Nous avions là le nom de nombreux aïeux, leurs dates de naissance, mariage et mort, ainsi que les lieux où s’étaient déroulés ces événements, parfois leur profession certes, mais bien peu de chose sur les liens entre ces personnes et rien sur le contexte historique et économique qui aurait pu nous donner une idée de leur façon de vivre.
Nous avons alors entrepris de nous plonger à notre tour dans cette généalogie Colombel en remontant le fil patrilinéaire à partir des recherches déjà effectuées. Nous avons pris note de tous les détails que nous pouvions sur chacun et nous nous sommes renseignés sur les modes de vie de l’époque à partir d’ouvrages historiques locaux. Après plusieurs années de travail et de décryptage paléographique des documents anciens conservés aux Archives Départementales et Municipales, nous avons tout de même pu remonter à la fin du XVIe siècle, dans le village de Blosseville-sur-Mer en Pays de Caux (Seine-Maritime). Et nous fûmes confrontés à une histoire intrigante : après avoir retrouvé la trace de plusieurs générations d’aïeux paysans ne sachant pas écrire, ne laissant comme seule trace sur les actes qu’une croix au tracé mal assuré, nous avons découvert un ancêtre nommé Noël, visiblement éduqué, utilisant une signature élaborée. On aurait pu penser qu’il appartenait à une famille aisée mais il laissa pourtant derrière lui une descendance analphabète et pauvre. Voici ce que nous avons réussi à savoir de son histoire.
Remontons le temps
À la fin du Moyen-Âge et au début de l’époque moderne, de nombreux maux touchent la Normandie influant sur la démographie et les migrations : la Guerre de Cent ans au XVe siècle, les Guerres de religion au XVIe siècle, famines et pestes qui provoquent nombre de morts et déplacements de population. Nos Colombel seraient venus s’installer en pays de Caux au début du XVIe siècle depuis la région de Bailleul – Neuville, non loin de Dieppe, au nord-est.
C’est aux alentours de 1581 que nous retrouvons le grand-père de Noël Colombel, Robert [1] à Blosseville. Les actes sont plutôt laconiques alors et on ne trouve que rarement l’indication du nom des parents, des lieux de vie ou des métiers des personnes. Robert épouse une certaine Marie Colombel, qui porte donc le même nom de famille que lui, probablement une cousine (à quel degré ?) ; leur union donne naissance à au moins deux enfants : Marie et Guillaume. Ce dernier naît à Blosseville le 11 mars 1623 et se marie avec Michelle Michaut en ces mêmes lieux le 12 février 1646 -peu avant que Mazarin ne soit nommé surintendant de l’éducation du jeune Louis XIV. Le couple donne naissance à quatre enfants : Marie en 1647, Saincte en 1651, Noël en 1653 et Nicolas en 1655. L’ancêtre de la lignée qui nous intéresse est Noël.
- Carte de Cassini XVIIIe siècle ; Bosseville est une petite commune du Pays de Caux ou pays cauchois (Normandie) à environ 2km au sud de « Veulles », actuelle Veules-les-Roses.
Une signature singulière
Nous ne savons rien de la profession de Noël Colombel mais sa signature remarquable, l’écriture aisée et agrémentée d’un paraphe appelé « ruche », interpelle. En paléographie, une ruche est un élément décoratif personnel accompagnant une signature, permettant à son auteur de montrer son habileté à l’écriture et surtout d’authentifier l’acte, d’empêcher la contrefaçon. Celle-ci est plutôt « simple » au sens où on arrive très bien à distinguer les trois S mis pour « Subscrispi » signifiant « J’ai souscrit ». Cet ancêtre avait donc reçu un certain niveau d’éducation et devait utiliser sa marque régulièrement dans le cadre de son travail. Nous l’avons retrouvée au bas de plusieurs documents tirés des registres paroissiaux et notamment pour les plus anciens, des actes de décès de sa mère (23 janvier 1681) et de son père (26 septembre 1681).
- Signature de Noël Colombel (Acte de mariage de sa fille Madeleine Colombel, 20 juillet 1723 à Saint-Jouin, Archives Départementales de Seine-Maritime, 3 E 00325)
Le niveau d’éducation en Normandie est un peu plus élevé que dans d’autres régions de France. J’ai travaillé sur mes propres généalogies familiales et ai lu de nombreux documents des registres paroissiaux de petits villages du Dauphiné ; or je n’ai pratiquement pas rencontré de telle signature avec ruche à part parfois celle du vicaire-rédacteur. Noël Colombel faisait ainsi partie des 30% de lettrés que l’on trouvait parmi les nobles, le clergé, les commerçants, certains artisans, les professions libérales et les administrateurs. Noble ? Il ne l’est pas plus que membre du clergé. Reste alors à favoriser l’hypothèse du commerce, de l’artisanat ou de l’administration. Et afin d’en savoir plus, intéressons-nous à la vie de ce personnage.
