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Les souvenirs de guerre (1914-1918) de Marcel Juillard (1886-1961), chef d’escadron d’artillerie (2e partie)

La bataille de Soissons & L’affaire de Crouy

Le jeudi 26 janvier 2017, par Jacques Pageix

Depuis longtemps déjà, j’avais l’intention d’écrire mes souvenirs personnels sur la guerre de 1914-1918. Actuellement je suis seul ; ma femme et mes enfants sont en Auvergne. Je vais donc employer les loisirs de ma solitude à évoquer mes impressions de guerre, et cela avant que le temps ne les émousse trop profondément. Quelle utilité, direz-vous, d’écrire sur des sujets personnels sans grand intérêt ? A cela je répondrais qu’une des choses que j’ai le plus vivement regrettée, c’est de ne trouver dans les archives familiales aucun souvenir concernant mes aïeux ; ce serait pour moi une joie si douce de connaître en détail leur existence et leur pensées intimes.

VII - La bataille de Soissons & L’affaire de Crouy

Dés que le jour fut levé, les reconnaissances furent effectuées. Nos batteries étaient mises à la disposition du 5e groupe de division de réserve. L’artillerie était commandée en vue d’une offensive qu’on allait tenter pour dégager Soissons et refouler les allemands au-delà des crêtes sur les pentes desquelles nous étions péniblement accrochés. L’entreprise était périlleuse, car en cas d’insuccès, une contre-attaque énergique pouvait nous rejeter à la rivière, ce qui devait se produire d’ailleurs. Le colonel Lépidi dont le P.C se trouvait au château d’Écuiry à 10 kilomètres au sud de l’Aisne commandait l’artillerie du 5e Groupe de Réserve, tandis que notre groupe était rattaché au groupe Dutertre chargé d’appuyer l’attaque sur les positions allemandes de l’éperon de Crouy, à la cote 132 , qu’on appelait aussi la dent de Crouy. Nos batteries devaient prendre position dans le bois de la cote 151 à mi-distance de Crouy et de Bucy-le-Long, à contre pente sur le plateau face aux observatoires de la cote 132 avec au devant le masque du bois clairsemé. Les emplacements désignés permettaient de prendre d’enfilade les tranchées allemandes de la cote 132. Mais cette conception d’un groupe aussi resserré était par trop sommaire.

Nous arrivâmes aux emplacements. Le matin était froid, le ciel gris et pluvieux, l’horizon morne. Déprimé comme je l’étais, l’aspect de ces lieux m’inspira une sorte d’horreur.

Les trois batteries devaient s’aligner dans le bois étroit qui recouvrait la cote 151. La 10e à droite en lisière, ensuite la 11e au centre, puis la 12e sur le revers ouest de l’éperon ; des équipes de servants qui nous avaient suivi se mirent immédiatement au travail et à coups de pioche commençaient à aménager les emplacement des plates-formes. Sur ces entrefaites une discussion s’éleva entre le capitaine Boullu et le capitaine Schmidt. Celui-ci trouvait que les emplacements avaient été choisis de façon stupide et exprimait sans fard sa pensée. Je fis remarquer que de vouloir ainsi entasser les trois batteries dans un espace aussi restreint sans masque suffisant, c’était vouloir attirer sur elles tout le feu de l’ennemi (que de pertes aurions-nous subi si le capitaine avait passivement obéi au capitaine Boullu). D’autre part, une pièce en lisière est du bois serait aux vues directes de l’ennemi installé sur la route de Maubeuge dont on voyait à un kilomètre au-delà du ravin les arbres se profiler à l’horizon de la cote 173. À l’état-major du groupe, on soutenait que cette partie de la route était à nous. La discussion tournait à l’aigre. Finalement, le capitaine Schmidt déclara que c’était très simple, qu’il allait élucider cela immédiatement en allant lui-même en reconnaître les occupants ! Nous le vîmes quitter ses collègues et de ses longues jambes franchir les herbes desséchées et se diriger à grands pas vers la route de Maubeuge.

Mais les raisons judicieuses de notre capitaine avaient malgré tout porté, et elles furent énergiquement reprises par les autres capitaines Jourdonnat et Roumigous. L’affaire fut soumise au commandant Dutertre qui obtint du colonel Lépidi l’autorisation de changer les positions. La 12e batterie s’installa dans la vallée à l’ouest de Bucy-le-Long, la 11e resta seule dans le bois 151, et la 10e se mit en batterie 800 mètres plus à l’est sur le plateau un peu en avant du chemin qui longeait au nord le haut du ravi de Bucy à la Montagne. Pour ma part, ce fut avec un soulagement que j’appris cette décision ; toutefois, ce bois 151 me paraissait un vrai nid à marmites et mes pressentiments n’étaient que trop vrais.

Dans l’après-midi le capitaine Schmidt partit pour reconnaître un emplacement d’observatoire de groupe et m’emmena avec lui. Son choix s’arrêta sur la bordure du ravin qui séparait la cote 151 de la Crête de la Justice. L’emplacement était excellent. À 500 mètres en avant, face à nous sur le versant de la Crête de la Justice zigzaguaient nos cheminements. Plus à gauche, à 2 kilomètres, dominant Crouy s’étalait la cote 132 aux falaises abruptes recouvertes d’une végétation maigre. Sur l’éperon parmi les grandes herbes jaunes, de capricieuses traînées de terre brune s’enchevêtraient en tous sens. Les tranchées adverses étaient très rapprochées et, semblables à des tentacules, des éléments de sapes partaient de notre première ligne et arrivaient aux fils de fer ennemis. Le ravin au nord de 132 était parfaitement visible. Les tirs sur notre objectif pouvaient donc être réglés dans d’excellentes conditions.

Mais la profanation de tant de villes, de bourgades, de hameaux, de tant de paysages français dont le beau visage si pur, si classique, a été affreusement mutilé, sauvagement meurtri, ravagé, n’est-elle pas pitoyable aussi ?

Chargé de construire l’observatoire dans la nuit , je pris avec moi un sous-officier et cinq hommes. Pendant la soirée on coupa les troncs d’arbres nécessaires et l’on prépara à travers le bois le chemin d’accès. Dès que l’obscurité fut assez profonde, on creusa l’emplacement de l’observatoire ; les hommes étaient visiblement fatigués. Je compris qu’il fallait donner l’exemple et pendant toute la nuit, je piochais avec eux. Vers 3 heures du matin, la fosse fut terminée. Les madriers formant lucarne furent mis en place ainsi que le toit en rondins. Le tout fut recouvert de terre. Je camouflais les sections des troncs d’arbres avec des débris de vareuses anglaises. Au petit jour, j’installais un taillis artificiel au-dessus et autour de la construction.

À six heures tout était fini. Nous rentrâmes au cantonnement, je me mis au lit et dormis comme une brute presque toute la journée et la nuit suivante. J’avais reçus l’avant-veille de ma famille un colis. C’était un sac de couchage qui ne pouvait on ne peut mieux tomber...

14 décembre - Rien à signaler si ce n’est que je prends la direction de la popote en remplacement de Vanderein affecté à l’échelon après son départ pour Carrière-l’Évêque. Je fus chargé de le remplacer comme chef de popote. Je trouvais assez illogique qu’au lieu d’un officier d’état-major, un officier de batterie qui prenait la moitié de ses repas à la position fut chargé de cette corvée. Je fis contre mauvaise fortune bon cœur et me mis au courant de ces fonctions délicates et tachais de satisfaire ces messieurs en leur faisant faire bonne chair au meilleur prix possible.

15 décembre - Suivant son habitude, le capitaine Schmidt, à peine arrivé dans le secteur, a voulu explorer les premières lignes. Nous sommes donc partis tous deux en commençant par la crête de la Justice à l’est de la route de Maubeuge. Après avoir gravi les pentes raides de l’éperon nous arrivâmes dans les tranchées, face à la ferme de Perrière. Comme nous descendions sur Crouy, nous avons trouvé dans le boyau un fantassin blessé à mort ; une balle passant à travers le créneau lui avait traversé la tête. Le malheureux agonisait avec des gémissements d’enfant tandis qu’un de ses camarades l’assistait.

Un peu plus loin, trois balles venaient de s’enfiler dans le même créneau. L’une d’elle avait brisé un pot de confiture placé dans un réduit en face mais du moins le propriétaire du dit pot avait été épargné.

Depuis la stabilisation du front les tireurs d’élite allemands exerçaient ainsi à 200 mètres, et combien de fantassins ou observateurs ont ainsi trouvé une mort obscure !

