Le miroir aux alouettes…
Cet objet insolite fait partie de ces survivances étonnantes ; comme l’immense majorité des citadins et le plus grand nombre de ruraux, je ne l’ai rencontré qu’au cours de mes innombrables lectures et sans avoir la moindre idée de quoi il pouvait s’agir.
Pourtant un jour, il a quitté mes livres pour s’inviter dans une de mes discussion avec Catherine, voisine et amie, comme moi en terre d’exil dans notre belle Martinique : elle connaissait ma passion pour les vieux outils et autres objets du temps d’antan et elle me confia que, parmi ses trouvailles chinées au fil des années dans les brocantes et remisées dans sa vieille ferme de Haute Loire figurait le mythique ustensile.
Dès lors la curiosité me tenaillait : il me fallait absolument en constater de visu la réalité physique et la palper ; une escapade en Auvergne s’imposait donc lors de notre prochain séjour métropolitain.
Quelques mois plus tard, ce fut chose faite ; le minuscule hameau où nichait le refuge de Catherine ne comportait qu’une quinzaine de maisons et à peine le double d’habitants ; à peine la porte franchie, je remarquai l’étrange particularité des fermes du cru : les poutres du plafond supportant le plancher de l’étage n‘étaient pas de section carrée comme il est d’usage ailleurs, mais affichaient un beau galbe circulaire [1]…
Bien sûr, Catherine prit un malin plaisir à retarder quelque peu ma rencontre avec l’objet de mon attente, mais elle finit par revenir avec son trophée :
À vrai dire, l’objet m’étonna car de miroir, il n’en avait que le nom : en fait la planchette supérieure ne comprenait aucune surface réfléchissante, mais seulement douze éclats de verre colorés incrustés sur chaque face ; la tige tronconique destinée à être placée dans une loge (située dans la main gauche sur la photo) fixée en terre se met en mouvement en tirant sur la corde ; la réflexion du soleil sur les biseaux attire la curiosité des alouettes qu’il n’y a plus qu’à capturer au filet.
L’étape suivante est la confection du fameux pâté d’alouette (… Guillaume et Guillaumette…) dont ma grand-mère Victorine me chantait la comptine :
Cet objet était certes d’une étonnante et rustique ingéniosité, mais son usage n’était pas vraiment indispensable à la vie quotidienne de nos ancêtres ; alors pourquoi diable est-il resté si bien présent dans notre vocabulaire ?
Le Bourdaloue
Bien sûr, Catherine ne limita pas sa visite guidée au plus étrange article de sa collection et je me suis régalé les rétines d’une multitude d’objets très banaux ou plus insolites du terroir auvergnat.
Une vitrine attira particulièrement mon attention : elle contenait une impressionnante collection de saucières de belle facture.
L’une d’entre elles m’interpela par la présence de deux anomalies : d’une part sa taille qui dépassait nettement celles des autres et d’autre part la surprenante absence de la cloison médiane indispensable à la séparation des phases grasse et aqueuse…
Amusée par ma perplexité devant ces difformités et avec un petit sourire satisfait, elle m’asséna péremptoirement : « C’est normal qu’elle soit différente des autres saucières, puisque ce n’en est pas une ! C’est un bourdaloue … ».
L’avantage d’avoir beaucoup lu et une bonne mémoire est d’avoir en tête une sérieuse banque de données … Bourdaloue … Bourdaloue… le nom ne m’était pas inconnu, mais il me fallu néanmoins quelques secondes pour retrouver la référence : … Bourdaloue, l’alter ego et successeur de Bossuet … les sermons de Bourdaloue… sous Louis XIV …
Mais quel rapport peut-il y avoir entre notre récipient et ce prélat rigoriste ?
Catherine fut ravie de m’apporter ses lumières :
Aujourd’hui, il nous est bien difficile de comprendre l’immense engouement des dames de la Cour pour les prédications du père jésuite Louis Bourdaloue [2] qui officia pendant 30 ans à l’église Saint-Paul - Saint-Louis de Paris ; son talent et sa réputation d’orateur lui valurent de succéder à Bossuet pour prêcher à la chapelle royale.
Certes son don d’orateur était exceptionnel et s’accompagnait, paraît-il, d’une gestuelle toute théâtrale, mais les thèmes traités n’étaient guère folichons et surtout les sermons avaient le redoutable inconvénient d’être interminables : Bourdaloue tenait son public captivé et captif pendant plusieurs heures …
Captif ou plutôt captives car les dames de la haute noblesse, évidemment placées aux premières loges et engoncées dans leur ample robe, ne pouvaient pas espérer quitter les lieux quand une envie pressante titillait leur vessie arrivée à dilatation maximale : d’une part, c’eut été inconvenant et d’autre part, il eut fallu traverser la foule du public de moindre extraction massée à l’entrée de l’église…
Nécessité faisant loi, ces nobles dames faisaient un appel discret à leur dame de compagnie : illico presto, le petit vase adéquat était introduit sous la robe et les jupons ; l’opération étant grandement facilitée par l’inexistence de petite culotte dont l’invention fut bien plus tardive.
Miction accomplie, il ne restait plus à la gouvernante que la mission de convoyer le précieux liquide hors des lieux saints (et, sans doute, d’en profiter pour soulager sa propre vessie).
Et c’est ainsi que le vase, jusque là anonyme, devint un bourdaloue…
Les lettres de Madame de Sévigné l’attestent : elle était une admiratrice fervente et avérée de Bourdaloue. Dès lors une question ne peut-être éludée : le splendide récipient présent entre mes mains a-t-il connu les cuisses de la marquise et ainsi participé à l’élévation de son âme ?
Catherine rejette cette occurrence avec horreur : le cadre rustique de son refuge n’est pas adapté à la notoriété d’un objet historique même aussi trivial et bassement utilitaire.
Elle préfère voir dans son spécimen seulement l’un des exemplaires du salvateur échappatoire auquel avait recours la multitude des passagères de diligences pour pallier le refus obstiné du postillon d’accorder la pause-pipi pour cause de traversée de lieux trop souvent mal famés.
Notre courte escapade en compagnie d’objets insolites du temps d’antan est terminée ; mais les greniers des lecteurs de notre Gazette en renferment certainement d’autres que nous serions bien contents de découvrir…