- Le sous-lieutenant Charles Muckensturm
En 1876, à Niederbraun en Alsace, Ignace Muckensturm et Thérèse Schaub se juraient fidélité, de leur union naissaient :
- Albertine, mon arrière-grand-mère
- Eugénie
- Albert, le 4 octobre 1881
- Marie
- Jeanne
- Charles, le 24 avril 1889
Mais à cette époque une grande partie de l’Alsace-Lorraine était allemande, anticipant le bruit des bottes toute la famille fuit à Nancy. C’est là qu’Albertine rencontrera son mari Édouard Bouque, de Bernes dans l’Oise, mon arrière-grand-père qui était venu garder la frontière pendant son service militaire.
- Portrait d’Albert
Albert travaille très tôt, cela permet de payer des études au petit dernier.
En 1914, à la déclaration de la guerre, Albert qui est resté célibataire, est réincorporé au 26e régiment d’infanterie, 11e Division appelée la « Division de fer ». Il participe à la bataille de Grand Couronné (à côté de Nancy), le 1er octobre 1914. Pendant la Course à la mer le 26e RI perd son 3e chef de corps. Fin octobre le 26e RI anéantit complètement le 17e Bavarois, il ne reste de ce régiment que 3 officiers et 25 hommes qui brûlent leur drapeau plutôt que de le laisser comme trophée. Le premier semestre 1915 voit le 26e engagé dans la bataille de l’Artois, où la pluie et la boue s’ajoutent à la mitraille pour faire souffrir un peu plus les « poilus ». Le 3 octobre 1915, Albert, blessé pendant l’attaque de la Butte-du-Mesnil en Champagne, écrit à sa sœur Albertine depuis l’hôpital auxiliaire 108, Paris 16e.
Chère soeur et enfants
Je viens de recevoir ta
lettre qui m’a fait
plaisire,et de vous voire
en bonne santé,maintenant
tu m’demande si je
pourrai avoir un convalaisance
sa je ne peux pas dire
pour le momment mais
en attandant, je sera
toujours la pour un
petit momment tu me
parle de venir me voir et
les enfants,qui c’est qui
te les surveillé, si tu peux
venir, tu me fera une
grande plaisire puisque
on se voi une foi tous les 10
ans xx embrasser de ton frère
embrasse les petit pour moi Albert »
en travers de la carte : « Tu peux venir le jeudi et le dimanche »
Je n’ai aucun moyen de savoir si Albertine est allée voir son frère ni si celui-ci a eu une convalescence.
Mi-décembre 1915, Albert est au camp de Saffais pour repos et instruction, puis il est à Verdun et dans la Somme, vers Maurepas (août 1916). En 1917, au Chemin des Dames, le 26e reçoit sa 3e citation à l’ordre de l’armée. Début 1918, c’est devant Verdun que le régiment de mon grand-oncle monte la faction. Il subit, du 1er février au 17 mars, un bombardement intense à l’ypérite et, le 17 mars, une grosse attaque est repoussée. Albert a-t-il été gazé ou mitraillé ? Nul ne le saura jamais, mais le résultat est le même « tué à l’ennemi à Louvemont », le 17 mars 1918, sept mois avant la fin du conflit.
Première question : Sur sa fiche militaire (cf. le site mémoire des hommes) son nom est marqué MARON alias muckensturm. POURQUOI ? Je ne pense pas que l’ambiance dans l’armée permettait d’intégrer un sobriquet à un document officiel ?
Son frère Charles avec son niveau d’étude a été élève officier. Dès le début du conflit, il est réincorporé comme sous lieutenant au 11e Bataillon de chasseur à pied, bataillon alpin depuis 1888. Début Novembre, alors qu’il se bat dans les Vosges, Charles obtient une permission spéciale pour se marier avec Marie Imbert, car un bébé est en route.
Jusqu’ici la vie de Charles a été plutôt douce. Il était choyé dans sa famille comme étant le petit qui a réussi, il est instruit, officier de l’armée française. Il aide tout son petit monde financièrement et il a fait un mariage d’amour fleuri par l’arrivée d’une descendance.
La suite va être brutale.
Courant juin 1915, le 11e BCA est engagé dans l’opération du Linge. Le 31 août, le 51e (bataillon de réserve du 11e) et le 12e BCA sont complètement anéantis.
De Juin à fin octobre, on dénombre : officiers : 42 tués, 11 blessés et 5 disparus. Hommes de troupes : 1 115 tués, 7 500 blessés et 94 disparus, soit 9 morts et 50 blessés de moyenne par jour pendant 5 mois : effrayant !
Le 11 décembre 1915, Charles est au front avant de partir pour Corcieux au sud de Saint-Dié des Vosges afin de prendre un repos bien mérité. Il écrit à sa sœur Albertine : on remarque qu’il continue à aider financièrement sa famille. Albertine et Édouard ont 5 enfants. Édouard est journalier et disons pudiquement que les travaux des champs donnent soif !