Face à nous, en arrivant au fond du ravin une sentinelle me montra sur la pente de l’éperon 132 l’ouverture d’une grotte d’où on voyait sortir souvent des allemands. Je regardais justement une tache grise qui se profilait sur le fond obscur de l’entrée. Je demandais le fusil du factionnaire et à travers le créneau visais et tirais. La détonation roula dans le ravin. Je regardais ; l’allemand était immobile à la même place. Je visais soigneusement et tirais une seconde fois. Le boche avait disparu.

En débouchant dans Crouy, je fus frappé des ruines amoncelées dans ce village. Pas une maison intacte. Ce n’était partout que toitures enfoncées, portes arrachées, murs démolis par la mitraille, charrettes criblées de balles. Des barricades s’élevaient partout barrant les accès nord du village. Je n’avais pas encore vu de bourgade dévastées à ce point si ce n’est Tracy-le-Mont.

Cependant, les travaux d’aménagement de la batterie se poursuivaient activement (en 1914, après la phase de mouvements et la bataille dite de la Marne, ce fut la stabilisation du front : il s’agissait bien d’une guerre de position et non de mouvement comme en 1940. On notera les travaux faits pour conforter la position). Les pièces étaient en plein champ avec un faible défilement. Des sapins furent arrachés et un faux bois fut planté. Les lignes allemandes courraient à moins de 500 mètres de là, de l’ouest à l’est entre La Perrière et Vrégny.

La trajectoire des balles allemandes suivait la courbure du plateau, et à chaque alerte, leur essaim bourdonnait à travers les branches de notre bois artificiel pour aller se perdre derrière nous dans la plaine. Pour protéger le personnels de la batterie, le capitaine Schmidt fit élever autour de chaque pièce des pare-éclats ; des abris furent creusés à côté de chaque pièce, et des boyaux relièrent ces abris aux postes des chefs de section et au chemin creux qui 20 mètres en arrière bordait le ravin boisé de Bucy-le-Long. Dans le talus du chemin une sorte de hutte fermée par une toile de tente fut aménagée pour servir de poste téléphonique et de demeure pour l’officier de garde. Sur le sommet du talus et à proximité immédiate, un petit abris fut aménagé pour le lieutenant de tir qui transmettait à la voix aux chefs de section les éléments de tir transmis téléphoniquement par le capitaine depuis son poste d’observation.

Le poste de secours que dirigeait un médecin fut installé dans une grotte à 100 mètres à notre gauche entre la batterie de 75 et nous.

La punition...

16 décembre - L’exécution de ces travaux suivant les ordres du capitaine Schmidt m’avait fait couper de gros arbres sur le bord du ravin afin d’avoir des rondins solides pour les abris. Pendant le travail on vint m’appeler en hâte ; un colonel me demandait. Je me précipitais et m’arrêtais les talons joints devant un gros homme à moustache blanche dont toute l’attitude dénotait une violente colère. Je me raidis au garde-à-vous, attendant l’orage et en me demandant avec inquiétude quelle faute grave je pouvais bien avoir commise.

Le colonel Lépidi -c’était notre grand chef en personne- m’invectiva en me reprochant avec fureur d’avoir coupé des rondins beaucoup trop gros ! Il paraît que je n’avais pas appliqué le règlement qui avait prévu une dimension de 0,15 mètres pour ces rondins. Hélas ! Les troncs d’arbre étalaient sous les yeux courroucés du colonel des dimensions énormes ! Je reçus l’averse sans broncher et sans chercher à me prévaloir des ordres reçus. J’encaissais toute la responsabilité de ce forfait. Pour terminer, il me fut annoncé que j’aurai autant de jours d’arrêts que le diamètre des rondins aurait de centimètres de plus de la dimension réglementaire. Je pris mon centimètre, mesurais le plus gros et annonçais froidement 33 centimètres. Le lendemain, le commandant du groupe me notifia une punition de 17 jours d’arrêts (le colonel s’était trompé d’une unité dans sa soustraction). Le même fait s’était passé à la 11e batterie. On n’avait pas osé punir le capitaine Roumigous, et de ce fait, pour que l’inégalité ne fût pas trop criante, on m’accorda un sursis de six mois...

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Un abri de rondins (la plupart d’entre-eux ont visiblement un diamètre supérieur à 15 cm !). Photo Joseph Pageix.
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Un autre type d’abri ; probablement plus réglementaire, celui-là. Noter les pots de fleurs sur l’appui des fenêtres...Photo Joseph Pageix.
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Cette photo prise par Marcel Juillard lui-même, montre le fameux abris...

Le capitaine Schmidt, outré, voulait faire une réclamation. Je l’en dissuadais. J’avais servi de bouc émissaire à la colère du colonel Lépidi, l’affaire était liquidée, il valait mieux ne plus en parler.

Pour être véridique, j’avoue que cette punition me fit une très fâcheuse impression. Je trouve sur mon carnet de route les notes ci-dessous :

Cette punition réveilla mes instincts d’indiscipline. Ah, pauvre France ! Pensais-je. En ces jours si tragiques, est-il possible que de grands chefs poussent si loin une aussi puérile mesquinerie ! Heureusement que notre idéal est de servir quelque chose de plus haut et de plus noble que ces ridicules personnages, et cette chose sacrée qui est trop élevée à mes yeux pour pouvoir s’altérer au contact de ces petites bassesses, c’est la patrie !

Beaucoup plus tard, en 1916, le commandant de groupe en épluchant mon dossier me montra un jour un petit papier. Je reconnus la notification des 17 jours d’arrêts. Le commandant en riant déchira le bout de papier. L’officier adjoint du colonel Lépidi qui, sur instruction de son chef, inscrivit la punition avec le motif « a construit un abri avec des rondins de diamètre non réglementaire » était le sous-lieutenant Lioud, mobilisé en 1939, comme commandant d’un groupe du 185e régiment d’artillerie. Il se souvint de cette affaire dès lors qu’il vit mon nom, me la rappela et nous en plaisantâmes [1].

Beaucoup plus tard, dans ses mémoires de guerre de 1939-40, mon grand père reviendra sur cette fameuse punition et écrira ceci :

"Dans la semaine qui suivit, j’eus l’avant-bras traversé par une balle de shrapnell ; en huit jours, la blessure était cicatrisée. Quinze jours plus tard, au cours des sévères concentrations de tir que nous dûmes subir, lors de la contre-attaque allemande, ces rondins, quoique frappés d’anathème, nous furent précieux par leur épaisseur"...

19 décembre – Mon collègue Daum et moi passâmes chacun à notre tour la moitié de notre journée à la position. Le reste du temps, nous étions libres. Je m’occupais alors de mes fonctions de popotier ou bien flânais dans le cantonnement. J’allais voir nos chevaux attachés à la corde dans un parc. Pauvres bêtes ! Alignées devant les piquets, elles baissaient tristement la tête sous la pluie fine qui intarissablement coulait de ce ciel bas de décembre. Cet hiver pluvieux était particulièrement triste dans ce pays du Soissonnais.

Les rues du village, véritables fondrières où s’embourbaient piétons et cavaliers, s’allongeaient indéfiniment avec leurs maisons crevassées. Les arbres squelettiques des vergers dressaient vers le ciel blême leurs branches nues et luisantes d’humidité tandis qu’au delà le village, derrière les hauteurs boisées qui se hérissaient, renfrognées, la voie puissante du canon roulait sur le plateau. Heureusement que Daum et moi avions une chambre qui du moins sans être confortable avait une bonne cheminée.

Mon ordonnance allumait un bon feu et c’était avec satisfaction que je regagnais mes pénates les soirs où je n’étais pas de garde. Après le dîner je passais d’agréables veillées, les pieds au feu, lisant, dessinant.

20 décembre – Aujourd’hui, j’étais tranquillement installé dans ma chambre où je dessinais quand de formidables détonations ont ébranlé les vitres. Je me précipitais dehors. De gros obus viennent d’éclater dans le village. Cela a duré une demi-heure. Il y a eu beaucoup de bruit et peu de dégâts. Mais en arrière de nous de l’autre côté de l’Aisne une épaisse colonne de fumée s’élevait d’un bâtiment en flammes.

