Pourquoi eux et aujourd’hui ?
Il est des recherches historiques ou généalogiques qui cheminent lentement, sur le papier et dans votre tête. Au fil des années, elles s’enrichissent tranquillement et mûrissent peu à peu.
Au début, ce ne sont que des noms parmi bien d’autres. Puis les questions surgissent. Des hypothèses s’échafaudent, les investigations se précisent. Ces recherches en arrivent ainsi à occuper sérieusement un coin de votre esprit.
Alors, il faut, de manière impérieuse, mettre en forme ces notes éparses, rédiger un récit cohérent... pour « accoucher » de ce travail, se libérer de ces personnes qui « hantent » vos pensées.
Les deux poilus Joseph Benat et Claude Henri Piolat ne se sont probablement jamais rencontrés.
J’ai découvert le premier, il y a une bonne dizaine d’années, en discutant avec un lointain cousin : il avait une pleine boite de vieilles photos.
L’une, particulièrement, a attiré mon attention : « Qui sont ces personnes ? » Et lui, de m’expliquer : « C’est le Jacques Bénat, il est mort à la guerre... Celui là, c’est son frère, Jean, mort lui aussi à la guerre »
- Joseph Benas en 1912
Voir la photo dans mon article : "la famille Bénas vers 1900" publié dans le Magazine.
Le petit garçon qu’était alors mon cousin, au pied du monument aux morts de Saint Point, son village natal en Saône et Loire, a été marqué par ces deux Bénat « Morts pour la France ». C’étaient les deux frères de sa mère, Jeanne Marie Bénat... Et donc aussi ceux de mon arrière grand-mère maternelle !
Morts à la guerre...Certes, mais où et quand ?
Voilà le début de l’histoire.
Pendant ce temps, continuant mes recherches sur l’histoire du village de mon enfance, Saint Clair du Rhône en Isère, j’ai relevé plein de notes sur les tombes du cimetière : un Commandant de la Garde nationale, un Chevalier de la Légion d’Honneur, un prêtre originaire d’ici... Et bien sûr, quelques poilus !
Quelques années plus tard, j’entrepris de savoir qui étaient ces « Morts pour la France » inscrits sur le monument aux morts... Au cimetière, il devait y avoir des indices négligés lors de ma précédente visite !
C’est là que j’ai découvert quelques plaques émaillées déposées sur les tombes : certaines encore en bon état, bien fixées ; d’autres plus abîmées... Dont celle de Claude Henri Piolat... Poilu dont le nom ne figure pas sur le Monument aux morts !
- "A notre fils Henri Piolat"
- A droite, la plaque en mémoire de Claude Henri Piolat au pied de la tombe de ses parents (photo prise en janvier 2005)
Voilà la suite de l’histoire.
Ces deux recherches ont été longtemps parallèles. Grâce aux fiches de « Mémoires des Hommes » j’ai su que Joseph Bénat a été « tué à l’ennemi, au combat devant Souchez » en juillet 1915. J’ai su aussi que Claude Henri Piolat avait été, en octobre 1915, « tué à l’ennemi à Souchez »... Les deux reposent dans la nécropole de Notre Dame de Lorette.
Ainsi, les destins de « mes » deux poilus se rejoignaient !
Les batailles de l’Artois
Au début de 1915, le généralissime Joffre décide d’une vaste offensive destinée à crever le front de l’ennemi : c’est la stratégie de « la percée à tout prix ».
Le Général Foch réunit 15 divisions d’infanterie, 3 de cavalerie, 1 000 canons et 125 mortiers de tranchées. La " bataille de l’Artois " débute le 9 mai 1915 par un bombardement visant à démolir les positions ennemies.
Durant des semaines, la bataille s’éternise en une multitude de combats acharnés pour s’emparer d’une partie seulement du périmètre fortifié allemand.
La résistance allemande étant trop forte, le général Foch arrête l’offensive le 24 juin.
Du 9 mai au 24 juin, pour conquérir 20 km2, les Français perdent 102 500 hommes (blessés, tués, disparus).
A l’automne 1915, Joffre relance les opérations. Le 12 septembre la 10e armée, soutenue par la 1re armée anglaise du général Haig, attaque après une préparation d’artillerie de 5 jours.
Au prix de lourdes pertes chez les Britanniques et chez les Canadiens (60 000 morts sur la crête de Vimy !), les troupes reprennent Souchez et le Labyrinthe.
Les combattants sont épuisés. La pluie noie tout ; la boue envahit les tranchées et paralyse les mouvements. L’offensive d’Artois s’arrête le 12 octobre. Le front ennemi n’est toujours pas percé !