« le 11 décembre 2015
ma chére Albertine, je suis assez tardif cette fois pour t’écrire, sois sans inquiétude, tout va bien. Nous sommes changés de parages, ce qui m’a tardé un peu pour écrire. Nous avons été depuis ma rentrée de permission, dans l’eau tous les jours, la pluie ne cesse de tomber, dans nos abris même, il y a de l’eau en abondance, que veux tu il faut prendre tout cela du bon côté, nous resterons toujours des poilus. Merci pour le bonjour d’Édouard. Chére Albertine, tu attendras encore quelques jours pour recevoir quelque argent, ici nous sommes trop loin, enfoncés dans les montagnes et il y a tellement de complications pour envoyer de l’argent, que j’attends que nous soyons à l’arrière. Albert m’a envoyé de ses nouvelles du dépôt. Embrasse les enfants pour moi. Ton frère Charles »
Le 3 janvier 1916, à Nancy, Marie Imbert Muckensturm met au monde une petite fille, Marguerite. Elle meurt en couche. 222 jours après la naissance de sa fille, le 16 août 1916, le sous-lieutenant Charles Muckensturm rencontre son destin à Maurepas dans la Somme. Il n’a jamais vu sa fille. La petite Marguerite, pupille de la nation, est confiée à l’assistance publique. Après 4 ans de très pénibles tracasseries administratives sa tante Marie pourra l’adopter, elle restera célibataire et consacrera sa vie à l’aide aux femmes en difficulté. Elle sera faite chevalier de l’ordre de la santé publique.
- Margueritte
On remarquera que les deux frères étaient à Maurepas à la même date. Je souhaite qu’ils aient pu se rencontrer.
Sur l’envers de la lettre de Charles à Albertine, celui-ci donne son adresse : « Sous lieutenant François 52e Alpin 8e compagnie secteur 97. » Le 52e Alpin est le bataillon de réserve du 12e, Charles y a servi quelques mois avant de revenir au 11e Bataillon de Chasseur Alpin.
Mais pourquoi François et non Muckensturm ?
Je suis sûr de cette lettre. Elle a été conservée par ma famille : la formule « Ma chère Albertine » correspond bien à mon arrière-grand-mère. « Édouard » correspond bien à mon arrière-grand-père. L’expression « ton frère Charles » prouve la provenance.
Sur sa fiche militaire (cf. Le site Mémoire des hommes) son nom a été « rectifié », cela cache-t-il des ratures rendant le nom difficilement lisible ?
Deuxième question : Pourquoi le sous-lieutenant Charles Muckensturm se faisait-il adresser du courrier au nom de François ?
Cette lettre je l’ai tournée et retournée tous les soirs pendant un mois tout en lisant beaucoup, cherchant, dépouillant sur internet tout ce qui a trait au conflit 14/18… et il y a beaucoup de documents.
La réponse aux deux questions, je la trouverai en lisant l’historique du 11e chasseur. Cet historique, comme tous les autres, est écrit dans un style que je trouve presque insolent, la mort peut-elle être « glorieuse » ? Comment peut-on écrire « les vagues tombent ainsi qu’à la parade en rang alignés chefs en tête, d’autres surgissent à leur place ». Ces lignes m’affligent, mais sans son aversion pour les Alsaciens, l’auteur ne m’aurait pas permis de résoudre l’énigme qui entoure l’identité des miens dans « la grande guerre ». Je le remercie donc quand même d’avoir rédigé ce texte.
Page 11/43. Le 11e BCA est engagé dans la bataille de la Somme au sud de Maurepas. Le 16 août 1916, il monte en ligne et se bat contre la garde impériale. Récit : « Pourtant au cours de ces combats, les pertes sont cruelles. Le capitaine adjudant-major PICARD est tué en reconnaissance, ainsi que le capitaine ODDE, accouru pour le remplacer, le lieutenant DE MALBERG et les sous-lieutenants GROS et FRANÇOIS, dont le nom d’emprunt dissimulait un Alsacien. Cent cinquante chasseurs tombent aussi. »
Tout est dans le verbe DISSIMULAIT. Une des grandes causes de la guerre de 14/18 est la reconquête de l’alsace lorraine. La peur de l’espionnage était partout. Le fait seulement d’avoir un nom alsacien était suspect. Pour « mourir au champ d’honneur », sans avoir à se justifier sur leurs origines, mes deux grands oncles Albert et Charles Muckensturm ont été obligés de se « Dissimuler » sous les noms de MARON pour l’un et de FRANÇOIS pour l’autre, avec l’accord de leurs chefs. Je pense que Charles étant officier, l’état-major a aussi dissimulé son lieu de naissance. Tout ceci en dit long sur l’état d’esprit des troupes concernant ceux qui avaient approché, de près ou de loin, « l’ennemi germanique » sans se poser plus de question.
Tous deux reposent dans le carré des corps restitués aux familles, au cimetière Foucharupt, à Saint-Dié des Vosges, où Ignace et Thérèse se sont installés après la guerre.
« On oubliera. Les voiles de deuil, comme des feuilles mortes, tomberont. L’image du soldat disparu s’effacera lentement dans le cœur consolé de ceux qui l’aimait tant. Et tous les morts mourront pour la deuxième fois » (Roland Dorgelés, Les croix de bois).
J’ai écrit cet article pour donner tort à Dorgelés.