22 décembre – Hier soir vers 10 heures, nous devisions Daum et moi fort paisiblement devant un bon feu qui gaiement pétillait dans la cheminée. Brusquement, une fusillade a éclaté vers Soissons. Immédiatement, comme une traînée de poudre la déflagration s’est prolongée sur tout le front. Pendant une demi-heure, cela a été un crépitement ininterrompu. Les balles pleuvaient sur le village avec un bruissement grave et à un moment donné, ayant voulu entrouvrir la porte, devant leurs sifflements répétés, j’ai prudemment réintégré ma place au coin du feu. Les canons se sont ensuite mis de la partie mêlant leur puissant rugissement aux détonations sèches des lebels et des mauser, puis dans la nuit revint le calme.

Nous avons appris aujourd’hui l’origine de cette alerte. Tant de bruit avait pour origine une cause bien infime. De nos tranchées on avait essayé des grenades éclairantes ; les allemands ont cru à une attaque de nuit. D’où ce déclenchement général du feu.

24 décembre – Aujourd’hui veille de Noël un ciel d’une pureté idéale a succédé à l’atmosphère pluvieuse de ces jours derniers comme si la nature elle-même voulait égayer cette fête de Noël si populaire et si joyeuse.
Demain, assaut des positions ennemis de Crouy par deux bataillons du 45e chasseur. Nous devons ouvrir le feu à 7h 15.
Ce jour d’allégresse qui vit descendre sur cette terre le Dieu rédempteur sera donc un jour de tuerie. Il me semble que choisir un jour pareil est un sacrilège.
Ce soir, où j’atteins ma 28e année, m’arrive une bien triste nouvelle. J’apprends que mon grand père Raoux, vieillard de 81 ans est parti pour un monde meilleur. Ce fut un rude travailleur de la terre et un sincère chrétien. C’était le vrai type du vieux montagnard du Cantal. Je le revois encore, grand, maigre, le visage rasé encadré de favoris et je me souviens d’un voyage qu’il fit à Roanne en 1906 et de l’étonnement que suscita parmi les citadins ce vieillard droit et vert à l’accent savoureux, coiffé d’un chapeau de velours noir aux ailes énormes.

25 décembre – À 7h 15, ouverture du feu sur les tranchées allemandes. Brouillard épais qui se lève vers 9 heures. À midi et demie, l’ordre de l’ajournement de l’attaque parvient au groupe. Le feu cesse un peu partout. Cela nous produit une fâcheuse impression et nous laisse supposer des incohérences fâcheuses dans le commandement. Si réellement on veut attaquer, on aura réussi à donner l’éveil aux allemands. Mieux valait dans ce cas s’abstenir.

J’ai profité de mes voyages à Soissons pour me ravitailler en bouquins. J’ai acheté quelques livres sur la guerre japonaise, et notamment : « Mitraille humaine », par le lieutenant Sakuraï. Tout dans cet ouvrage respire l’esprit de sacrifice et la notion farouche qu’ont du devoir les officiers japonais. Ce livre par ma foi est bien de circonstance.

-1915-

La blessure

4 janvier 1915 – Après un intervalle de dix jours, je reprends mon journal. Pendant cet intervalle, j’ai eu le bras droit immobilisé dans une écharpe.

Le 26 décembre, je devais passer la nuit à la position de la batterie. La nuit tombait, j’étais devant ma cabane, dans le chemin creux, lorsqu’une détonation m’éclata aux oreilles, tandis qu’un éclair m’éblouissait : un 77 venait d’éclater juste au-dessus de ma tête. J’avais ressenti un choc à l’avant-bras, mais ne ressentant pas de douleur, je rentrais dans ma cabane en me félicitant in petto de l’avoir échappé belle. Je ne me préoccupais donc pas de cet incident lorsque je m’aperçus à la clarté de la bougie que ma main droite était pleine de sang. J’enlevais ma veste et je pus alors constater qu’une balle de shrapnel m’avait traversé l’avant-bras sans toucher l’os heureusement. Je téléphonais à la popote à Bucy afin de demander au capitaine Schmidt l’autorisation de descendre au cantonnement pour me faire panser. Comme il arrive toujours lorsque l’on est pressé, impossible de se faire comprendre. J’envoyais alors un homme de liaison avec un mot écrit. En attendant, un infirmier me fit un pansement provisoire. Un moment après, la sonnerie de l’appareil retentit et je reçus l’ordre de descendre au cantonnement.Le major Colin, médecin colonial, dont les propos égrillards égayaient la popote, me fit avec une bonne humeur charmante un nettoyage du trajet de la balle, en ouvrant la plaie en séton avec un tampon de teinture d’iode, qui servit d’écouvillon. Daum se trouvant là et pour ne pas paraître douillet, je réprimais avec peine une grimace de douleur.

Traînant le bras en écharpe, je me suis occupé du service de la popote et des avant-trains. J’ai pu reprendre mon service à la position le 2 [2]

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Extrait du journal de marche du 5e Régment d’Artillerie Lourde. Le 26 décembre 1914, deux lignes laconiques : "le Lieutenant Juillard a le bras droit droit traversé par une balle d’obus" (Archives de la Défense-Vincennes).

Entre-temps, nous avons fêté comme il sied le premier jour de l’an. La veille, en qualité de chef de popote, j’avais fait à Soissons un ravitaillement abondant et rapporté à la popote toutes sortes de victuailles et de vins généreux. Ce jour-là après le champagne, nous avons bu à nos succès futurs.

Hier je me suis confessé et ce matin, j’ai communié. Je pressens des jours sombres et je demande à l’inspiration chrétienne la force et l’énergie nécessaire pour remplir tout mon devoir.

9 janvier – Quel temps grand Dieu ! Il a plu presque sans interruption depuis notre arrivée. Après avoir grimpé la côte à travers les champs détrempés, le chemin qui nous conduit à la batterie n’est qu’une mare de boue. Lorsqu’à midi je vois arrivé suant et soufflant mon ordonnance Ducroy, gluant de boue, apportant le repas, je ne peux m’empêcher de le plaindre ;

L’attaque reportée de jour en jour a été décidée pour aujourd’hui. La batterie a ouvert le feu à 7h 15 sur la dent de Crouy. La veille, des tirs avaient été exécutés sur les réseaux de fil de fer. À 8h 45, trois compagnies de marocains et deux compagnies de chasseurs se portèrent à l’assaut de la cote 132. La première ligne a été enlevée. On disait même que des marocains avaient poussé jusqu’à Clamecy, deux kilomètres au-delà de l’objectif, mais ils auraient été ramenés ensuite en arrière.

Nous avons tiré toute la journée avec toute la vitesse permise à notre vieux matériel. Les servants grâce à des prodiges de bonne volonté ont pu tenir un coup par pièce et par minute. Mais si la manœuvre est lente, les obus de 95 explosifs allongés ont un effet destructif puissant. Malheureusement la 11e batterie placée à contre-pente face à l’ennemi et insuffisamment masquée par le bois a été repérée et une averse de projectiles s’est abattue sur la cote 152. Le poste central téléphonique de la batterie a reçu un obus de 150, et quoique recouvert de ces fameux rondins qui avaient soulevé l’ire du colonel Lépidy, s’est éboulé écrasant un brigadier et contusionnant les sous-lieutenants Hervé et Berninet. Un maréchal des logis est tué.

La 10e batterie n’a rien reçu, et nous nous sommes félicités de l’initiative du capitaine Schmidt sans laquelle nous aurions partagé les malheurs de la 11e batterie.

10 janvier – Le bombardement des tranchées allemandes a repris avec la même intensité que la veille ; et durant la journée, les combats se succéderont près de Crouy avec des alternatives d’avance et de recul. Inutile de dire que les allemands ripostent énergiquement, et la 11e batterie est l’objet d’un bombardement presque continu. Berninet s’est laissé – si même il n’a pas provoqué – évacuer. Hervé tout bouillant du feu de la jeunesse et animé d’un beau courage est remonté à la position. Brave enfant ! Hier, dans l’après-midi, nous apprenions sa mort. Bravement, il parcourait à découvert la position afin de réconforter son personnel lorsqu’il a été frappé mortellement. Horriblement mutilé à la tête, au ventre, à la jambe, il est mort peu après. Le soir à Bucy, dans une chambre à côté de la popote, je viens de revoir son corps tout entouré de linges sanglants. Cet excellent camarade qui, quelques jours auparavant me plaisantait gentiment en s’appuyant à table à mon bras impotent, était là, rigide, défiguré et éclairé par la lueur vacillante des bougies. J’ai prié pour le repos de son âme. Quelle tristesse de voir ainsi fauché un garçon plein de promesse et d’avenir.

Ce soir, un avion allemand a survolé notre position pendant le tir. Il est à craindre que l’observateur n’ait repéré notre position.

