La première image qui me vient à l’esprit est celle d’une vieille dame, forte, habillée de noir. Mademoiselle Berthe est assise derrière le comptoir de sa boutique, je ne vois que sa tête et le haut de son buste. Autour d’elle tout est un peu sombre, dans des tons fanés. Ce que je décris semblerait bien triste, peu attirant, mais pour moi qui étais très jeune, c’était le contraire. Car, dans le Calvados, plus précisément à Douvres-la-Délivrande, la boutique de mademoiselle Berthe, c’était à mes yeux la caverne d’Ali Baba. Le comptoir et sa caisse étaient me semble t-il près de la porte d’entrée de la boutique, dans un angle du magasin, jouxtant une vitrine sur un des petits côtés du local. Cela veut dire que, passée la caisse et l’endroit où se tenaient les grandes personnes, face à elles, toute la profondeur du commerce regorgeait de merveilles que je pouvais aller regarder autant que je voulais et aussi longtemps que mes parents parleraient avec mademoiselle Berthe. Sur un grand côté, sans doute un peu encombrée d’étagères et objets susceptibles d’attirer le client, une vitrine donnant sur la place de la basilique ; sur les deux autres côtés, des étagères, des placards vitrés. Installées entre ces murs, des tables- vitrines pour de plus petits et délicats objets à protéger. C’étaient des meubles d’exposition comme on en voyait dans les musées mais ça, je ne le savais pas encore. Il me faudrait quelques années de plus…
Le nez à peine plus haut que les tables, je ne touchais à rien mais je me promenais dans la boutique, observant tout, m’éloignant de plus en plus de l’entrée et m’approchant de mon coin préféré. J’avais le temps. Nous venions d’arriver, c’était l’été et le début des vacances en Normandie. Les grands parlaient entre eux. Je savais qu’à un moment, les retrouvailles faites et les nouvelles échangées, la conversation achevée, mademoiselle Berthe se lèverait et se dirigerait vers le fond de la boutique, là où se trouvaient les jouets qui m’attiraient. Ben oui… La boutique offrait surtout des objets de piété, avec d’autres souvenirs marqués de l’image et du nom de la basilique, mais quelques jouets aussi. Si j’observais tout, si je m’imprégnais de l’ambiance désuète mais si envoûtante de ce lieu en clair-obscur, comme figé dans le temps, mon regard d’enfant cherchait et se fixait quand même sur le jouet désirable – pas trop grand, deviné pas trop cher, je savais être raisonnable - que mademoiselle Berthe, se penchant vers moi, me demandant de lui montrer ce qui me ferait plaisir, viendrait ôter de son emplacement pour me l’offrir. C’est ainsi que je reçus un jour une poupée noire, j’en rêvais, des petites filles de ma classe en avaient. C’était une bien modeste poupée en plastique moulé, elle devait mesurer dans les quinze centimètres tout au plus, mais c’était un cadeau alors que ce n’était pas mon anniversaire et que nous n’étions pas à Noël ! A la fin des années 50, au tout début des suivantes, les enfants ne réclamaient pas trop.
Alors oui, malgré le manque de lumière et de gaité de cette boutique, la couleur fatiguée de ses murs et ses peintures datant sans doute d’avant guerre, celle de 14-18, malgré cette ambiance en déclinaison de bruns et de gris, malgré l’embonpoint marqué de mademoiselle Berthe, son chignon gris serré et son éternelle tenue sombre, bras couverts, jambes cachées, j’aimais ce lieu et sa douce gardienne. Ils étaient aussi l’annonce des jours heureux, de la mer et de la plage, désormais très proches, à deux kilomètres de là.
