesquels il était en relation de travail :
Laurent sera Curé et doyen de Canville, Conseiller en l’élection d’Arques. Personnage important, Il est inhumé dans le cœur de l’église de Canville.
Il va marier sa fille Marie à un gros laboureur François POULLET.
Dans l’acte de mariage, il est précisé le titre de François : Honorable Homme Maître Laboureur. Suivant la gabelle de 1747, il tient une ferme de 100 acres (l’équivalent de 50 hectares, ce qui est considérable à cette époque - voir annexe « valeur de l’acre), possède 6 chevaux, 4 vaches et 1 troupeau pour 57 pots de sels pour lui, sa femme, ses 2 enfants et ses 5 domestiques ; Elu en l’élection d’Arques avec BIGOT (C 1954 /1775/1790), né à Beaunay en mars ou avril 1709 et décédé le 15 juillet 1758, inhumé dans la nef. Son plus vieil ancêtre connu pourrait être un certain Nicolas POULLET, escuier, marié avec Anne de Bacquel.
Blason des POULLET : d’azur à la fleur de lys d’or à la bordure engrêlé du même - référence Pierre L’ESTOURMY (Neufchâtel).
Nicolas sera lui aussi laboureur.
Louis sera Marchand Laboureur de Grainville la Renard (et Brametot).
Les LE SENECAL, plus modeste peuvent se situer dans le cas de figure médian des laboureurs qui cultivaient et élevaient du bétail.
Herve LE SENECAL voit le jour le mardi 3 mars 1739 à St-Martin-des-Champs ? (50) - mon sosa n°468 - Il est le fils légitime de Herve LESENECAL et de Madeleine GIBON. Il épouse Marie Anne BUCAILLE, la fille légitime de Jean BUCAILLE et de Marie Elisabeth GOSSET. Son fils Hervé né vers 1795 aux Champs-de-Losques ? (50) sera lui aussi Laboureur.
La meilleure vue d’ensemble du travail du laboureur nous est sans doute donnée par Olivier de Serres dans son traité monumental : Le théâtre d’agriculture et mesnage des champs, publié en 1600. Il consacre un chapitre entier au labourage, en évoquant tour à tour les différentes tâches du laboureur : préparer la terre (essarter, épierrer, aménager des fossés), labourer (avec bœuf, cheval, mulet, âne), fumer la terre, semer, sarcler, moissonner, conserver les blés. Il détaille aussi l’élevage.
Si l’on considère que Les LE SENECAL sont classés parmi les laboureurs classiques de Normandie, nous pouvons supposer qu’ils possèdent un attelage avec deux chevaux de labour, une charrue, une charrette, des vaches, des porcs et une exploitation variant entre six et quinze hectares. Afin d’avoir une idée précise de leurs biens, il nous reste à consulter les inventaires après-décès qui est une source archiviste très précieuse. L’inventaire après-décès d’un laboureur énumère meubles, vaisselles, mais aussi et surtout bêtes et outils et qui permettent de mesurer la taille de l’exploitation.
« Valeur de l’acre » : Le nombre d’acres est également un critère important. On estime usuellement l’acre normand à ½ hectare. Je ne résiste cependant pas à retranscrire la définition du dictionnaire « Furetière » de 1690 : « ACRE. s. m. Mesure de terre qui se dit particulièrement en Normandie, qui contient 160. perches. L’ acre du bois est de 4. vergées, la vergée de 40. perches, la perche de 24. pieds, le pied de 24. pouces, & le pouce de 12. lignes : mais tout cela diffère selon les lieux.
Dans un Registre de la Chambre des Comptes il est dit, que l’ acre contient quatre vergées, dont il en faut deux pour l’arpent ; qu’une vergée contient quarante perches de terre, & chaque perche contient 24. semelles de pied. Chez les Anglais l’ acre contient 16. perches en longueur, & autant en largeur. »
Mais en réalité, au XVIIe siècle, la plus grande anarchie règne pour tout ce qui est système de mesures. Chaque paroisse possède ses propres systèmes, tous calqués sur celui-ci.. Mais les unités sont variables en quantité d’une paroisse à l’autre, et même, au sein d’une même paroisse, dans le temps. Ainsi, à titre d’exemple, un document non daté mais de cette époque, indique une mesure de 1 Acre 22 Perches en mesure de Fécamp et donne une valeur de 2 acres 1 Vergée 29 Perches en mesure de Rouen pour équivalente.
Nous avons des données que les registres paroissiaux ne permettent pas de faire apparaître : position d’un individu par rapport à sa famille, position par rapport à un environnement professionnel, estimation (discutable) de la « position sociale ».
Le terme "laboureur", si fréquent dans les actes paroissiaux utilisés en généalogie, caractérise surtout le 17e siècle. Il fut ensuite remplacé. Le mot laboureur subsista dans les provinces de l’ouest et du centre, depuis la Bretagne jusqu’au Forez ou l’Auvergne. Partout ailleurs, la dénomination "laboureur" diminua sans cesse, au profit de celle de "cultivateur" qui s’imposa au cours des 18e et 19e siècles.
Sources :
- Etude à partir de ma généalogie personnelle sur Héridis pro 8.1.0
- Dictionnaire de Furetière (1690)
- Références bibliographiques :
- gabelle de 1747 : source Marielle Gricourt
- ronde généalogique Laisné : 1)Députés & comparants : Charles Poullet, syndic de Beaunay , Bonaventure Poulet, député de Bonnetot, Fr .Poullet à Bracquemont, Louis & Pierre Poullet, députés des Cent-Acres, Romain Poulet,député de La Crique, Adrien Poulet, député de Sainte Geneviève en Caux,Ch. Poulé à Wanchy. 2)Députés & comparants : P. Nion à Auppegard, Isaac Nion Conseiller du Roy député de Omonville
- "Qui étaient nos ancêtres" de Jean-Louis BEAUCARNOT