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La carte du secteur de Soisson, dressée le 1er Mai 1915 par mon grand père ; l’inextricable réseau de tranchées est impressionnant.

11 janvier – Péniblement impressionné par ces événements, je passais une nuit hantée de noirs pressentiments. Le lendemain à l’aube, par les pentes toutes détrempées je regagnais la position de batterie. À 10h 15, une salve de 105 s’abattit sur la batterie. Une détonation formidable ébranla le sol. Je me trouvais dans le chemin creux et avec quelques hommes, nous nous réfugiâmes dans un abri creusé dans le talus. Un obus venait d’éclater juste à l’entrée. Heureusement celle-ci était murée avec des madriers et les éclats s’enfoncèrent dans le bois.

De son observatoire, le capitaine Schmidt nous téléphone : « À vos postes ! ». Par le boyau, chacun se porte à sa pièce et je me dirige vers mon poste de commandement, petit boyau en forme de U dont la première branche est surélevée pour permettre de voir ma section et dont les deux autres branches sont recouvertes de quelques rondins et d’une mince couche de terre. À côté de chaque pièce, des abris analogues, mais beaucoup plus solides, sont aménagés. Celui de la 2e pièce notamment est recouvert des célèbres rondins de 0 m 33 de diamètre.

La batterie ouvrit donc le feu sur ses divers objectifs du plateau de Crouy. Le temps était sombre, une pluie fine tombait qui tachait mon carnet où j’inscrivais, au fur et à mesure que je les transmettais, les données du tir envoyées par le capitaine. Sous le ciel de janvier, nos canons rugissaient et comme un écho le claquement sec des 75 et le mugissement lointain des grosses pièces leur répondaient ; les servants étaient à peine à leurs postes que le bombardement ennemi se concentra sur notre malheureuse batterie et cela pendant deux mortelles heures, de 10 h 15 à 12 h 15.

L’ennemi, tirant en enfilade, nous envoyait régulièrement – toutes les trois minutes environ - ses obus de 150 par salve de 4. Bien dirigés par les pointeurs allemands, ils éclataient tous sur l ’emplacement. Nous les entendions venir de la direction du fort de Condé ; c’était d’abord un sifflement lointain qui se rapprochait, exaspérant, et donnant l’affreuse sensation de futurs points de chute convergeant sur nos misérables personnes. Puis le choc sourd des obus s’enfonçant dans le sol mou et enfin des explosions effroyables envoyant au loin mottes de glaise et cailloux, tandis que de gros éclats partaient en ronflant dans tous les sens. Venant du nord-est, des 105 fusants bien dirigés éclataient au dessus de nos têtes avec un déchirement sinistre, criblant la position d’éclats en dégageant un nuage sur nos abris, et laissant de longues traînées d’un jaune verdâtre qui s’étalaient dans le ciel bas et gris.

Entre deux salves, j’envoyais les éléments, les servants pointaient puis les coups partis, tout le monde plongeait dans les abris, hélas, bien précaires !

Pendant toute la durée du bombardement, la batterie tira presque sans interruption. Daum, du P.C., me transmettait à la voix les éléments de tir donnés du poste d’observation par le capitaine Schmidt, et je les répétais à mon tour à la 1re section. Dans l’intervalle, je me réfugiais à l’arrivée de chaque salve de 150, demandant mentalement à Dieu de n’être pas pulvérisé par une de ces maudites marmites et, dans ma résignation, je fumais une pipe.

Il fallait voir à chaque commandement les braves servants Champêtres, Gabriel, Chebat, Sanchez, Baldacci à la 1re pièce, Letia, Heinckle, Breillac, Touralles, Mathieu à la 2e pièce, sortir de leur trou, prendre les niveaux, la gargousse et l’obus ; Letia fignolait son pointage avec une sérénité admirable, frappant à tout petits coups du plat de la main sur l’affût pour indiquer les rectifications à apporter à la direction : « À peine que tu touches », disait-il, et les servants déplaçaient d’un rien la bêche de l’affût. Ah ! Quels braves poilus !

À la deuxième pièce, on fut vraiment admirable. Quels braves servants ! : le chef de pièce Nerucci donnait la dérive et le site aux deux pointeurs Letia et Heinckle, le premier l’œil fixé au collimateur, le second à son niveau.

De 12 h 15 à 1 h 02, nous eûmes une accalmie ; nous commencions à respirer plus librement quand les sifflements bien connus s’annoncèrent, menaçants. Je commandais aux servants : « abritez-vous ! », et à peine avaient-ils disparus que les éclatements ébranlèrent de nouveau la position. Il fallut pourtant recommencer le tir. Entre chacune de nos salves, terrés dans nos trous, nous attendions la mort. Mentalement, je fis ma prière, j’embrassai la médaille que ma femme m’avait remise, puis résigné à mon sort, j’allumai la doyenne de mes pipes, celle que j’avais achetée à Nîmes en 1908 aux écoles à feu. Hélas, où était le clair soleil du midi, et les rues bruissantes de la cité provençale ! Un déluge d’éclats d’acier s’enfonçait dans la glaise à l’entrée de mon abri avec un bruit mat.

J’allais voir la 2e pièce. Nerucci, le chef de pièce, tranquille sous ses rondins de 0,33m chantait avec Heinckle une chanson pornographique en la scandant avec les pieds.

À 1 h 43, j’entendis des cris à la 1re pièce. Un obus de 105 venait d’éclater à l’intérieur pendant que les servants étaient à leur poste et le malheureux Chebat venait d’être atteint par un éclat lui brisant une jambe. On appela les infirmiers qui accoururent de la grotte voisine et par le boyau emportèrent le pauvre garçon au poste de secours. Ce fut miraculeux qu’il fut le seul atteint.

Vers 2 h 45, le bombardement ralentit. De notre côté, on avait demandé le cessez-le-feu. Le capitaine Schmidt avait quitté son observatoire. Comme le bombardement était enfin arrêté, il arriva sur la batterie qu’il arpenta seul de ses grandes maigres jambes sans aucunement paraître faire attention aux innombrables trous d’obus encore fumants – si j’ose dire – . Nous restions tous terrés dans nos petits abris, craignant de nouvelles salves. En apercevant enfin le grand corps maigre de notre capitaine, nous sortîmes tous immédiatement, et nous examinâmes les résultats du tir ennemi. Notre pauvre batterie, aménagée avec tant de soins était toute bouleversée ; de gros entonnoirs s’ouvraient partout ; les débris du faux bois de sapin gisaient en tous sens ; le boyau s’était éboulé par endroits, l’avant-train qui était appuyé derrière mon abri individuel était démoli et ses débris gisaient lamentablement sur le sol. Enfin, l’entrée de mon abri était criblé d’éclats et n’eut été la forme en retour que, prévoyant, je lui avait donné, j’aurais été cueilli au fond de mon boyau comme le fut le lendemain notre malheureux camarade de Romeu. Enfin, nous pûmes rendre grâce au capitaine Schmidt : sans les travaux qu’il avait fait exécuter, nous aurions certainement eu des pertes autrement élevées. La première pièce paru assez déprimée au capitaine Schmidt. Pour remonter le moral de celle-ci, il l’envoya récupérer et réparer sa ligne téléphonique. Le reste de la soirée fut calme, du moins pour nous. J’allais voir Chebat ; le pauvre garçon devait mourir quelques instants après. Je couchais à la position, éreinté, déprimé, et le moral bas.

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Marcel Juillard photographie un canon de sa batterie et ses servants en pleine action.

12 janvier – Ce fut une terrible journée que celle du 12 janvier. Je me reporte aux brèves notes écrites au crayon sur mon carnet de tir :

8 h ½ à 9 h : bombardement.
9 h : Bombardement et canonnade infernale . D’énormes marmites éclatent sous nos tranchées à 500 mètres en avant de nous, inondant la batterie d’éclats.
10 h 20 : Tapage infernal. 105 fusants, marmites, 77, balles pleuvent dru sur nos tranchées et sur la batterie. On se terre, on reprend ensuite le tir et on épuise les munitions.

Grâce à la prévoyance du capitaine Schmidt à qui nous devions boyaux et abris, nous n’eûmes aucune perte ; mais quel vacarme ! Éclatements bruyants de 150 aux éclats ronflant sur le ton grave et projetant une pluie de terre ; déchirement strident du 105 fusant laissant dans le ciel bas une traînée livide de fumée jaune et blanche, éclatement de 77 lançant en miaulant leur volée de balles, hurlements vigoureux de nos vieux 95 qui tenaient bon.