Joseph BENAT
Le 2 septembre 1915, Jacques Lacondemine, maire de Saint Point (Saône et Loire) transcrit dans les registres de la commune :
« L’an mil neuf cent quinze, à dix sept heures, étant à Servins (Pas de Calais) ; acte de décès de BENAT Joseph, soldat de 2e classe au 226e Régiment d’Infanterie, 19e compagnie... Mort pour la France devant Souchez (Pas de Calais) le vingt trois juillet mil neuf cent quinze, à onze heures du matin, sur le champ de bataille... »
L’acte est rédigé par « Emile Adrien Sirantoine, sous lieutenant chargé des détails, officier de l’état civil, sur la déclaration de Alfred Capelle, âgé de trente ans, sergent major au 226e, 19e compagnie ; et de Pierre Auffray, âgé de vingt neuf ans, sergent fourrier au 226e, 19e compagnie... »
Joseph n’est au 226e que depuis le 2 février 1915.
Son régiment participe aux « opérations en Lorraine » d’août à fin septembre 1914, entre autres à la bataille décisive du Grand Couronné de Nancy.
D’octobre 1914 à mai 1915, c’est « la course à la mer » puis la guerre des tranchées.
Le 226e régiment d’infanterie se bat durement dans la plaine de Douai au Mont Saint Eloi. Il participe aux combats de Carency, Vimy, Ablain Saint Nazaire :
« Qui n’a connu ces angoissantes périodes où, sous un bombardement continu, il faut amener les tranchées de départ au contact presque immédiat d’un ennemi en éveil ; où les unités en réserve doivent malgré les tirs d’interdiction ravitailler les premières lignes et constituer les approvisionnements pour la bataille. Tout cela ne va pas sans pertes nombreuses !
Et pendant cette période le régiment souffrit beaucoup...
La bravoure ne suffit plus, il faut montrer de l’endurance. Monter la garde sous le vent glacé de la nuit, sous la pluie fine qui vous pénètre ; demeurer immobile dans des lacs de boue, alors que les pieds gèlent ; opérer des relèves dans les boyaux obstrués par la glaise liquide où le fusil s’encrasse, où l’homme s’enlise ; attendre des journées entières l’estomac vide et ne pas pouvoir réchauffer les aliments qui arrivent froids, au prix de quelles difficultés, la nuit tombée ! Voilà les terribles misères que nos hommes ont endurées avec stoïcisme » [1].
Joseph BENAT, né le 31 mai 1879 à Saint Point, est le fils de Jean Marie BENAT et de Jeanne Marie LAROCHETTE.
- Image souvenir pour les poilus de Saint Point "Morts pour la France"
Joseph est son prénom officiel. Pour ses proches, c’est Jacques, son prénom usuel. C’est d’ailleurs celui qui est marqué, avec les autres poilus de Saint Point morts pour la France, sur l’image souvenir.Son nom est inscrit sur le Monument aux morts de Saint Point.
- Cité à l’ordre de la Division
- Tombe de Joseph Bénat
- Mort pour la France à 36 ans, il repose dans la nécropole nationale de Notre Dame de Lorette (tombe N° 15961, carré 79 rang 9)
Claude Henri PIOLAT
Le 29 décembre 1915, Emile Peillod, conseiller municipal, transcrit dans les registres de décès du 7e arrondissement de Lyon :
« L’an mil neuf cent quinze, le neuf du mois d’octobre, à quinze heures trente minutes du soir, étant à Hermin (Pas de Calais), Acte de décès de Claude Henri PIOLAT, caporal, quatre cent quatorzième régiment d’infanterie, sixième compagnie, immatriculé sous le numéro deux cent cinquante deux... décédé à Souchez (Pas de Calais) Bois Carré, le six du mois d’octobre, à deux heures du matin, Mort pour la France... L’éloignement du lieu du décès ne nous a pas permis de nous transporter auprès du décédé (pour s’assurer, comme le voudrait le code civil, de la réalité du décès) »
L’acte est rédigé par Léon Bérenguier, lieutenant au 414e Régiment d’Infanterie, officier de l’état civil, sur la déclaration de Charles Sala, 32 ans, sergent au 414e RI, 6e compagnie et de Jules Lafaverges, 24 ans « sergent même régiment, même compagnie, témoins... »
C’est dans les premiers jours de mars 1915 qu’est formé, dans la région de Montluel, le 414e régiment d’infanterie.
Transporté par voie ferrée dans la région de Corbie, pour s’aguerrir, il occupe le secteur de Foucaucourt. Après 15 jours, il est remis à l’instruction dans la région de Caix-Cayeux, jusqu’au mois de juin.
En août, le régiment occupe le secteur de Cappy. « Là, il fait connaissance pour la première fois avec la guerre de mines et avec les crapouillots boches ».
« Le 20 septembre, le régiment est relevé par les Anglais et transporté par voie ferrée à Villers Bretonneux. Il doit participer aux attaques de Septembre, en Artois.
Pendant deux mois, il résiste sur place dans des conditions épouvantables, sur le terrain bouleversé du Plateau de Lorette et de la vallée de la Souchez, mer de boue gluante où de nombreux cadavres s’enlisaient. Il n’est pas de jour où le Régiment n’ait à repousser de sérieuses attaques boches. Ce n’est que le 20 Novembre qu’il quitte ce champ de bataille » [2].
