Second enfant de la famille, mon grand-père naît à Saint-Etienne le 13 juillet 1849.
Jusqu’à la mort de son aîné, Albert (octobre 1877), il vit dans le sillage de ce frère d’un an plus âgé, qu’il admire, et dont il tente d’imiter l’esprit d’indépendance. Ce décès a pour conséquence que Constant, maintenant sans locomotive, sans appui familial, coincé en Cochinchine où il vient d’arriver sans le sou, est désormais contraint de se débrouiller par lui-même. Il est temps car il a alors 28 ans - mais ce ne sera pas sans de grandes difficultés.
Avant de réussir à se faire envoyer à Saïgon, il aura passé quelques années pendant lesquelles ses parents ont probablement abandonné l’espoir qu’il pourrait un jour se prendre en charge sérieusement.
Dès le 1er octobre 1867, à 18 ans, il est confié au cousin Henry DURAND (celui qui a courtisé Mélina, sa mère, en d’autres temps), à Flaviac, "pour apprendre à connaître la soie" et y trouver à s’employer.
De fait, après 15 mois, Henry lui laisse espérer une place dans ses moulinages.
La guerre de 1870 apporte un intermède. Constant s’engage le 11 août et se retrouve au siège de Paris dont il revient 7 mois plus tard - pour retourner à Flaviac.
Mais, mi-1872, la conduite de Constant met ses parents au désespoir. Il a contracté des dettes telles qu’il ne peut plus revenir à Lyon, en particulier avec un certain CANALIERI. La grand-mère de Saint Etienne refuse désormais d’ouvrir sa bourse et se fâche. Henry, circonspect, ne l’a encore pas définitivement embauché. Son attitude vis à vis de ses parents, copiée sur celle d’Albert, est devenue pour le moins distante. Du coup son père ne veut plus le voir chez lui. A l’automne, ayant quitté le cousin Henry sans prévenir personne, il cherche le moyen de rejoindre Albert qui vient d’être envoyé en Cochinchine - sans succès.
Le 14 septembre 1873, Constant est embauché par les Chemins de Fer de Loriol. Il habite Privas, interdit de séjour à Lyon qu’il est, toujours à cause de ses dettes et de la colère de son père.
Après un an il est remercié et doit accepter une place à 40 francs par mois chez un Mr RICHARD à Lyon. Il est à nouveau hébergé chez ses parents, ce qui lui permet tout juste de régler petit à petit quelques dettes. Mais c’est le moment où Albert rentre en France pour un congé maladie qui va durer 6 mois et sa présence relance les envies de Constant de s’expatrier.
Certainement conseillé par Albert, il passe avec succès un examen d’admission à la Trésorerie d’Afrique en septembre 1875. Avant de partir, il donne une conférence devant la Société de Géographie de Lyon (je serais curieux de savoir ce qu’il a bien pu raconter...). Il arrive le 1er janvier à Oran comme commis auxiliaire avant d’être envoyé à Bel Abbes le 15 avril.... C’est un cul de sac !
Il fait alors l’assaut du Ministère de la Marine et des Colonies. Il fait entre autres intervenir le docteur Louis JULLIEN (très grand ami d’Albert), démissionne de l’administration algérienne avant même d’obtenir une autre affectation, et réussit à obtenir en novembre 1876 d’être nommé secrétaire auxiliaire de 2e classe à la direction de l’Intérieur en Cochinchine. Il rate son embarquement à Toulon prévu pour le 20 novembre et ce n’est que le 8 mai 1877 qu’il débarque du "Tarn" à Saïgon. Albert est alors en poste en Annam du sud, à Quinhon, et il ne pourra le voir que quelques semaines plus tard, hospitalisé, peu de jours avant qu’il ne soit rapatrié d’urgence et meurt à son arrivée à Toulon. Gagné, mais trop tard...!
Enfin arrivé ! Mais sans l’appui que son frère devait lui apporter.
Il est quand même accueilli par les amis d’Albert qui l’aident un peu dans ses premiers contacts avec ce pays du bout du monde. Son baccalauréat (sa license enjolive quelque part mon père) fait qu’il est d’abord affecté comme directeur d’école à Mytho (à 70 km à l’ouest de Saïgon) où il enseigne le français aux annamites pendant deux ans. Puis, bien noté - "très intelligent, instruit, travaille vite et bien" - il est promu (!) secrétaire de 2e classe et travaille dans le service des Contributions Directes avant de prendre son congé normal de fonctionnaire (6 mois après 3 ans de séjour) qu’il passe en France d’avril à septembre 1880. Et nouvelle conférence, le 3 juin, devant la Société de Géographie de Lyon, cette fois sur "les mœurs, le commerce, l’agriculture et l’industrie en Cochinchine française".
Cette situation cependant n’a que peu de rapport avec ses rêves, ni d’ailleurs avec l’état de ses finances, et à son retour de congé, Constant démissionne pour s’essayer sur place au commerce. À partir de maintenant il n’aura plus l’occasion de démissionner puisque à son compte, mais il ne se privera pas de continuer à rouspéter contre tout et tous.