À midi, nous eûmes l’explication de ce concert ; les Boches avaient contre-attaqué et s’étaient emparés de la crête de la Justice, capturant les quelques compagnies du 289e qui la défendait. L’assaut paraît-il avait été donné par des troupes fraîches d’une unité prussienne. C’était le commencement de cette contre-offensive qui allait nous rejeter au sud de l’Aisne.

Nous n’avions plus de munitions ; en attendant le ravitaillement, la batterie alla s’abriter dans la clairière où était installé le poste de secours. Un bataillon de chasseurs à pied montait en ligne pour y renforcer les élément en place. Ils cheminaient dans le boyau qui, de la carrière conduisait à la ligne de défense à quelques centaines de mètres en avant sur le plateau. La tête de colonne n’avançait guère et entassés comme ils l’étaient, des remous se produisaient faisant refluer de véritables grappes à l’entrée du boyau. Le commandant de bataillon se trouvait là et ne savait au juste où se diriger. Le capitaine Schmidt l’interpella et lui donna des indications qui ressemblaient à des ordres. À ce moment une rafale de 105 éclata juste au-dessus des ravins où étaient massés tous ces hommes. Quelques chasseurs se précipitèrent en criant dans la carrière. L’un d’eux se précipita les bras tendus ; un jet de sang giclait de l’artère du cou sectionnée. M. Fauquet avec un sang-froid admirable et parant au plus pressé arrêta l’hémorragie, puis il mit un garrot à un sergent qui avait la cuisse traversée. Il y avait aussi un chef de bataillon d’infanterie qui, atteint d’un éclat à l’anus demandait avec angoisse si la blessure n’était pas mortelle. D’autres arrivaient avec des blessures moindres. Au milieu de cet afflux notre médecin auxiliaire se surpassa.

Vers 3 heures nous revînmes à la batterie. Le capitaine Schmidt fit créneler le boyau de la batterie ; le maréchal des logis Giraud, nouveau Tartarin, avec un fusil de fantassin, baïonnette au canon, traversait la batterie. La nuit tombant, le capitaine Schmidt, Daum et moi, nous mangions tristement un morceau dans la misérable cahute qui servait de poste téléphonique, quand une explosion ébranla les murs de notre misérable cahute ; c’était encore un 105, le septième qui tombait dans le chemin.

Le soir, Daum étant de garde, je descendis au cantonnement de Bucy où j’appris une triste nouvelle : le lieutenant de Romeu avait été tué le matin d’un éclat d’obus au fond de son abri qui l’avait presque décapité et j’imagine que si je n’avais pas pris la précaution de construire un abri en U, comme lui j’aurais été cueilli dans mon trou par un des milliers d’éclats reçus à cet endroit.

Il avait remplacé Hervé à la 11e et avait eu le même sort que lui. Nous le regrettâmes tous ; c’était un camarade charmant et un homme d’une culture remarquable.

L’atmosphère à la popote était en harmonie avec les nouvelles qui étaient franchement mauvaises ; les allemands avaient dépassé la crête de la justice et atteignaient le pied de la cote 151, le village de Crouy et paraît-il la raffinerie ; ils devenait urgent que la 11e batterie quitte la cote 151 : deux compagnies de territoriaux seulement la couvraient et l’ennemi était à 500 mètres.

Une discussion aigre s’engagea à ce sujet entre le capitaine Roumigou et le capitaine Schmidt, le premier prétextant la fatigue de son personnel, les mauvais chemins, etc, voulait que la 10e batterie assure le déplacement des caissons de la 11e batterie, le capitaine Schmidt alléguant que son personnel et ses chevaux étaient au moins aussi fatigués et que la 11e durant toute la nuit avait largement le temps d’enlever son matériel.

Le capitaine Boullu, excellent homme mais brouillon et manquant de fermeté ne sut par donner des ordres, et le résultat fut que le capitaine Roumigou se buta et enleva seulement ses canons, laissant ses caissons avec leurs munitions à leur malheureux sort. À mon avis, ces caissons auraient pu parfaitement être enlevés.

Quant à la 10e batterie, il était aisé de prévoir que le lendemain, elle aurait de la peine à être enlevée, mais on ne voulut pas donner cet ordre. Le colonel Lépidy tenant à ce que ces canons restent là jusqu’au bout – et se fasse prendre - . Cela était d’autant plus stupide qu’après l’avance allemande, toutes leurs premières lignes qu’il aurait fallu battre étaient pour toutes ces batteries échelonnées sur le plateau de Vrigny en angle mort. La 10e batterie allait épuiser le lendemain ses munitions sur la cote 132 où il n’y avait plus personne ; quelle en fut l’utilité ?

À la fin de ce repas d’une si pénible tenue – tant il est vrai que le malheur soulève les mauvais sentiments de l’homme – on nous amena un fantassin du 289e. Cet homme – un alsacien – nous déclara être le seul survivant de sa compagnie (c’est classique !). Par la suite, on se demanda si ce n’était pas un espion. Le bruit courait que le bataillon du 289e s’était rendu sans combattre. La 14e division, disait-on, venait en toute hâte.

Enfin, j’allais me coucher pour la dernière fois dans ma chambre de la grande Rue, l’âme pleine de funèbres pressentiments.

Le 13 janvier, je remontais à la batterie à l’aube en me disant : la journée sera chaude ; avant d’arriver à la position et en longeant la crête du Navin, près de la batterie de 75, une vive fusillade éclata sur le plateau et les balles bourdonnèrent au-dessus du chemin. Puis tout se tut. La batterie ouvrit de nouveau le feu et de nouveau le plateau se couvrit d’éclatements.

À midi nous n’avions plus de munitions ; le tir de l’ennemi se concentrait sur les premières lignes à 800 mètres en avant de nous, laissant prévoir une attaque prochaine. En effet, brusquement la fusillade éclatait avec rage ; derrière la crête, c’était un crépitement intense auquel se mêlait le martèlement rapide des mitrailleuses, des volées de balles rasant le plateau passèrent en sifflant à travers la position de batterie.

À ce moment, une compagnie de tirailleurs arrivaient sur notre emplacement, baïonnette au canon ; pris de panique, ils se débandèrent et refluèrent sur les pentes du ravin de Bucy-le-Long.

La batterie n’avait plus un seul obus. Les attelages avaient quitté le cantonnement pour emmener les avant-trains ; arrivés à la cote 151 par l’unique chemin qui desservait la batterie de 75 et la nôtre, le commandant Dutertre, commandant le groupe de 75, leur donna l’ordre de faire demi-tour , de crainte sans doute que nos canons et caissons s’embourbent et obstruent l’unique voie de retraite de la batterie de 75. Ne recevant pas ses avant-trains et n’ayant aucune confiance dans les troupes qui étaient en ligne, et voyant la situation aussi compromise, le capitaine Schmidt se décida, laissa les canons et donna le signal de rassemblement à son personnel. Les servants ayant vu les tirailleurs s’enfuir se précipitèrent dans le chemin en désordre et sans attendre prirent le sentier de Bucy-le-Long. Je sifflait le rassemblement de ma section, leur fit faire demi-tour et après les avoir rassemblés en bon ordre et m’être assuré que tout le monde était présent, je mis ma colonne en marche et avec un immense soupir de soulagement je quittais ce plateau maudit.

Nous descendîmes la pente boueuse de Bucy-le-Long tandis que quelques 105 éclataient çà et là. Arrivés dans le village nous trouvons le commandant Boullu, très affolé et gesticulant sur la place avec son adjoint. Il nous donna l’ordre de nous retirer avec nos attelage à Vénizel, la 12e batterie suivant avec ses canons qu’il lui avait été facile d ’enlever, étant en partie dans la plaine de Bucy.

Nous prîmes donc la route de Vénizel. Le capitaine Schmidt à cheval en tête, les attelages ensuite, Daum en tête des servants et moi en serre-file. Quel triste étape que cette retraite de Bucy à Vénizel.

Nous traversâmes l’infortuné village que l’ennemi bombardait sans arrêt ; à chaque explosion la masse des servants s’inclinait ; c’était instinctif et cela faisait comme une houle. Il n’est pas agréable de cheminer ainsi en troupe et bien à découvert dans un village bombardé. Quant à moi, j’avoue in petto que je souhaitais être déjà de l’autre côté de l’Aisne. Ces 3 kilomètres de route nous parurent bien longs ! En arrivant dans la plaine de Vénizel nous fûmes accompagnés par des salves de 77. Une batterie venait de prendre position et tirait à vue directe systématiquement sur la route. Par chance une pluie fine tombait et gênait considérablement l’observation et les coups éclataient beaucoup trop haut. Le maréchal des logis chef Barré qui chevauchait près du capitaine Schmidt fut assez sérieusement atteint à la jambe d’une balle de schrapnell. Le capitaine le soutint jusqu’à l’arrivée à Vénizel. Quelques percutants de gros calibres mal dirigés éclatèrent ici et là assez loin de la route et ne firent de mal à personne.