Une époque terrible
Premier mariage avec Suzanne Bourrienne
Le jour de son mariage, Noël, âgé « d’environ 23 ans » est un jeune homme instruit dont la profession exacte nous échappe. La trace la plus ancienne de son existence que nous ayons pu retrouver est sa signature sur l’acte de décès de sa maman. Qu’a-t-il fait pendant près d’un quart de siècle avant ? Nous ne le saurons sans doute jamais, en-dehors du fait qu’il a visiblement étudié et appris une profession. Le 4 novembre 1681, à l’âge d’environ vingt-trois ans, Noël se marie avec Suzanne Bourrienne. Nous nous sommes penchés sur la marque que cette dernière trace sur l’acte de mariage, un ruban. Certains membres de corporation ne sachant écrire laissent une marque rappelant leur métier (ciseaux pour tailleur, équerre pour carrier ou maçon, etc …). Le « ruban » de Suzanne, certainement en rapport avec son activité, est une marque destinée à la différencier de la masse des analphabètes dont le signe est une croix anonyme et sans particularité. Elle souhaite se singulariser bien qu’étant elle-même sans instruction.
- « Ruban » de Suzanne Bourrienne, sous lequel le rédacteur de l’acte a écrit son nom (acte de mariage de Noël Colombel et de Suzanne Bourrienne, 4 novembre 1681 à Blosseville, Archives Départementales de Seine-Maritime, 3 E 00273)
Des études consacrées à cette époque évoquent la disparité du niveau d’éducation entre les époux selon la catégorie socioprofessionnelle du couple. Qu’en apprenons nous ?
Si l’on se fie à ce tableau il y a de fortes chances que Noël et Suzanne soient commerçants dans le domaine textile. Ce n’est qu’une supposition que nous ne parviendrons pas à confirmer. Il est en revanche certain qu’ils auront huit enfants. Les temps alors sont durs, les disettes et les épidémies nombreuses et quatre petits mourront au bout de quelques semaines ou mois. Une fille décède ensuite à l’âge de 6 ans, une autre à 13 ans et les deux autres enfants (une fille et un garçon) ne laissent pas de trace postérieure à leur naissance ... De ce premier mariage il ne subsistera ainsi aucune descendance. Le taux de mortalité infantile (0-1an) de l’époque se situe entre 28,8% et 32,8% ; avec 50% ce couple d’ancêtres est desservi par des statistiques dramatiquement défavorables.
Noël et Suzanne sont des « voyageurs ». Des raisons inconnues -économiques, sanitaires ou professionnelles ?- les poussent au déménagement à deux reprises sur de longues distances, du moins pour l’époque. Une première fois c’est vers Étretat qu’ils font route en 1683 ou 1684. Séparé de Blosseville par 56 kilomètres, Étretat n’est alors qu’un minuscule village de pêcheurs avec quelques exploitations agricoles à l’intérieur des terres. Il ne s’agit en aucun cas d’un port important ni d’un carrefour commercial. La rade d’Étretat n’a jamais été exploitée puisqu’on lui a préféré Le Havre en 1517. En fait cette bourgade semble bien isolée et moins prospère que la zone de Saint-Valéry-en-Caux et le maillage de villages de son arrière-pays. Étretat ne vit à l’époque que par et pour la pêche au hareng. Alors Noël faisait-il commerce de la pêche ? Dans les actes paroissiaux de cette commune, durant leur période de résidence, les époux ne sont jamais ni parrain/marraine ni témoin. Les seules traces de leur passage – du moins celles que nous avons retrouvées - sont les actes de naissance et de décès de leurs enfants au bas desquels se trouve la signature remarquable de Noël. En 1692 ou 1693 le couple déménage une nouvelle fois pour s’établir à Saint-Jouin, dix kilomètres plus au sud. Ce village vit aussi de la pêche mais beaucoup moins qu’Étretat. Par contre, son activité agricole semble importante. Noël s’est-il reconverti dans l’agriculture par nécessité économique ? Comble de malheurs pour la famille Suzanne meurt, peut-être en novembre 16932 comme deux de ses filles, Hélène et Marie. L’hiver 1693-1694 est terriblement dur et meurtrier pour la population.
Second mariage avec Françoise Gallais
Noël Colombel se remarie le 17 janvier 1696 avec Françoise Gallais dans l’église de Saint-Jouin. L’acte fait mention du veuvage de l’époux (« veuf de cette paroisse »), de l’ascendance de l’épouse (ses parents sont tous deux décédés) et du lieu de résidence de cette dernière (Notre-Dame-du-Bec, situé à quelques kilomètres de St Jouin vers le sud). Noël signe et Françoise dessine sa marque, une croix dans un cercle.