Ses débuts vers la fortune, dans le commerce, sont désastreux. Non seulement il n’y réussit pas (la faute à ses correspondants en France) mais de plus il se retrouve ruiné en moins de 3 ans et fortement endetté, à des conditions quasi usuraires, à la merci de ses prêteurs qui ne le lâcheront pas de si tôt.
Arrive 1883 qui va être le tournant de sa vie. Le commandant RIVIERE, chef de la garnison de la concession de Hanoï, qui s’y ennuie, tombe dans une embuscade et est décapité le 19 mai 1883 par les Pavillons Noirs commandés par LUU VINH PHUOC depuis sa citadelle de Sontay. Que croyez-vous qu’il arriva...?
Constant suit le conseil d’un ancien colon qui parle d’expérience : "il n’est en temps de guerre qu’un seul métier possible, celui qui consiste à suivre les troupes pour leur fournir ce qui leur est nécessaire. Ce n’est pas brillant, brillant, mais il n’y a pas de sot métier et tout métier est propre que l’on fait honnêtement. Mettez de côté tout vain amour propre, oubliez votre éducation, faites abstraction de toute susceptibilité si vous voulez réussir."
Non sans difficultés il fait venir à crédit de Saïgon provisions et matériel, se fait des relations parmi les officiers et démarre son commerce. Il suit souvent les troupes dans leurs expéditions. Il s’occupe de fournitures à l’artillerie, de la nourriture des prisonniers de plusieurs provinces et d’une carrière de pierres à Bien-Hoa [1]. Le restaurant qu’il ouvre à Hanoï le long du fleuve marche bien aussi.
Bref, après les 3 ans de guerre, il a gagné gros... mais il ne lui reste que peu à cause des menaces de mise en faillite de ses créanciers. Il s’est alors installé à Sontay sur une concession qu’il a aussi dû donner en hypothèque. Il ne réussira à se débarasser de ces dettes qu’en 1905.
Constant entreprend alors entre 1886 et 1889 des voyages d’exploration dans les forêts du haut pays : prospection de mines, exploitation de bois, etc... Il finit par 2 mois d’hôpital, sans soin parce que jugé perdu, et doit même réapprendre à marcher pour en sortir et devenir plus sédentaire.
Dès 1885, après une longue recherche, de multiples tribulations et s’être frotté aux administrations militaire et civile peu favorables à ceux qu’elles considèrent comme des aventuriers, Constant sollicite et obtient une concession à côté de Sontay.
Cette ancienne place forte chinoise, à 40 km à l’ouest de Hanoï, est à l’époque à 2 jours de voyage par le fleuve ou à cheval. Il s’y installe, embauche, construit une ferme (maison et dépendances défendus par une double palissade contre les brigandages), commence un élevage et une basse-cour, entreprend des plantations (maïs, ...).
En 1891, cette première exploitation commençant à produire, il s’associe à parts égales avec deux ex-fonctionnaires (MMrs LE VASSEUR et BIGOT) pour obtenir une nouvelle concession à Hong-Hoa, une trentaine de kilomètres encore plus à l’ouest. Là, ils vont planter des caféiers qui leur causeront des déboires avant de rapporter chichement. Puis plus tard différentes plantes à parfum comme la citronnelle et le ylang-ylang. Sur cette concession Mr BIGOT créera aussi une jumenterie remarquée (il mourra assassiné en 1916).
Constant se partage entre ces deux exploitations, bien secondé par des contre-maîtres annamites et des ouvriers dont il se fait estimer. Cahin-caha, sa situation s’améliore sans jamais devenir exceptionnellement brillante. Il continue cependant à guerroyer contre les tracasseries de l’administration, y compris en vitupérant ses représentants dans la presse, ce qui lui vaut quelques procès et même une condamnation pour insulte. Seul le gouvernement de DOUMER et l’aide qu’il apporte aux colons trouvera grâce à ses yeux [2] . Il ne reviendra plus en France.
La seule autre occasion de sortir du Tonkin a été une mission d’étude à Sumatra sur les méthodes de culture (café et autres) des Hollandais]]. C’est pour contre-balancer le pouvoir de ces gouvernants que Constant provoque la création d’une association des planteurs qui deviendra la Chambre d’Agriculture du Tonkin.
Un peu sur le tard, il reconnait un premier fils, Constant, né le 7 mars 1905 mais qui ne vit pas plus de 15 mois. Puis un second, Jean, né le 27 octobre 1907 à Sontay de Thi Luan PHAM. Pour mettre l’enfant à l’abri du climat, Constant le confie avant l’âge de 2 ans à sa soeur Joséphine à Lyon sans l’accord de sa mère qui s’enfuit.
