Sidéré, je pris soudain conscience que depuis cent quarante cinq ans la Société Générale était débitrice de ma famille ... Le vieux fantasme de l’héritage inopiné d’un oncle inconnu d’Amérique me tombait dessus sous une forme quelque peu inhabituelle !
Ma petite vie tranquille venait donc d’être fortement perturbée pour quelques mois car j’avais désormais trois problèmes à résoudre : d’abord déterminer l’origine de ce pactole, ensuite évaluer le montant de cette fortune inespérée, puis enfin procéder à la répartition de la manne entre les ayant-droits.
Le problème de l’origine fut promptement résolu :
1871 … Grand-père Adrien ne naitra que vingt ans plus tard ; l’origine de cette thésaurisation familiale devait donc être recherchée à la génération précédente : son père Eugène BAUMGARTH est né en 1842 à Strasbourg, tourneur sur bois, orphelin de père puis de mère et donc exempté du service militaire comme soutien de famille, il échappa à la guerre de 1870, mais pas à ses conséquences : il lui fallu choisir entre devenir teuton ou rester français. J’ignore quelle fut sa motivation profonde, mais il opta pour l’exil, quitta Metz avec un ami et collègue tourneur sur bois, devint parisien et exerça son métier au faubourg Saint-Antoine, haut-lieu de l’ébénisterie et des métiers du bois ; son ami ayant eu la bonne idée de décéder à 27 ans, il épousa sa veuve deux ans plus tard et réussi pleinement là où son prédécesseur avait échoué pendant 5 ans en lui faisant 8 enfants.
Fort de mon expérience de l’affichette de l’emprunt 1920, je me suis convaincu que ces coupons de la Société Générale relevaient du même mécanisme, à savoir permettre à la France éternelle, rendue exsangue par le conflit de 1870, de se refaire une santé grâce à la bonne volonté populaire.
En 1871, Eugène avait 29 ans ; il était parisien, encore célibataire, n’avait plus en charge sa fratrie et il était alsacien, donc forcément patriote … À l’évidence, cela suffisait à expliquer l’existence des coupons.
La répartition du pactole : je m’improvise généalogiste successoral…
D’emblée j’écartais la tentation de me prétendre l’inventeur du magot qui me permettrait de m’en réserver la moitié : d’une part parce que ma pratique de la généalogie m’a fait tisser les liens affectifs trop étroits avec ma parentèle pour me laisser aller à une telle bassesse et d’autre part parce que force m’est de constater que seul le hasard m’a fait détenteur de la valise en carton de grand-père Adrien (d’ailleurs je ne pourrais même pas invoquer le peu républicain droit d’aînesse car Adrien était le 8 éme et dernier rejeton d’Eugène, Serge, mon père était le second d’Adrien et moi le second de Papa)…
Va donc pour la répartition équitable …
Des huit héritiers initiaux d’Eugène (héritiers évidemment tous décédés), deux sont sans postérité et celle d’un troisième est éteinte. Restent donc 5 branches qu’il me faut remonter jusqu’à dénicher les survivants les plus proches.
Elles totalisent 22 petits-enfants d’Eugène (dont une seule est encore vivante) et 16 d’entre eux totalisent 34 arrière-petits-enfants qui figurent dans mon arbre ; mais, à ce jour, j’ignore tout de la descendance potentielle des 6 derniers.
Il me reste donc encore bien des recherches à effectuer pour mener à bien mon projet ; évidemment la tâche sera rude du fait des retards de mise en ligne des archives et des règles de non-communicabilité des actes (ces foutus 75 ans ! … qui ne s’appliquent d’ailleurs pas aux généalogistes successoraux ; hélas je ne suis qu‘un amateur…).
Mais je dispose maintenant d’un atout majeur dans ma quête : la collaboration de notre parentèle éloignée est bien souvent très difficile à obtenir ; la perspective d’un héritage est motivante…
L’évaluation de la fortune :
Là, le problème me fut bien plus ardu à résoudre : en citoyen civilisé et compte-tenu de la mention « remboursable en billets de banque aux caisses de la Société Générale » inscrite sur les coupons, je me disposais à exécuter cette directive quand un scrupule me prit : avais-je le droit de paniquer un pauvre caissier d’agence sans défense qui, à l’évidence, n’avait pas été formé au remboursement d’effets bancaires plus que centenaires ? Je décidais donc de faire un détour préalable par le siège parisien de la banque … Mais, bien que mon apparence extérieure soit fort éloignée du portrait-robot classique du terroriste, je n’ai pas pu pénétrer dans la forteresse pour exposer mon desideratum.
Force m’était donc de me rabattre sur une agence locale.
Ce que je fis dans une succursale du Val de Marne : j’abordais le guichetier, lui montrais mon coupon en insistant sur la date d’émission ; celui-ci ne lui inspira pas plus de curiosité que si l’encre en avait été encore fraiche ; sa réponse - hautement prévisible - m’assura que son responsable était indisponible pour quelques jours ; pour palier cette fin de non-recevoir, j’avais pris la précaution de me munir d’une lettre à l’adresse du siège dans laquelle je demandais qu’on m’explicite la procédure de remboursement. Je la lui remis et j’attendis en vain pendant 4 mois …
Devant ce manque de considération de la Société Générale pour un très, très vieux client (145 ans, ce n’est pas rien !), mon naturel têtu, borné et obstiné me poussa à récidiver dans la succursale de ma résidence de vacances vendéenne.
