Une fois n’est pas coutume, pour cet article l’inspiration ne m’est pas venue de mes ancêtres, ni de ma région d’origine.
Etant activement impliquée dans l’indexation des tombes anciennes via le programme « Sauvons nos tombes » de Geneanet, pour en préserver la mémoire et faciliter leur repérage par d’éventuels descendants, je me suis fait depuis quelque temps une spécialité d’examiner des sépultures notées comme illisibles, pour tâcher de ‘repêcher’ quelques noms – voire des informations complètes sur les défunts, incluant leurs dates de naissance ou décès et même occasionnellement des mentions complémentaires. Il suffit parfois de bien zoomer sur l’image pour parvenir à déchiffrer les inscriptions, même si elles ne se détachent pas au premier abord, et au besoin, de croiser avec la recherche Geneanet pour obtenir ou confirmer les noms, prénoms et dates dans leur intégralité. Je précise que cette recherche ne me sert qu’à valider ce que je vois ou devine : je ne prends en compte que les informations que j’arrive à lire sur la sépulture (et ce même lorsqu’il y a un écart avec les données trouvées sur Geneanet, ce qui arrive parfois).
Une double sépulture à Saint Vaast la Hougue
C’est ainsi qu’au hasard de mes pérégrinations sans géographie particulière parmi les tombes « illisibles » de Geneanet, je me suis retrouvée (virtuellement bien sûr) au cimetière de Saint Vaast la Hougue, dans la Manche, avec ce double monument encadré par une grille de fer forgé [1] :
- Vue générale de la sépulture
Cette vue d’ensemble était complétée de deux autres photos plus rapprochées, une par stèle. Les inscriptions présentes sur ces dernières paraissaient très abîmées, et a priori impossibles à déchiffrer. Néanmoins, le niveau de qualité étant suffisant, un zoom rapproché m’a permis de décrypter, ligne à ligne, les informations suivantes :
- Stèle N°1
reposent
N. et A.
DOUCET
unies
jusqu’à
la mort
1894
Priez
pour elles »
L’inscription « unies jusqu’à la mort » m’a intriguée. Il pouvait difficilement s’agir d’un couple de femmes ainsi honoré, le contexte de l’époque ne s’y prêtant guère ; j’ai donc pensé à des sœurs, visiblement décédées la même année (sans qu’une aucune indication ne figure quant à leur âge).
- Stèle N°2
reposent
A. et P.
RENOUF
unies
jusqu’à
la mort
1894
Priez
pour elles »
J’ai été surprise ensuite de trouver sur le second monument exactement la même mention, toujours au féminin, et avec la même année de décès ... Seuls les noms étaient différents. Probablement deux sœurs, à nouveau. Là, j’ai évidemment pensé à un drame collectif.
Qui étaient N. et A. DOUCET, A. et P. RENOUF, « unies jusqu’à la mort » ?
Poussée par la curiosité, j’ai d’abord vérifié ce que je pouvais trouver via la recherche Geneanet, avec ces patronymes et cette date, sur la commune de Saint Vaast la Hougue. Et je suis aussitôt tombée sur les décès suivants :
- Marie Nathalie DOUCET, le 9 juillet 1894 à St Vaast, âgée de 12 ans
- Adrienne Gabrielle Berthe DOUCET, le 9 juillet 1894 à St Vaast, âgée de 9 ans, sa sœur
- Constance Armandine RENOUF, le 9 juillet 1894 à St Vaast, âgée de 12 ans
- Palmyre Marie Alphonsine RENOUF, le 9 juillet 1894 à St Vaast, âgée de 9 ans, sa sœur.
Cette double sépulture était donc celle de quatre petites filles, deux paires de sœurs plus précisément, âgées respectivement de 9 et 12 ans, décédées toutes les quatre le même jour ... L’hypothèse du drame se confirmait.
Que s’était-il passé le 9 juillet 1894 à St Vaast la Hougue ?
Restait à identifier les événements survenus ce jour-là à St Vaast. Orientant mes recherches vers la presse ancienne, j’ai trouvé un article du Journal de l’arrondissement de Valognes, en date du 13 juillet 1894 [2], relatant de manière très précise la tragédie qui a impliqué ces quatre fillettes.