A la même époque il publie régulièrement un éditorial dans un journal de Hanoï appartenant à LE VASSEUR en plus d’articles sur l’irrigation et l’agriculture du Tonkin. Finalement, en 1917, il est fêté comme le plus ancien colon français vivant au Tonkin. Il ne quitte presque plus Sontay où il a aussi la charge de la vente des alcools pour la région. Il est bien installé, est entouré de beaux meubles et de livres, collectionne les porcelaines chinoises, a même le luxe d’une automobile.
Mais sa santé a décliné : il a des accès épisodiques de malaria, a perdu un œil et est devenu opiomane. Il meurt à près de 70 ans, le 20 octobre 1918, à la suite d’une opération ’réussie’ de la prostate (opération faite à domicile dans sa maison de Hanoï, rue des Pavillons Noirs).
La Légion d’Honneur que la légende filiale lui attribue est introuvable ! Par contre il a bien reçu le Mérite Agricole.
Comme, après avoir eu communication de ce qui est resté accessible des papiers des amiraux (7 cotes), j’ai hésité à réécrire la vie de mon grand-père en Indochine, je décide de ne pas y retoucher, mais d’ouvrir un chapitre complémentaire se contentant de lister les informations ainsi obtenues après coup.
L’une des cotes contient des informations de police, datées de 1897, qui nous apprennent que "le Sieur MORICE n’a jamais eu maille à partir avec la police ou la justice", que "sa conduite est assez bonne" , MAIS que :
- "d’après la rumeur publique il aurait été chassé du service de l’Enseignement en Cochinchine pour s’être livré à des actes de pédérastie sur ses élèves" [3] ;
- en 1887 il a été poursuivi (mais pas rattrapé) par l’armée pour "avoir parcouru le pays en commettant des abus sous l’uniforme militaire" (expédition au pied du Mont Bavi qui a duré environ 3 mois et pendant laquelle, avec MM. MAUDAIN et X., ils se faisaient donner de l’argent, des buffles et des coolies par les villages) ;
- en juin 1887 il a été condamné à "1 mois de prison ... pour avoir giflé un mandarin qu’il voulait obliger à lui fournir des coolies" (cette condamnation a été annulée pour vice de forme) ;
- en mai 1888 il a été condamné à "2 mois de prison pour avoir expulsé des Muongs (population paysanne locale) de leurs maisons en prétendant agir par l’ordre du Résident et du Commandant d’armes" ;
- encore "d’après la rumeur publique il aurait prêté de l’argent à des taux exhorbitants (sic) à des indigènes de Sontay [4] et Hung-Hoa - en un mot il aurait été considéré comme usurier il y a quelques années" ;
- enfin "il a toujours la réputation de se livrer à des actes hors-nature avec les indigènes" ;
- et "MORICE est un grand fumeur d’opium" [5].
A travers ces quelques cotes on apprend aussi de Constant que :
- "depuis son arrivée au Tonkin le 23 juin 1883 (et jusqu’en 1897) il a toujours fait du commerce [6]soit avec les européens soit directement avec les indigènes, tour à tour adjudicataire de la nourriture des prisonniers dans diverses provinces, entrepreneur de construction, marchand de riz et de paddy, fermier des bacs, planteur, etc" ;
- en 1893 "le sieur MORICE, entrepreneur à Sontay, n’est pas dans une situation pécuniaire brillante mais suffisante et que ce commerçant jouit en outre au point de vue de l’honorabilité d’une bonne réputation" ;
- en 1897 il réclame (et menace les autorités) pour obtenir que les annonces d’adjudication de l’armée soient publiées aussi dans son journal ;
- vers 1898, après le retour en France de M. Le VASSEUR, il a pris la rédaction et la direction du journal "l’Indochine Française" qui appartient à M. FASSION en qui il a une confiance presque illimitée et auquel il aurait remis une certaine somme d’argent ;
- en 1900 il s’insurge contre l’attribution gratuite de l’ancien poste militaire de Tu-Lê (terrains cultivés et bâtiments) au P. GIRARD de la mission catholique alors qu’il s’était mis sur les rangs pour en acheter la concession - il menace d’un article dans son journal ;
- en 1902, les conditions dans lesquelles il a obtenu l’année précédente la concession d’un banc d’alluvions de 210 ha pour y faire des cultures maraîchères sont remises en causes et certains villages voisins portent l’affaire devant les tribunaux (le géomètre aurait-il été soudoyé et n’y aurait-il pas protection de 2 syndicats locaux de contrebande d’opium ?) ;
- en 1904 un M. VERDIER, adjudicataire pour les bacs, réclame pour la perte de 1200 piastres dans la perception des taxes du fait de Constant ;
- enfin, début 1909 il lui est refusé un emprunt de 40.000 f. pour développer l’industrialisation de ses cultures de plantes à parfum malgré une expertise très favorable de ses plantations de citronnelle et de ylang-ylang - cette expertise nous décrit les concessions, plantations et équipements de Constant à Sontay à cette date [7] .
Dommage que les cotes non rapatriées ne soient pas accessibles. Elles nous auraient éclairés sur d’autres démêlés que Constant a eu avec les diverses administrations locales du Tonkin et que, j’en suis persuadé, il a provoqué en grande partie.