Un jour, je ne suis plus venue en vacances sur cette côte normande qui est pourtant toujours la plus belle à mes yeux. Une année, ma famille est allée découvrir un autre paysage. Puis l’adolescence me fit tourner le dos à mes repères, aux vacances avec les parents, chercher de nouvelles valeurs. Je n’ai plus revu mademoiselle Berthe, à qui je veux maintenant redonner son nom : Berthe Duchemin. J’apprends par le site internet Généanet qu’elle est morte le 24 octobre 1970 à Douvres la Délivrande, là où elle vivait, là où je l’ai connue. Un aimable contributeur a mis deux photos – bien prises - de sa tombe sur « sauvons nos tombes » : si un jour je retourne dans ce coin de paradis perdu venu de mon enfance, je pourrai aller dire à mademoiselle Berthe les bons souvenirs qu’elle a contribué à me donner. Son antre comme elle-même, paisibles et accueillantes, calmes, m’ont fait rêver, m’ont ouverte à une certaine altérité.
J’ai essayé de confronter mes souvenirs à ce que j’ai trouvé en faisant quelques recherches sur Internet. Ma sœur aînée, questionnée, se souvient comme moi d’un commerce qui formait un angle droit, saillant sur la place publique, quoiqu’un peu en retrait. Les vitrines, sur les deux façades, étaient en structure et panneaux de bois peint, comme la plupart des vitrines des commerces proches, hôtels-restaurants, pâtisseries et objets de piété, dont le développement datait de la seconde moitié du XIXe siècle, l’édification de la basilique, haut-lieu de pèlerinage marial. Je ne me souviens ni de la couleur – sans doute sombre - des devantures, ni de l’environnement du magasin. Mes souvenirs sont assez flous et je n’ai aucune photo de tout cela.
Le cadastre actuel montre, sur la parcelle 169 de la section AB de Douvres - devenu Douvres-la-Délivrande en 1961 - l’emplacement d’un bâtiment qui répond à ces souvenirs. Le cadastre de 1939 (A.D. 14 Douvres section C1 3248W/655 lot 1/3 vue 5/22) montre ce même bâtiment, parcelle 32. Il figure aussi en parcelle 265 sur le cadastre napoléonien, hameau de la Delivrande (A.D. 14 section B 1re feuille 3P1940_08-1839) près de l’ancienne église, depuis démolie au profit de la basilique. Mais est-ce suffisant pour être sûre ?
A Douvres, les recensements de population donnent des indications :
Berthe Duchemin apparait sur le recensement signé le 31 mars 1921 : Née dans le Calvados à Saint Manvieu Bocage en 1894, elle a 26 ans et est employée, ainsi que Victoire Datin, 78 ans, chez la veuve Adelphine Couture née Lefrançois, commerçante en objets de piété place de la basilique. Quant à elle née en 1831, la patronne a 90 ans ! Sur le recensement suivant, en 1926, ce commerce est dirigé par Victoire Datin devenue patronne. Il y a une nouvelle employée, Renée le Piton, et Berthe. Si le statut de cette dernière est identique en 1931, il n’en est plus de même en 1936 : Elle est devenue patronne. Il n’y a plus d’employée, mais Henri, frère de Berthe et ouvrier agricole, habite là avec elle. On peut aisément deviner que, comme souvent, commerce et logement sont jointifs.
De nombreuses cartes postales anciennes se trouvent sur Internet, montrant la basilique et la place, souvent sur son côté le plus attractif et animé. L’une d’elles, toutefois, contient le bâtiment concerné, que l’on voit à droite, en partie caché par le café-restaurant de la place, tenu par « Leblanc, Caignon successeur » qui forme angle droit avec la grand rue. Mais l’enseigne qui nous intéresse est hélas illisible. On voit aussi cette maison, coupée, à l’extrême gauche d’une autre carte postale, datée de 1907, du temps où Adelphine Couture tenait ce commerce…
Etablir un lien entre les cartes postales et les recensements successifs ne fait pas vraiment avancer la recherche : d’une part, d’une année à l’autre, les recenseurs n’ont pas toujours listé les habitations dans le même ordre. D’autre part, les cartes postales peuvent avoir été prises en différentes années, alors même qu’entretemps des établissements ont changé d’adresse, de patron, voire d’affectation. Ainsi, dans les recensements, il y a plusieurs « cousins » ou générations portant le patronyme Leblanc sur cette place, dont l’un voisine avec la boutique Couture /Datin /Duchemin. Ce n’est pourtant pas le restaurant précité, puisqu’on vend aussi chez Hyppolite Leblanc des objets pieux. Commerce que l’on trouve aussi, au même nom et initiale du prénom, sur une carte postale, au milieu de l’alignement de façades, côté Nord-Ouest, dans le prolongement de la grand rue, mitoyen de la fabrique de sablés normands Durand-Balloud. Ce ne sont pas les boutiques d’objets pieux, les restaurants et pâtisseries qui manquent, au début du XXe siècle, sur cette place !