- Journal de l’arrondissement de Valognes
- Daté du 13 juillet 1894
C’est un bien triste épisode que nous narre cet article : celui d’un groupe d’enfants jouant au bord d’une jetée, dont l’une tombe à la mer suite à une imprudence, et trois autres essaient de la sauver ... En vain, les quatre petites filles y ayant laissé la vie.
On ne peut qu’imaginer la panique de l’autre fillette de 11 ans, partie chercher du secours, mais ne pouvant en obtenir à temps ; et surtout, la détresse du petit frère de 7 ans, assistant à la noyade de ses deux sœurs et de leurs deux amies, trouvant enfin un sauveur potentiel, mais trop tard ...
On relèvera deux points complémentaires à la fin de l’article :
- La souscription ouverte pour l’érection d’un monument en hommage aux petites victimes : c’est donc à cette participation collective que l’on doit leur double sépulture, toujours visible de nos jours ;
- La recommandation aux parents de ne pas laisser leurs enfants seuls pour éviter ce type d’accidents : était-il bien utile d’en rajouter à la douleur des familles, en les culpabilisant ainsi publiquement ? Il est vrai que nombre de journaux de l’époque relatent des faits divers de toutes sortes, parfois sordides, dont beaucoup mettent en cause des enfants livrés à eux-mêmes. Ce conseil se voulait donc sans doute bienveillant, non stigmatisant – du moins je le suppose.
- La rue de Réville
- (Source : Delcampe)
La carte postale ancienne ci-dessus nous montre la rue de Réville au début du XXe siècle. Le drame a dû se dérouler dans le prolongement de cette route, au nord de la commune.
Je n’ai pas trouvé trace d’un lieu-dit « la Glissade » ; j’imagine en tout cas que la jetée, si elle existe toujours au même endroit, ne comporte plus cette pente dangereuse ... [3]
Qui étaient les familles DOUCET et RENOUF ?
Pour compléter ce récit, j’ai effectué quelques recherches au sujet des deux familles concernées, sur le site des Archives Départementales de la Manche.
- Nathalie et Adrienne DOUCET étaient orphelines de mère, et sans autre frère ou sœur en vie (une seule autre sœur avait brièvement vécu en 1884).
Leur mère, Marie Louise ANNEBRUN, était décédée en 1886 à seulement 21 ans (elle s’était mariée à 15) ; leur père, Jacques DOUCET, était journalier agricole. Tous deux étaient natifs de St Vaast.
Au recensement précédant le drame, en 1891, les fillettes vivaient à l’hospice ; leur père, qui habitait seul rue des Champs, ne pouvait peut-être pas subvenir à leurs besoins. Il avait eu par ailleurs quelques démêlés avec la justice, en 1878 et 1886, pour coups et blessures [4]. Remarié en 1892 avec Joséphine TRONQUET, il ne semble guère avoir vécu avec elle non plus : lors des recensements de 1896 et 1901, il réside au hameau de St Vaast dans la famille de sa sœur, sans son épouse.
J’ignore si les petites filles habitaient avec lui et leur belle-mère au moment des événements. Je ne sais pas non plus s’il a eu des enfants de son second mariage, car les registres en ligne de St Vaast s’arrêtent malheureusement en 1892, sauf pour les tables décennales mais ces dernières ne permettent pas de faire le tri parmi les naissances DOUCET. Jacques décédera à St Vaast en 1918, à 66 ans, précédé deux ans plus tôt par sa seconde épouse.
- Armandine et Palmyre RENOUF avaient pour parents Alphonse RENOUF, débitant de boissons, et Jeanne GOUEES. Mariés à St Vaast en 1879, ils n’étaient pas originaires de la commune : lui était natif de La Pernelle, village limitrophe, et elle était une enfant trouvée de l’hospice d’Avranches, à plus de 100 kilomètres au sud.