La rive gauche de l’Aisne présentait un spectacle lamentable. Partout des fantassins isolés de leurs unités sillonnaient la plaine, et tout ce monde convergeait vers le pont de Vénizel.

Vénizel ne recevant que quelques rares obus isolés, le pont franchi, nous poussâmes tous un soupir de soulagement. Nous avions l’Aisne entre l’ennemi et nous, et nous nous sentîmes hors du traquenard.

Il y avait bien longtemps que midi avait sonné. L’estomac vide, criant famine – et cela ajoutait encore à notre découragement – je parcourais les rues du village de Vénizel à peu près vides d’habitants dans l’espoir de pouvoir trouver une pitance quelconque. En pénétrant dans des hangars, j’eus la bonne fortune de découvrir une énorme chaudière, feux allumés, où bouillait le rata d’une compagnie d’infanterie qui venait de partir en hâte sans avoir eu le temps de prendre son fricot. Toute la batterie se précipita cela va sans dire sur cette aubaine inespérée.

Cependant la retraite continuait. La 12e batterie, la batterie des gens sages et prévoyants, avait pu par une prudente initiative obtenir l’ordre dès midi de se porter sur la rive gauche de l’Aisne, et le capitaine Jourdonnet et le lieutenant Lehmann ayant amené sans encombre tout son bon matériel, tiraillait paisiblement, de la plaine d’Acy.

Quant à la 11e batterie, cela n’allait pas sans à-coups. Le capitaine Roumigous avait reçu – lui – l’ordre à 15 h de passer lui-aussi la rive gauche de l’Aisne ; malheureusement, plus d’avant-trains ! Par suite d’ordre mal compris ou mal donné, ces derniers avaient regagné Carrière-l’Évêque où ils étaient habituellement – probablement parce que le séjour à Bucy leur paraissait, depuis la veille qu’ils y stationnait, suffisant – la 11e batterie finit par atteler un canon et un caisson et se dirigea vers le pont des Bidons construit par le génie, entre Vénizel et St-Germain. La plaine qui s’étendait entre Bucy et l’Aisne, détrempée par la pluie n’était qu’un vrai marais. Le canon s’embourba dans la boue ; vainement les fantassin en déroute passant à proximité furent réquisitionnés à grands renforts de cordes et d’attelages ; malgré leurs efforts, impossible d’arracher le canon de la boue liquide où il s’enlisa. Le caisson arriva péniblement sur le pont juste au moment où celui-ci rompit ses amarres et parti à la dérive, emmenant avec lui caissons, servants et chevaux ahuris de ce départ.

Heureusement, un remous poussa cette île flottante vers la berge ; on l’accrocha, on l’arrêta, et les passagers purent enfin débarquer.

Pendant ce temps, les affaires continuaient à se gâter pour nous ; dans la matinée, les marocains avaient bien contre attaqué la crête de la Justice, mais les 90 de la ferme de la Montagne, privés de leurs observatoires, avaient tiré sur eux. Tout notre 3e groupe, de par sa position sur l’arrête du plateau n’avait pu tirer sur cette maudite crête que de ses observatoires elle voyait à 500 mètres, mais qui était en angle mort. Le colonel Lépidy, ce vieux bonze tonitruant, aurait mieux fait de réfléchir aux positions qui pouvaient convenir à toutes les situations éventuelles, ou du moins pour occuper l’une des positions dès le 12. L’obstination stupide de cette vieille baderne contribua à notre échec et nous valut la perte de la majeure partie de notre artillerie.

Dans l’après-midi la 14e division accourue en hâte fut engagée. L’héroïsme de la troupe d’élite ne put rien et les capotes bleues jonchèrent en vain les pentes escarpées des falaises de l’Aisne.

Peu après notre arrivée le commandant Dutertre indique que notre infanterie tient encore la cote 151, et que l’on pourra probablement retirer nos pièces. Ce renseignement était sujet à caution, car nous avions trouvé à Vénizel deux officiers d’un régiment de territoriale de l’Aveyron qui, venant de la cote 151, nous avaient déclaré avoir perdu leurs hommes et qui n’en paraissaient pas plus frappés pour cela. Triste temps et tristes chefs...

À la nuit, le capitaine Schmidt remit à Daum le commandement de la colonne et nous chargea tous deux de la conduire à Carrière-l’Évêque. Il prit avec lui les 4 chefs de pièce, 6 servants et les attelages nécessaires, il rassembla son détachement et c’est avec un serrement de cœur que nous le vîmes disparaître dans la nuit à la recherche de ses canons.

Nous nous rendîmes donc à la ferme de Carrière-l’Évêque, située sur la bordure sud du vaste plateau qui s’étendait de Noyant à Acy. Nous attendîmes le retour du capitaine. À une heure avancée de la nuit, il rentra ; sa tentative avait été vaine ; les éléments les plus avancés de nos troupes tenaient le chemin en arrière de nos pièces et celles-ci étaient ainsi placées entre les lignes. Chercher à enlever les canons dans ces conditions eût été de la pure folie.

Le lendemain 14 janvier, nous apprîmes que les allemands s’étaient emparé de Bucy-le-Long. L’évacuation totale de la rive droite de l’Aisne n’était plus qu’une question d’heures. Et malgré une dernière contre-attaque de la 14e division dans la nuit du 14 au 15, cette évacuation fut en fait accomplie dès le 15 janvier.

Toute cette série de combats autour de Soissons s’était donc terminée par un échec. On nous dit que les pertes s’élevaient à 7 ou 8000 hommes de chaque côté. La majeure partie de l’artillerie engagée sur la rive droite de l’Aisne resta aux mains de l’ennemi (deux batteries de 90, une de 95 – la nôtre – une de 155, deux batteries et demi de 75). À mon avis, ce ne fut pas le fait de laisser quelques vieux raffiots, modèles 1877, dont les arsenaux avaient d’innombrables réserves qui eut des inconvénients, mais de nombreuses batteries (entre-autres la 11e) quittèrent leur position en y laissant de nombreuses affaires, des munitions, et durant les mois qui suivirent, les boches nous retournèrent toute cette ferraille.

Les communiqués allemands présentaient cette affaire comme comparable à la bataille de Rezonville par les effectifs engagés et les pertes subies, les communiqués français mirent notre défaite sur le compte de la rupture des ponts ; il est inutile de dire à quel point cette explication était ridicule. Ce fut une faute du commandement français que de vouloir cacher à tout prix à l’opinion les revers inévitables dans une guerre de cette envergure ; il en résulta par la suite un mépris absolu de tous les soldats du front pour ce qu’on appelait le « bourrage de crâne » du communiqué.

Il faut bien dire que cette affaire fut engagée par la VIe armée (Maunoury) en dépit du plus élémentaire bon sens dans des conditions défectueuses, avec des troupes plutôt au-dessous de la moyenne (la 55e division devait en 1916, au bois des buttes, quelques mois plus tard , se faire prendre 800 hommes sans coup férir) et une densité de troupe ordinaire, et sans aucun soutien. Il est évident que lorsque le boche se fut inquiété de cette série d’attaques, il devait réagir suivant sa coutume avec des masses puissantes et cette 14e division engagée in extremis l’aurait suppléée avec succès si elle l’avait été au moment de l’offensive. Enfin si dès le 12, le colonel Lépidy avait donné l’ordre à notre artillerie de prendre position dans la plaine, nos canons auraient pu atteindre l’ennemi sur ses nouvelles positions et, le moment venu, battre en retraite.

En envisageant ces événements sous un horizon plus terre à terre, ils introduisirent dans la popote du groupe la pomme de discorde. En ai-je entendu, grand dieux, des disputes à la popote à ce sujet !...Barlu d’un côté, le médecin Colin, Berninet et le commandant d’unité de l’autre, se sont-ils mutuellement assez accusés d’avoir foutu le camp de Bucy lors du désarroi du 11 et du 12. Ce qui motiva en partie ces disputes fut le fait par l’état-major du groupe d’avoir abandonné au château de Bucy le corps de notre infortuné camarade de Romeu, qui fut ainsi inhumé par des mains allemandes. D’autres discussions survinrent entre le capitaine Schmidt et le capitaine Roumigou pour l’abandon des canons du premier et des munitions du deuxième. Quant à moi, mon grade était heureusement trop modeste et mon rôle trop effacé pour que je sois mêlé à ces discussions qui tournaient immédiatement à l’aigre. Pendant que ces faits, qui restèrent toujours enveloppés d’un certain mystère se passaient à Bucy, j’étais en position où je n’avais que le souci, bien suffisant du reste, d’encaisser des obus.

