La lecture d’un document trouvé sur gallica m’a fait poser une question qui ne fait pas partie de celles qu’on se pose habituellement sur le Siècle des Lumières. Si cela évoque Voltaire, Rousseau ou encore Diderot, le monde paysan n’est que très rarement associé à ce mouvement des idées que furent Les Lumières. Dans ce petit traité du XIXe siècle au but politique évident, l’affirmation de la première page peut paraître exagérée : « la philosophie » (entendons celle des Lumières) aurait permis au peuple dans son entièreté de se demander ce qu’était que l’obéissance et lui aurait permis de se rebeller contre les autorités traditionnelles : royauté et noblesse. Mais au-delà de ce point de vue militant qui paraît bien trop unilatéral pour être vrai qu’en a-t-il été ? Nos ancêtres, pour la très grande majorité encore paysans, ont-ils subi une influence du mouvement des Lumières ? Y a-t-il des changements dans la vie quotidienne de nos ancêtres qui peuvent être attribués à ce renouveau intellectuel et qui les auraient amenés à une contestation de l’ordre social ?
Des changements concrets
Il semble que le XVIIIe siècle a connu de nombreux changements concrets en lien avec les Lumières qui ont impacté la vie de nos ancêtres. Et cela ne vient pas forcément de ce que l’on pense. Face à un Voltaire qui pense l’éducation populaire néfaste, c’est l’Église qui mène la campagne de l’alphabétisation. Bien que le catéchisme soit limité, plusieurs ecclésiastiques influencés par les idées nouvelles pensent qu’on ne peut pas non plus laisser les paysans dans l’ignorance d’où un apprentissage de la lecture et de la langue française. Cependant, cette entreprise d’alphabétisation a souvent eu des résultats négatifs pour l’Église et on remarque l’émergence de critiques au sein même de la société. Tout d’abord une critique de l’organisation du clergé, en particulier du clergé régulier que l’on voit comme inutile.
La vie contemplative n’a aucun sens pour les Lumières et cette vision est partagée par l’ensemble de la société. Il y a aussi une critique sur certaines doctrines de l’Église. Dans un contexte global d’hédonisme, la question des relations sexuelles pose problème. Tout autant au niveau de la chasteté, qui opposait souvent des bandes de jeunes garçons au curé du village, que du point de vue des relations dans le mariage : on voit en particulier l’émergence en Normandie et dans le Quercy du « coitus interruptus ». Cette pratique reste marginale mais marque néanmoins un changement de mentalités. Finalement, on peut remarquer une diminution de l’emprise de l’Église dans la fin des fondations de messes (demandes de messe en l’honneur du défunt) et des dons pour le salut de l’âme. On se concentre de plus en plus sur le côté matériel.
L’impact des Lumières passe aussi par une dévaluation des savoirs populaires ruraux dont beaucoup pourraient apparaître comme fantaisiste au jour d’aujourd’hui. L’exemple le plus marquant est la rationalisation de l’obstétrique. Jusqu’ici on faisait confiance aux vieilles femmes du village qui pratiquaient souvent l’avortement sans véritables connaissances, ni normes d’hygiène ni sécurité. Mme de Coudray après avoir écrit un traité sur l’obstétrique obtient en 1757 un brevet royal lui permettant d’enseigner. Elle sillonne alors la France avec un mannequin pour faire connaître les véritables techniques rationnelles de l’obstétrique. On assiste plus généralement à une rationalisation des almanachs, à la baisse des publications superstitieuses pour des renseignements pratiques en économie, agronomie.
La rationalisation de l’action paysanne s’effectue aussi au niveau des conflits avec les seigneurs. On remarque ainsi un progrès de la judiciarisation dans les conflits entrent seigneurs et paysans. On préfère mettre en place des procédures judiciaires quand on s’estime lésé ou quand le seigneur est absent (ce qui est de plus en plus le cas dans un siècle où les élites se tournent de plus en plus vers les villes). Il n’y a plus de révoltes paysannes entre 1707 (révolte des tard-avisés) et 1775 (Guerre des farines). On voit ainsi se développer le thème de la justice au sein du monde paysan. Ainsi dans 82% des cahiers de doléances du bailliage de Troyes, on retrouve un refus des droits seigneuriaux et d’une égalité fiscale au nom de la justice. Pour Roger Chartier, la victoire de l’état judiciaire est de faire prendre conscience que des dépendances étaient odieuses et excessives.
Le maintien de la sphère paysanne hors de l’influence du mouvement des Lumières
Cependant, un constat semble dresser un tableau tout à fait différent, tout du moins nuançant clairement l’idée que les paysans ont pu être influencés par les Lumières. Ainsi Roger Chartier, que nous avons cité précédemment, pense que le peuple a été complètement hermétique à la philosophie des Lumières. Mais qu’est ce que le peuple ? Le peuple c’est ce qui ne fait pas partie du public, c’est-à-dire de ceux qui lisent. Or qui lit dans la France du XVIIIe ? Ce n’est sûrement pas les paysans à cause de plusieurs verrous. Le premier est économique : le prix du livre reste encore très important à cette époque ce qui limite sa diffusion. Le second est culturel : le livre paraît étranger à la vie quotidienne du peuple et encore plus de celle du paysan.
D’où une méfiance envers celui-ci (c’est le point de vue de Pierre Bourdieu par exemple). Même l’analyse de Daniel Roche est à nuancer quand on parle du monde paysan. Selon lui, le peuple n’a eu « que les miettes du festin ». Or ce peuple qui a eu les miettes est avant tout le peuple urbain qui s’est politisé au XVIIIe siècle et qui a à sa disposition des collections de livres à bas prix mais souvent conservateurs (la bibliothèque bleue) ou encore des cabinets de lecture pour éviter d’acheter le livre. Enfin, la campagne et la ville s’opposent, l’une est l’espace de l’inertie culturelle, l’autre l’espace du développement de la politisation des groupes sociaux.