Je reste sur mon impression première : le commerce est vraisemblablement celui qui est situé sur l’actuelle parcelle 169 au 2 place de la basilique. J’aimerais pour en être sûre, recevoir une photo de l’époque où Berthe Duchemin y exerçait son métier, j’aimerais aussi que quelqu’un puisse m’envoyer une photo de cette [vieille] dame à qui je n’ai connu aucune famille. Qui pourrait m’aider ?
Pour en savoir un peu plus sur Berthe, il faut se reporter à son acte de naissance : Berthe Marie Victoria est née le 22 décembre 1894 en la maison de ses parents sise au bourg de Saint Mavieu Bocage, Calvados. Son père, Alexandre Auguste, est alors tailleur de pierres, tandis que sa mère, née Maria Angèle Fautré, semble être blanchisseuse. Une mention marginale enregistre le décès de Berthe, qui eut lieu le 24 octobre 1970, à Douvres la Délivrande.
Les informations trouvées sur Geneanet et quelques recherches faciles dans les fonds des archives départementales du Calvados (état-civil et recensements consultables par internet) nous apprennent qu’en 1906, Berthe est écolière dans sa commune natale. Son père est, comme sa mère, devenu cultivateur au hameau de la Cerenserie, à l’Est du bourg. Mais Berthe perd sa mère le 11 janvier 1908, alors qu’elle n’a que 14 ans, puis son père le 08 janvier 1916. Tous deux sont décédés à Saint Manvieu. Cela modifie peut-être le cours de sa vie. En 1911 Berthe, qui a 17 ans, est devenue servante chez des institutrices, mademoiselle Armandine Serrand et ses deux adjointes, rue du moulin, dans le bourg de Langrune, près de Douvres, avant que de s’orienter plus tard vers le commerce d’objets pieux.
Plusieurs arbres généalogiques, dont celui de Sylviane Pique, la citent sur Généanet, lui donnant trois frères : Alphonse, l’aîné, décédé en 1961, Henri, de deux ans son cadet, décédé en 1960 et René, le plus jeune des enfants et qui décèdera six ans après elle. Elle serait la seule fille. On comprend mieux les vêtements stricts et sombres que je vis toujours porter par mademoiselle Berthe.
Et pourtant… Si l’on pousse un peu plus loin la curiosité, consulter le recensement de 1946, à Douvres, nous apprend que Berthe vit avec son frère Henri mais aussi avec René, et deux neveux, André et Simone.
Je ne saurais quitter Douvres la Délivrande sans dire que cette ville de pèlerinage, dotée de plusieurs couvents, et donc de lieux qui s’y prêtaient, y ouvrit des ambulances lors de la guerre 1914-1918. C’est ainsi que l’actuel collège privé de la maîtrise Notre-Dame, bâtiment qui remonte au XVIIe siècle, après avoir été un séminaire, devint durant ces années-là un hôpital militaire puis un centre de réinsertion des blessés de guerre. On y prit soin de soldats meurtris dans leur chair, mais l’hospitalité ne s’arrêta pas là : réfugiés belges, mes grands-parents y furent accueillis, logés, aidés. C’est ainsi que maman naquit dans l’avant dernière travée du bâtiment sur rue, dans la chambre située au premier étage (sur la carte postale, à droite du personnage tenant une canne). Lors de la photo prise pour la carte postale, la famille habitait là.