C’était un après-midi, période plus propice au farniente et à la plage qu’à la spéculation boursière et en conséquence l’agence était déserte ; le jeune guichetier, quelque peu désœuvré, s’intéressa un peu au vénérable coupon que je lui ai présenté en explicitant ma démarche et ma demande d’être reçu par la responsable. Comme la vitre du bureau de celle-ci la montrait manifestement seule et peu affairée quand il lui présenta ma requête, elle condescendit à me recevoir après le purgatoire d’attente d’usage destiné à me faire comprendre l’importance de son statut social. Elle m’écouta d’une oreille distraite, posa un œil inexpressif sur l’héritage d’Eugène et n’émis aucun commentaire… Je lui remis ma seconde lettre à destination du service relation avec la clientèle du siège … C’était il y a plus de 5 mois ; mais, là encore, rien de vint.
Que faire pour me sortir de cette impasse ? Une troisième tentative en agence après l’achat d’un pistolet en plastique me parût trop suicidaire ; peut-être pourrais-je procéder à un sitting protestataire devant l’agence ? Voire commencer une grève de la faim ostentatoire sur le trottoir de la succursale ? Ou bien saisir 60 millions de consommateurs ? …
Dans l’expectative, je me résolus à demander conseil : l’ami Pierre Boiton, lecteur assidu de la Gazette et ancien cadre supérieur blanchi sous le harnais dans plusieurs banques prestigieuses était l’expert idéal pour me fournir le sésame recherché.
Je lui ai donc adressé un mail expliquant ma démarche et mes déboires avec en pièce jointe les coupons scannés.
Sa réponse fut rapide, explicite et déconcertante :
En 1871, c’était le boxon en France et l’État avait du mal à assurer des liquidités suffisantes. Bien sûr, c’était la faute des boches, d’abord appelés les alboches. Les banques ont été autorisées à battre monnaie localement. Cette autorisation a été renouvelée après la guerre de 1914-1918. Les chambres de commerce ont aussi émis des pièces. Cela s’appelle également « monnaie de nécessité ». Ces monnaies de dépannage ont été converties ensuite et ton aïeul en a gardé un souvenir !
Quant aux arcandiers de la Gégène, très régulièrement, ils doivent faire le point de leurs actions. Plus le temps de discuter avec les clients de choses et d’autres. Ou alors faut avoir un conseiller qui a connu la Gégène avant !! Ce qui est mon cas ! On parle de tout et de rien, ça nous prend une après-midi !
Adieu veaux, vaches, cochons, couvées…
Je me suis jeté avec inquiétude dans la lecture des liens que Pierre m’avait joints. Wikipédia confirma sa brillante expertise et je dénichais même des cousins de mes coupons en plus ou moins bon état sur des sites d’officines numismatiques.
Il m’a fallu me rendre à l’évidence : je m’étais donc complétement fourvoyé ; les coupons n’étaient pas les justificatifs d’un emprunt bancaire, mais de simples billets de monnaie transitoire qui furent remboursés dès 1873 et les survivants sont devenus de facto monnaie de singe. En ne demandant pas la restitution en monnaie sonnante et trébuchante à cette époque, Eugène s’est transformé en généreux mécène de la Société Générale depuis 146 ans.
La valeur du billet est donc désespérément bloquée depuis 1871 sur le franc initial soit, depuis l’avènement de l’euro, sur environ quinze centimes de cette nouvelle monnaie… Deux coupons… trente centimes… probablement une cinquantaine d’ayants-droits… ma situation est désespérée.
Objectivement je ne peux faire aucun reproche à la Société Générale quant à la dévaluation colossale de notre bien familial car la faute en incombe à Eugène ; mais savoir qu’une banque a profité de la manne me hérisse le poil au plus haut point et surtout mon ego a pris une sérieuse claque : je digère mal d’avoir été traité avec autant de désinvolture ; mais, hélas, la goujaterie n’est pas juridiquement répréhensible.
J’avoue que j’ai eu la tentation très forte de soulager ma déconvenue et mon ressentiment en m’amusant un peu : il me suffirait de jouer l’emmerdeur en continuant à exiger le remboursement … Mais je me heurte là à une ultime difficulté : sur les sites numismatiques des exemplaires de mes coupons ont été vendus entre 15 et 60 euros ces dernières années et donc probablement achetés par ces mêmes officines entre 4 et 15 euros. La Société Générale ferait encore un large bénéfice en leur revendant mes coupons…
Certes je pourrais tenter de les vendre moi-même à des collectionneurs, mais le marchandage n’est pas inscrit dans mes gênes et il resterait un problème insoluble : le montant de la cagnotte obtenue mettrait la quote-part des ayants-droits au dessous du nouveau prix du timbre de l’envoi…
Mon odyssée se termine donc en eau de boudin : je vais lâchement refiler le problème à mes héritiers en réinsérant les coupons dans l’affichette « Vidons nos tirelires » et en remettant l’ensemble à dormir dans la valise en carton de Grand-père Adrien avec ses autres souvenirs.
Le seul enrichissement que je tire de cette aventure est d’ordre culturel grâce à l’érudition de Pierre Boiton : je connais maintenant presque tout sur les bons de monnaie et la monnaie de nécessité des temps de crise. En prime, Pierre a enrichi mon vocabulaire : les mots arcandier et alboche m’étaient inconnus.
La désinvolture de la Société Générale à mon égard a fortement amplifié le sentiment de méfiance spontané frisant l’aversion que m’ont toujours inspiré les institutions bancaires. Je n’aurai pas besoin d’être attaché au mat du navire comme Ulysse pour rester stoïquement sourd aux chants de sirène de son slogan « ne vivez pas en marge de la Société Générale ».
Je ne serais jamais son client ; je crois même qu’après mes tentatives avortées de relations courtoises, et nonobstant ses victimes prolétaires, ma fascination pour la bande à Bonnot s’en est trouvé renforcée. Quant à Jérôme Kerviel, je le trouve bien sympathique…