Ainsi, on a pu déterminer qu’avant la Révolution française en 1789, 95% des paysans sont catholiques (90% sont pascalisants) et monarchistes. On peut en conclure que même les évolutions allant contre l’Église semblent elles aussi limitées et ne peuvent pas changer fondamentalement les mentalités de nos ancêtres. C’est particulièrement vrai lorsqu’on observe les visites de l’évêque dans son diocèse pour voir si tout a été bien respecté. Dans un siècle où s’affirme l’image du bon curé et de l’évêque résident (malgré les oppositions de ceux-ci), la visite de l’évêque dans la paroisse est une manière de vérifier que le catéchisme est bien délivré, que le curé fait bien son travail. Or le curé craint particulièrement ces entrevues. Pourquoi ? Parce que les fidèles n’hésitent pas à dire à l’évêque les manquements du curé qui sont de moins en moins acceptables. On considère que ce curé doit faire scrupuleusement son travail car il a un rôle spirituel fondamental pour les paysans. Cette exigence paysanne vis-à-vis de leurs curés le montre bien.
Un dernier aspect concret illustre ce manque d’influence du mouvement des Lumières dans le monde paysan. C’est l’exemple des contes qu’a développé Robert Darnton. Pour lui, les contes sont la preuve que le monde paysan est celui de l’irrationalité dans le siècle de la raison. On peut prendre l’exemple d’une des versions du chaperon rouge de l’époque. Le loup récupère le sang de la grand-mère pour le faire boire au petit chaperon rouge, lui demande de brûler ses vêtements avant de venir dans le lit. On voit bien une exagération de la violence, des peurs qui ne sont pas en lien avec celles d’un esprit rationnel. Et tous les contes ont cette même tonalité agressive avec des thèmes comme l’inceste et la sodomie. Les contes s’appuient sur l’imaginaire paysan au détriment d’un aspect réaliste ou tout simplement moral.
Une troisième voie paysanne ?
Alors comment peut-on expliquer l’existence d’une sphère paysanne visiblement très peu influencée par le mouvement des Lumières ? On peut pour cela reprendre une autre formule de l’historien Darnton sur l’histoire du monde paysan lorsqu’il parle de l’« histoire immobile » de la paysannerie durant l’Ancien Régime. En effet, on peut penser que le monde paysan a évolué d’une manière presque immobile dans le sens où les problématiques et les conflits sociaux qui animent cet espace sont restés les mêmes durant l’Ancien Régime. On peut par exemple comparer les analyses des historiens du XVIIIe siècle avec celles de Le Goff (médiéviste) et celles de Fernand Braudel (dans ses livres sur la Méditerranée). On peut remarquer en premier lieu le maintien d’une lutte endémique entre paysans et seigneurs. Le Goff utilise cet adjectif, Braudel évoque aussi ces tensions sociales entre paysans et seigneurs.
Cette lutte spécifique s’explique par la pauvreté des campagnes et par la présence de ce qu’on appelle des « réactions seigneuriales », c’est-à-dire lorsque les seigneurs cherchent à retrouver des droits désuets qu’ils remettent au goût du jour afin de voir augmenter leur revenu. On peut aussi illustrer cette immobilité lorsqu’on parle de l’anticléricalisme populaire. En effet, la religion populaire est beaucoup plus importante que la religion officielle : le maintien de superstitions, légendes et folklores ruraux s’explique au travers des siècles (chaque auteur susmentionné note la présence forte de cette religion populaire) par l’inefficacité de l’Église à les faire disparaître face aux réticences villageoises. Autre élément propre à l’espace rural qui peut expliquer cette relative mais importante imperméabilité aux Lumières est le maintien très important des langues régionales : si le bilinguisme était la norme, on peut penser que de nombreux paysans comprenaient à peine le français et utilisait plus leur langue régionale (le breton, le basque, le normand, le corse, le flamand, le picard, le gascon, l’occitan etc.). Cette importance de la langue régionale (importance qui a pu s’accroître au XVIIIe siècle avec un certain orgueil provincial comme le note Daniel Roche) a été un élément supplémentaire propre à la paysannerie qui a pu l’éloigner du mouvement des Lumières et de la production écrite (massivement en français).
Ainsi on peut dire qu’il y a eu une véritable troisième voie paysanne qui s’est écrite sur le long terme et qui est indépendante des grands changements de mentalités qui ont eu lieu durant le XVIIIe siècle. A ce moment-là on comprend mieux que l’origine de la Révolution soit l’espace urbain et en particulier Paris. Il n’est pas non plus étonnant d’avoir eu de nombreux soulèvements royalistes (Vendée) ou fédéralistes (Normandie, Provence, Aquitaine, Corse) qui sont la preuve de cet éloignement entre les mentalités paysannes et celles des élites urbaines.
Bibliographie :
Robert Darnton, Le grand massacre des chats.
Pierre Goubert et Daniel Roche, Les Français et l’Ancien Régime tome 1 et 2.
Roger Chartier, Les origines culturelles de la Révolution française.
Benoît Garnot, Société, cultures et genres de vie dans la France moderne (XVIe-XVIIIe.)
Dir. Georges Duby, Histoire de la France rurale tome 2.
Jacques le Goff, La civilisation de l’Occident médiéval.
Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II.