- Plaque émaillée de Claude Henri Piolat (Cimetière de Saint Clair du Rhône Janvier 2005)
Né le 4 juillet 1893 à Saint Maurice l’Exil, petit village de l’Isère, Claude Henri PIOLAT était « domicilié en dernier lieu à Lyon... » 36, chemin des 4 Maisons, dans le septième arrondissement, chez ses parents, Claude PIOLAT et Marie Joséphine CHAMPIN. [3]
- Citation de Claude Henri Piolat
- Extrait de sa fiche matricule N° 2277 classe 1913 du recrutement du Rhône Central
(archives départementales du Rhône)
Il est inscrit sur le Monument aux morts des Roches de Condrieu, village au bord du Rhône, tout à côté de Saint Clair du Rhône ; au sud de Vienne, où il a habité avant la guerre.
- Claude Henri Piolat
- Mort pour la France à 22 ans, il repose lui aussi dans la nécropole nationale de Notre Dame de Lorette (Tombe N°18560, carré 91 rang 7)
Souchez
En 1914, c’est un village de 1 500 habitants. Situé entre les collines de Lorette et de Vimy, Souchez subit pendant la guerre d’incessants combats. Les allemands s’installent sur la colline de Lorette dès le 5 octobre 1914.
Au printemps 1915, les troupes françaises reprennent définitivement le haut de Lorette.
En mai 1915, Souchez est en grande partie détruit : les allemands qui occupent le village en font un fortin imprenable.
Cependant, après une préparation d’artillerie considérable, les troupes françaises pénètrent dans le haut de Souchez mais ne peuvent conserver leur avance.
C’est ainsi que le cimetière fut perdu et repris 5 fois de suite, puis perdu à nouveau.
Il fallut le mois de septembre pour le reconquérir définitivement au prix de prodiges, de courage et d’héroïsme de nos soldats. Souchez sera complètement rasée.
Citée à l’ordre de la Nation en 1920, elle reçoit en 1924 la Croix de Guerre.
Galtier-Boissière dans son ouvrage "un hiver à Souchez (1915-1916)" nous donne une vision apocalyptique du village :
[4]
"Soudain, derrière un boqueteau sinistre dont les arbres étêtés par la mitraille raturent le ciel comme une armée de grotesques manches à balais, Souchez nous apparaît...
Le paysage est si hideux, si hors nature que je me demande si je ne rêve pas : c’est une vision d’infernal cauchemar, le lugubre décor de quelque conte fantastique d’Edgar Poe.
Ce ne sont pas des ruines : il n’y a plus de mur, plus de rue, plus de forme. Tout a été pulvérisé, nivelé par le pilon.
Souchez n’est plus qu’une dégoûtante bouillie de bois, de pierres, d’ossements, concassés et pétris dans la boue.
Comme sur la mer après un naufrage, quelques épaves gisent éparses sur un tapis de boue luisante. Ces décombres puent la mort.
Lorsque Souchez cessa d’être le théâtre d’une guérilla journalière, l’eau acheva l’oeuvre du feu : la petite rivière, qui certains soirs coula rouge, se révolta et, sortant de son lit, s’efforça de submerger les décombres.
Quelques flots de ruines émergent seuls de la boue ; néanmoins les obus ennemis s’acharnent à fouiller sans pitié les entrailles du bourg assassiné..."
- La Nécropole de Notre Dame de Lorette
Merci à Jean-Paul Loison,Garde d’honneur de la nécropole de Notre Dame de Lorette, pour les photos des deux tombes ainsi que cette vue générale |
En guise d’épilogue
« ...Les cadavres abandonnés s’enlisaient peu à peu dans la glaise, glissaient au fond d’un entonnoir, bientôt ensevelis sous une muraille de terre. On trébuchait pendant un assaut sur un bras à demi déterré, un pied, et, tombant le nez sur le nez d’un cadavre, on jurait entre ses dents -les siennes et celles du mort. C’était une fâcheuse invite, ces crocs-en-jambe sournois des trépassés.
Mais on en profitait pour arracher autour du cou les plaques d’identité, sauver ces masses anonymes d’un futur sans mémoire, les ramener à l’état civil, comme si le drame du soldat inconnu était moins d’avoir perdu la vie que son nom. »
Jean Rouaud « Les champs d’honneur »
Alain Morinais m’écrit : "J’ai effectué cette recherche sous le coup de l’émotion provoquée par la lecture de votre article. La simple comparaison des modes narratifs, appliqués à un tel drame humain, permet d’illustrer, je crois : "Au récit continu des batailles, des traités, des intrigues, à l’histoire trépidante des héros devrait succéder l’histoire des inconnus de la terre, par qui se fait aussi l’Histoire." Fernand Braudel N’est-ce pas notre objectif commun ? Amicalement" |