- Mention « La marque de ladite Gallais » précédée d’une croix inscrite dans un cercle (Acte de mariage de Noël Colombel et de Françoise Gallais, 17 janvier 1696 à Saint-Jouin, Archives Départementales de Seine-Maritime, 4 E 02935)
Trois témoins sont présents : François et Nicolas, deux frères de l’épouse et un certain Jean Plohais. Tous trois apposent leur marque : une croix entourée d’un cercle pour Jean et Nicolas, deux cœurs enchâssés l’un dans l’autre à la manière de poupées russes pour François. La seconde épouse de notre ancêtre est née 26 ans plutôt, le 1er décembre 1669 à Saint-Martin-du-Bec. À ce moment-là, nous estimons que Noël a entre 38 et 45 ans à. Sa signature inimitable donne de l’authenticité à l’acte mais aussi à nos recherches !
Le couple donne la vie à huit enfants entre 1696 et 1708. Quatre meurent avant l’âge d’un an. Les autres grandissent et se marieront : Madeleine (11 janvier 1698), Jean (29 septembre 1701) qui est l’aïeul de la lignée qui nous occupe, Noël (17 novembre 1703) et à nouveau Jean (30 septembre 1708). Noël et Françoise partent habiter à Saint-Martin-du-Bec en fin 1701 ou courant 1702. Ce village à vocation agricole est situé à 8 kilomètres au sud-est de Saint-Jouin et 1,5 kilomètre au nord de Notre-Dame-du-Bec, commune d’origine de Françoise. De 1702 à 1708, Noël y est régulièrement mentionné comme témoin ou parrain.
Sa présence est ensuite attestée à Saint-Jouin en 1723 et 1726 à l’occasion des mariages de sa fille Madeleine et de ses deux fils Jean (l’ainé) et Noël pour lesquels il est signataire.
- À gauche, on reconnaît aisément la signature de Noël Colombel. Sa fille ne sait pas écrire et se contente de tracer une croix, son fils inscrit sa croix au tracé peu sûr et tremblotant dans un carré. C’est le rédacteur de l’acte qui écrit leur nom précédé des mentions « la marque de laditte » et « la marque dudit » (Acte de mariage de sa fille Madeleine Colombel, 20 juillet 1723 à Saint-Jouin, Archives Départementales de Seine-Maritime, 3 E 00325)
En 1728, « âgé d’environ 75 ans », il décède dans la même commune le 16 novembre ; inhumé le lendemain ses fils signent l’acte de mise en bière. Françoise se remarie le 16 octobre 1730 avec Nicolas Dumont toujours à Saint-Jouin entourée de Jean (l’ainé) et Noël (fils). Elle est inhumée huit ans plus tard, le 30 mars 1738 dans le même cimetière que son premier époux.
Ainsi s’achève une vie menée du nord au sud du pays de Caux sur près de 70 kilomètres, ce qui représente pour l’époque une distance non négligeable. Le voyage est alors surtout le domaine des commerçants, des administrateurs et des hommes d’armes. La population peut éventuellement être appelée à se déplacer devant les ravages d’une invasion ou d’une famine mais hors facteur exceptionnel, nos ancêtres restent dans une zone où ils peuvent entendre le son des cloches de leur paroisse. Le périple trans-cauchois de Noël Colombel est un record de distance qui ne sera battu que par l’un de ses descendants, Charles-Emile-Louis Colombel au XXe siècle. Autre record, bien triste celui-là, l’époux de Suzanne puis de Françoise est celui qui a le plus d’enfants : 16. Mais celui qui en voit le plus décéder prématurément avant l’âge adulte avec un taux de 75% … Seuls quatre se marient et donnent à leur tour une descendance.
Beaucoup de questions donc sur Noël Colombel, à commencer par ses origines sociales. D’après nos recherches le « clan » familial basé au XVIe siècle autour de Saint-Valéry-en-Caux et dont il est issu, forme a priori un ensemble de commerçants, d’artisans et de paysans aisés et instruits. Ce qui le pousse à partir hors de ce bassin « naturel » nous est inconnu mais il ressort qu’après lui ses descendants demeurent relativement pauvres et sans instruction pendant près de 150 ans.
Si lors de la réalisation de votre généalogie vous avez été confronté à une situation analogue, si le parcours de l’un de vos ancêtres ressemble à celui de Noël Colombel, n’hésitez pas à nous en faire part !
Sources et bibliographie :
- Registres paroissiaux des Archives Départementales de Seine-Maritime, 3 E 00273, 3 E 00325, 4 E 02935
- Jean-Noël BIRABEN & Noël BONNEUIL « Population et économie en Pays de Caux aux XVIe & XVIIe siècles » in Population, 41e année, n°6, 1986
- Yves LONGUET, « L’alphabétisation à Falaise de 1670 à 1789 », in : annales de Normandie 28e année N°3, 1978
- Guy LEMARCHAND, « La fin du féodalisme dans le pays de Caux », 1989.