Le 14 janvier, la 11e batterie chercha une position dans les bois vers le château de Bellevue, la 12e fut envoyée à la cote 94, à la lisière du faubourg est de Soissons. Quant à nous, ce fut une journée de repos, mais cela ne devait guère durer.

La 12e batterie marmitée avec du gros calibre était paraît-il dans une situation peu enviable, aussi fit-elle valoir astucieusement que le fait pour la 10e de n’avoir pas laissé les canons ne devait pas la dispenser de tout travail. En faisant valoir son rôle ingrat elle demandait, ce qui lui fut accordé, que nous la relevions le 15 au soir.

Nous partîmes donc à la cote 94. Je me souviendrai toujours de l’impression lugubre que me fit ce faubourg aux maisons ruinées, et la vue de la position avec d’énormes trous de marmites, tout frais par ma foi. On installa notre popote dans une petite maison sur les bords de la grande route de Reims à l’est du passage à niveau. Étant le plus jeune en grade, je fus désigné pour passer la nuit sur la position ; je m’installais dans une dépendance de l’usine Piat, sorte de hangar démoli par les obus, situé au bord de la voie ferrée, au pied de la pente sud-ouest de la cote 94.

Le moral depuis notre retraite était au plus bas ; en proie à d’affreux pressentiments de mort prochaine, là dans cette nature hostile, revêche, désolée, dans cette sale banlieue industrielle, dans cette boue collante d’hiver, et dans ce froid humide, je passais une nuit de véritable angoisse – je l’avoue humblement – la mort dans ce qu’elle a de plus affreux me paraissait toute proche.

Le lendemain 16, par une sale matinée de janvier grise et froide je visitais notre nouveau domaine ; devant nous, venant de Soissons, et filant à l’ouest, la voie ferrée encaissée dans la côte, et dont les talus décolorés supportaient quelques poteaux déchiquetés où pendaient des débris de fil. Parmi les trous d’obus, les 4 pièces s’alignaient devant le talus, et la cote 94 barrait tout l’horizon, au nord, de sa masse au sommet de laquelle s’érigeait un maigre bosquet. À gauche, la voie ferrée s’infléchissait traversant la grande route de Reims, juste à côté de la fonderie Piat. Un peu partout dans la plaine s’élevaient les petites constructions de faubourg qui enlaidissaient encore plus ce coin déjà si revêche. Enfin derrière nous à 1 km, les pentes boisées de Belleu d’où, tapis et invisibles, des 75 tirant par dessus nos têtes, envoyaient rageusement leurs rafales, et avec cela un ciel d’une grisaille désespérante, versant sur toute chose la décoloration morne de cette matinée d’hiver ; partout de l’eau qui suintait, et à nos pieds cette boue obsédante des terrains glaiseux du Soissonnais.

Nous ne tirâmes pas un seul coup de canon afin, nous dit-on, de ne pas attirer le feu sur l’usine Piat ; je me félicitais in petto de cette décision, car ainsi qu’en témoignaient les traces de tir récent des boches, c’était la batterie et non l’usine qui était repérée.

Ce soir-là, je couchais à peu près au confortable dans la petite maisonnette, et Daum prit à son tour la garde dans le hangar. Durant toute la nuit la batterie de 75 envoya par dessus nos têtes quelques rafales précipitées qui se répercutèrent avec un bruit effroyable dans le silence de la vallée.

Le lendemain 17, le capitaine Schmidt nous quitta ; le capitaine Boullu venait d’être évacué. Il avait reçu une balle de schrapnell dans les reins à Bucy et le capitaine Schmidt, le plus ancien capitaine, le remplaçait dans le commandement de son groupe. Daum prit le commandement de la 12e ; la journée se passa sans incident.

Le même soir, nous recûmes l’ordre de quitter la cote 94. Par une nuit noire nous reprîmes le chemin de Carrière-l’Évêque, et tout en chevauchant dans l’obscurité, je poussais de gros soupirs de soulagement en quittant ces lieux si antipathiques.

Le matériel fut rendu à la 12e, et le lendemain 18, nouveau changement de la 10e batterie. Le capitaine Schmidt prit le lieutenant Daum comme adjoint et je fus gratifié du lieutenant Barlu comme commandant d’unité. Nos pérégrinations n’étaient pas terminées, la 11e aussi, quoique occupant une position de tout repos éprouvait le besoin de se faire relever et de reconstituer ses forces ! En quoi le fait d’être batterie sans matériel n’est pas une sinécure ? Les servants de la 10e batterie s’installèrent donc à la place de ceux de la 11e à 200 mètres à l’est de la route de Septmonts à Billy.

Enfin, le lendemain 19, nous finîmes par toucher des canons, toujours des 95, et le groupe enfin reconstitué sous les ordres du colonel Machart rechercha des positions de batterie.

Dans la soirée, profitant des brouillards la 10e prit la place de la 4e batterie du 47e, près de la route de Carrière-l’Évêque à Soissons, à contre-pente et à la tête du ravin de Monfendu, la 11e puis la 12e se placèrent à droite dans le bois Bellevue. Les trois batteries devaient cantonner à Carrière-l’Évêque et cette ferme fut définitivement affectée à nos échelons. Chaque soir, une section devait rester de garde à chaque batterie. Nous devions rester plus d’une nuit dans le Soissonnais...

Notre position était en somme d’aspect sympathique, placée au bord d’un ravin boisé, tout près de la route, qui faisait un coude et passait devant nos pièces pour descendre sur Soissons, le talus de la route était tout désigné pour servir d’abri-cahute pour les servants. Devant nous à 500 mètres, l’éperon boisé de Monfendu constituait un masque excellent et nous cachait entièrement à la vue de l’ennemi ; enfin, le rebord nord même de l’éperon constituait un excellent point d’observation. Nous étions donc réellement heureux à la position de Monfendu où tout était en ordre. Nous pensions avoir bientôt quelques temps de répit ; hélas ! Le groupe reçut l’ordre de déplacer une batterie à la cote 94 de sinistre mémoire, et tout naturellement ce fut la 10e qui fut désignée.

Le capitaine Schmidt et moi-même nous partîmes avec du personnel pour commencer les travaux d’aménagement. La position à occuper se trouvait à 200 mètres à l’est de celle que nous avions occupé le 16 janvier et qui était tenue par la 9e batterie de 75 du 36e ; je revois encore l’emplacement tel que nous le trouvâmes en arrivant, au pied de la cote 94, parmi les grandes herbes jaunes desséchées, s’ouvraient quelques trous gluants, avec de vagues pare-éclats. La voie ferrée s’enfonçait derrière nous dans un profond remblai. Des champs incultes s’étendaient à perte de vue entre l’Aisne et la pente boisée de Bellevue où personne ne passait plus, au pied desquelles s’allongeait la route de Reims à Soissons. Là-bas vers l’ouest, au delà des poteaux déchiquetés s’élevaient les flèches mutilées de la cathédrale de Soissons.

Les hommes furent mis au travail, et se mirent aussitôt, à grands coups de pioches et de pelles, à aménager les emplacements. Lorsque tout fut en ordre, l’après-midi le Capitaine Schmidt me demanda de l’accompagner pour reconnaître notre cantonnement au domaine de Petite Chaumière, quand nous apprîmes la nomination du capitaine Schmidt au commandement d’un groupe de 120 en position vers Vic-sur-Aisne. Le capitaine nous rassembla tous et en quelques mots nous fit ses adieux, serra la main de ses canonniers et de ses gradés, puis s’éloigna à grands pas, et je vis son grand corps maigre disparaître dans le sentier.

Je regrettais sincèrement le départ de cet officier pour qui j’ai gardé et je garde toujours une estime profonde ; je n’oublierai jamais ni sa bravoure ni sa droiture ; et avec cela si aimable pour Daum et pour moi en dehors du service ; nos causeries à nous trois revêtaient un caractère d’intimité que je n’ai plus retrouvé depuis si ce n’est plus tard à la 12e. Je sais bien qu’on lui reprochait sa compréhension du service, son obstination et sa sévérité. Pour moi, ces défauts sont bien légers comparés aux qualités morales de cet officier ; les hommes pour qui il était si sévère le regrettèrent. Il était exigeant pour eux, mais fidèle à ses principes il leur accordait un repos mérité, et notamment le dimanche matin.

