Les riches ont la réputation d’avoir des oursins dans leur porte-monnaie et ils sont beaucoup, beaucoup moins nombreux que le menu peuple.
Ces faits n’ont pas échappé à la sagacité de nos dirigeants qui, de tous temps, ont compris qu’il était plus facile et bien plus rentable de ponctionner un peu une majorité de pauvres que de tenter de soutirer des subsides à une minorité de nantis : le lion a la plus belle crinière, mais ce sont les moutons que l’on tond…
Au sortir de la guerre de 14-18 – la préférée de Georges Brassens – il fallait remettre l’économie nationale sur les rails et cela nécessitait des sous, des sous, beaucoup de sous…
Tout naturellement nos gouvernants firent donc confiance à l’indéfectible générosité et au patriotisme sans faille des petites gens : ceux-ci furent la cible choyée de leur opération
« Videz vos tirelires »
Le slogan est éloquent car il s’intitule « vidons nos tirelires » et non pas « ouvrez vos coffre-forts » et il est bien connu que la tirelire n’est pas d’un usage courant chez les gens bien nés…
La campagne d’information du public fut menée à l’aide d’affichettes de format 26-37 au graphisme d’une grande naïveté tout à fait adaptée à la population ciblée.
Mon grand-père Adrien Baumgarth, fils d’un alsacien ayant opté pour la France et perdu son Alsace en 1871, était en conséquence forcément patriote et, bien sûr, il était pauvre : l’affichette attira donc son attention ; mais il était très impécunieux car, à son corps défendant, l’Armée avait organisé son emploi du temps depuis ses vingt ans [1] sans pour autant pourvoir au remplissage de sa tirelire ; malgré son vif désir, il ne put donc contribuer à l’effort de reconstruction nationale demandé à la populace.
Mais sans doute pour atténuer ses regrets et comme il trouva l’affiche très jolie, il la plia en 8 et la mit dans la petite valise en carton où il rangeait ses trésors sans valeur et ses autres bizarreries qui font aujourd’hui le bonheur de son petit-fils.
L’affichette y a dormi 96 ans avant que ne me vienne l’idée impérieuse de vous la faire partager ; mais mon désir de vous la faire admirer dans La Gazette se heurta à un problème pour moi insoluble : comment capturer une image à ce foutu format 26-37 ?
Comme à mon habitude lors de ces difficultés techniques auxquelles je suis irrémédiablement allergique, je me suis tourné vers mon cousin Christophe Gillot [2] qui régla l’affaire en quelques minutes.
Voici donc l’affichette, presque centenaire et donc quelque peu ridée, retrouvée dans la valise de Grand-père Adrien :
Note : L’emprunt 1920 était à 6% ; mais ceux qui flaireraient ici la bonne affaire souffrent sérieusement d’anosmie [3] : en 1920 le taux d’inflation fut de… 39,5% ; il fallait donc avoir le patriotisme exacerbé pour se laisser séduire.
[1] Il avait 20 ans et un mois à son arrivée au service militaire le 10/1/1912, lequel dura jusqu’à l’entrée en guerre ; blessé le 22/8/1914 et fait prisonnier, il resta interné au camp de Stuttgart dont il ne fut rapatrié que le 12/12/1918. Le ministère de la guerre, soucieux de minimiser le traumatisme psychologique de ces hommes privés depuis si longtemps de leur libre arbitre leur offrit un sas de décompression en leur assurant généreusement le gite et le couvert pendant encore plus de 8 mois : Adrien et ses camarades d’infortune retournèrent donc en caserne pendant tout ce temps ; ils ne retrouveront la vie civile que le 22 août 1919 ( cette aberrante rallonge explique certainement pourquoi la plaque du monument aux morts de la ville de Sainte-Anne en Martinique précisa pendant près d’un siècle qu’il s’agissait de la guerre de … 14-19 ; récemment quelques coups de burin ont transformé le 19 en 18 en laissant quelques traces ).
La guerre de 14-18 fut toutefois particulièrement clémente pour ma lignée directe : Marie Baumgarth, la mère d’Adrien, veuve à 40 ans avec 8 enfants de 14-12-10-8-7-5-3 et 1 an ( = le petit Adrien) était née Muller à Saint-Avold et fille d’un couple d’allemands venus de Sarre ; elle vit ses six garçons partir au front combattre « l’ennemi » ; ils en revinrent tous les six et seul Adrien fut blessé. Hélas, d’autres de mes branches furent anéanties dans la grande boucherie…
[2] Remarquable concepteur et rédacteur de la revue municipale de Brenouille, son village de l’Oise (« le petit Brenouillois »).
[3] Anosmie = perte de l’odorat.