Le lieutenant Barlu prit le commandement de la batterie. Sous des dehors assez rassurants il devait faire regretter encore davantage à tous le capitaine Schmidt.

Notre observatoire se trouvait sur la butte, dissimulé dans le bosquet qui recouvrait le sommet. Au delà de Villeneuve-St-Germain dont les murs renversés, les toitures trouées, les rues encombrées de moellons et de tuiles, s’étalaient lamentablement à nos pieds, la vue embrassait la boucle de l’Aisne que jalonnaient nos petits postes, et s’étendait aussi sur les faubourgs St-Vaast, St-Médart, St-Paul et jusqu’au pied des pentes abruptes de Cuffies, vers la verrerie de Vauxrot que tenaient les allemands. Des boyaux serpentaient dans la plaine en tous sens, mais dans toute la vallée de l’Aisne, pas un être humain de visible.

L’infanterie de la 63e division tenait tout le secteur depuis Pommier jusqu’à notre hauteur. Le 216e et le 321e devant nous, et plus à gauche le 292e, le 238e et le 298e. Plus à droite sur Vénizel étaient les territoriaux.

J’explorais tout le secteur devant nous et c’est ainsi que durant le printemps 1915, je fis connaissance avec presque tous les officiers du 216e et du 321e ; ces bonnes relations se complétaient par des invitations à dîner, car à Petite Chaumière les bataillons d’infanterie y tenaient popote à tour de rôle. Hélas, presque tous ceux que j’ai ainsi connu sont morts.

Parmi mes bons amis se trouvait le docteur Lutaud, médecin de bataillon au 216e ; avec ses grosses lunettes, sa barbiche, il avait une vague apparence de boche, et il racontait lui-même en riant avoir été pris comme espion. Il arriva à ce pauvre Lutaud pendant cet été 1915, médecin consciencieux s’il en fut, une mésaventure qui le navra. Le général Julien, commandant la 63e division – mais une nullité de première classe – lui infligea 15 jours d’arrêts parce qu’à une des cuisines des batteries, il avait trouvé malgré les ordres des mouches dans la cuisine ! Allez donc empêcher les mouches d’approcher d’une cuisine en plein air ; mais « Herr Julien » dixit !

Je passais ainsi tout le temps à la cote 94 ; je vis pousser l’herbe drue et verdir puis s’épanouir les bois sombres de Monfendu, de Belleu, et de Bellevue, puis je vis encore les feuilles jaunir, et l’herbe se faner ; et d’après les communiqués, nous devinions que la guerre de position allait ainsi s’éterniser.

Cependant la 10e avait travaillé sans répit. Dans le talus de la voie ferrée s’incrustaient des chambres-abris blindées. À côté, dans une carrière de sable s’élevait notre cagna, et la batterie montrait l’alignement menaçant de ses quatre tubes de bronze pointant sournoisement sous le créneau d’énormes casemates de terre gazonnée.

Ainsi passa le printemps, puis l’été 1915 : sans événement important. Nous tirions et de temps à autre l’ennemi nous envoyait quelques rafales bien ajustées. Nous n’eûmes à déplorer aucun mort. Et parmi les blessés, seul le maréchal des logis Marin de la 4e pièce le fut sérieusement ; il eut la poitrine traversée par un éclat d’un 105 qui éclata juste au-dessus de l’abri des hommes, sur le talus de la voie ferrée. Le même obus entailla largement le maréchal des logis Reynaud de la 1re pièce à la partie charnue de son individu.

Le journal de mon grand père s’interrompt ici pour faire mention de quelques titres de chapitres à venir, ce qui est très frustrant pour le lecteur... : « Arrivée du colonel Coppens ; Bombardement de Pasly ».
Il se poursuit néanmoins jusqu’au printemps de 1916, mais la narration des événements suivants est malheureusement un peu décousue ; ceci devait constituer probablement un brouillon destiné à être repris par la suite.

Pour lire la suite...


[1Aux archives de la Défense, où j’ai retrouvé le dossier de mon grand père (GR 8 YE 25252), je suis tombé sur les notes que lui attribuaient ses chef. Celle du colonel Lépidi, pour 1915, ne manque pas de sel... : « Continue à mériter les mêmes excellentes notes (commande depuis un an une batterie dans une position avancée exposée à de fréquents bombardements qui grâce aux excellentes décisions prises pour abriter le personnel)... le passage que j’ai placé entre parenthèses, d’ailleurs incomplet, est rayé ! Très travailleur, cherche à se mettre au courant de toutes les questions sur lesquelles il se sent insuffisant. Très bon officier ».

[2Sa notation pour 1914 fait état de cette blessure : « Très bon officier ayant de l’ascendant sur ses hommes à qui il donne en toutes circonstances l’exemple de toutes les qualités militaires. Blessé sérieusement au bras, a tenu à continuer son service. 12 février 1915 ».

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4 Messages

  • Alexander Von KLUCK, général prussien, au plateau de Vregny.1915 3 décembre 2021 17:29, par RATEAU Michel

    Bonjour. Je recherche toute donnée concernant le général prussien Alexander von KLUCK, chef de la 1re Armée, région VAILLY (dont Plateau de Vregny) à Pinon (02), à 13 kms. Je m’intéresse aux actions menées en mars 1915 ; à ses déplacements, à ses graves blessures, aux officiers qui le secondaient. Mille mercis. Très cordialement. Michel RATEAU, historien, tél. fixe : 05 53 49 02 07, courriel : rateaumichel.perigord chez wanadd.fr

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  • Bonjour, Jacques

    Témoignage intéressant car de première main .Les notes prises sur le terrain ont sans soute été remises en forme à tête reposée ,longtemps après la bataille .
    Ce texte donne des aperçus intéressants sur la vie quotidienne des officiers,qui ont quand même quelques avantages par rapport au simple poilu (couchent parfois dans un lit ,peuvent acheter des livres ,ou boire du champagne pour fêter le nouvel an ...)mais risquent, comme eux, le pire .
    Je note aussi que sur le champ de bataille chacun cherche à lutter contre son angoisse à sa manière ,l’un en fumant la pipe ,l’autre par une chanson pornographique.
    Je suis aussi touchée par le rôle des médecins et des infirmiers militaires ,mon grand oncle qui étaît prêtre a servi comme infirmier .
    Pouvez -vous nous dire quelle était la formation et le métier dans le civil de Marcel Julliard ,qui écrivait si bien ?
    Merci,
    Martine

    Répondre à ce message

    • Je suis tout à fait d’accord avec vous sur le fait que l’infanterie connut les pires horreurs dans les tranchées ou en rase campagne dans la phase initiale de cette guerre (surtout lorsque les fantassins étaient malencontreusement habillés des célèbres pantalons garance...
      Toutefois, et sans éluder le fait avéré que des régiments entiers furent maintes fois renouvelés en raison des pertes énormes que l’on mesure en lisant leurs journaux de marche, j’ai beaucoup d’exemples d’artilleurs et de médecins qui souffrirent terriblement ou furent victimes dans les premières heures des combats.
      Ainsi, si vous jetez un œil sur mon blog, lisez la fin dramatique de Marcel Madeuf, canonnier au 1er régiment d’artillerie de campagne dans "lettre aux parents d’un soldat mort pour la France" ou "Georges Pageix médecin major de la Grande Guerre".
      Bien cordialement
      Jacques Pageix

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  • Bonjour,
    En lisant la 2e partie de cette bataille autour et dans Bucy le Long, des souvenirs d’enfance me reviennent. Durant l’été 1963, j’avais 14 ans et j’habitais avec mes parents à Bucy le Long. Et pour me faire un peu d’argent de poche, je participais avec un copain au ramassage de la paille, avec tracteur, botteleuse et remorque. Le grand père de la ferme avait lui aussi ses habitudes. Il suivait la remorque et ramassait les éclats d’obus dans le champ. Il faisait cela deux fois par an, après la moisson et après les labours et les pluies qui avaient nettoyées la terre. Car après presque 50 ans la terre rejetait toujours ses éclats.
    Je ne sais pas si maintenant en 2017 il y a toujours des éclats d’obus qui ressortent de terre.
    Voilà les quelques souvenirs que je voulais évoquer
    Merci pour cette transcription du récit de ce soldat.
    Philippe ANNEDOUCHE

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