Contrairement aux sœurs DOUCET, Armandine et Palmyre avaient plusieurs frères et sœurs, 5 au total. Parmi ces derniers, deux étaient décédés quelques mois plus tôt : Auguste à l’âge de 3 ans en novembre 1893, et Constant à l’âge de 10 ans en décembre 1893 ... J’en ignore les circonstances ; quoi qu’il en soit, le couple RENOUF-GOUEES a perdu quatre enfants en huit mois à peine. On n’ose imaginer ce qu’ils ont dû traverser. Le père décédera quatre ans plus tard, en 1898, à l’âge de 47 ans seulement. Sa veuve perdra encore un enfant, le petit dernier, en 1906, alors qu’il avait 14 ans. Jeanne GOUEES veuve RENOUF était encore en vie en 1921, débitante de boissons dans la rue Triquet. Je n’ai pas trouvé son décès.
- Vue de St Vaast la Hougue : les quais
- (Source : site des Archives Départementales de la Manche)
Que sont devenus le petit Adrien et la jeune Berthe ?
Adrien RENOUF, qui a vu à l’âge de 7 ans ses sœurs se noyer sous ses yeux, sera charpentier mais aussi représentant de commerce. Il est grand pour l’époque : 1,79 m sur sa fiche matricule. Recensé avec sa mère jusqu’en 1911, il part ensuite s’installer à Cherbourg. En 1912, il épouse à La Glacerie [5] Eugénie PITRON ; ils auront diverses adresses à Cherbourg et à Tourlaville [6]. Il participe à la Grande Guerre où il sera blessé par un éclat d’obus dès septembre 1914, puis affecté à l’intérieur du pays comme charpentier, chez un constructeur de Cherbourg.
En 1933, le couple rachète le café-restaurant « Au Travailleur », 93 rue Carnot à Cherbourg [7]. Je perds la trace d’Adrien après 1936.
Berthe LEBLOND, la fillette de 11 ans qui était allée en vain chercher du secours pour ses amies, était la petite dernière d’une fratrie d’au moins six enfants ; sa mère était décédée peu après sa naissance. Au recensement de 1891, Berthe habitait avec son père et ses frères et sœurs dans la Grande Rue. Elle se marie en 1905 à St Vaast avec Edmond Auguste MAILLARD ; d’après Geneanet, ils ont eu au moins un fils, avec une descendance jusqu’à nos jours. Je ne sais rien de la fin de l’existence de Berthe.
Postérité et mémoire
Le couple DOUCET-ANNEBRUN n’a pas eu de postérité au-delà de ses trois filles, décédées l’une en bas âge et les deux autres dans les circonstances que l’on sait.
En revanche, le couple RENOUF-GOUEES a pu avoir une descendance par deux de ses sept enfants :
- Adrien RENOUF, le petit frère mentionné précédemment ; d’après un arbre Geneanet, il a eu au moins une fille, elle-même pourvue de descendance. Je n’ai rien pu vérifier ni suivre son parcours, faute de registres en ligne.
- Louis RENOUF, l’aîné, qui avait 14 ans au moment des faits ; devenu forgeron, il se marie à St Vaast en 1904 avec Hortense LEBLOND (a priori sans lien proche avec Berthe malgré son patronyme). Ils vivent d’abord à Carentan, à une quarantaine de kilomètres au sud de St Vaast, puis à Cherbourg, avant de revenir à St Vaast en 1924, où Louis reprend le débit de boissons de sa mère, rue Triquet. Le couple y est encore en 1936. Toujours d’après Geneanet, ils ont eu au moins un fils, parti s’établir à Paris, et qui a une descendance actuelle.
Au sein de ces deux branches RENOUF, le souvenir du drame survenu à St Vaast le 9 juillet 1894 s’est-il transmis dans la mémoire familiale ? Rien n’est moins sûr.
Et à St Vaast la Hougue (prononcer St Vâ), jolie commune touristique d’environ 1 700 habitants de nos jours (contre 2 600 à l’époque), sait-on encore ce que commémore ce double monument dans le cimetière ? En tout cas, il est toujours là, debout, près de 130 ans après la tragédie.
Certes, la stèle des petites DOUCET a perdu sa croix, et celle des petites RENOUF est fendue à la base, sur le côté ; quant aux inscriptions, elles ne sont plus très lisibles. Peut-être une rénovation s’impose-t-elle ? Ou faut-il laisser sombrer dans l’oubli cette triste page de l’histoire de St Vaast, qui avait si durement touché deux familles en 1894 ? La réponse ne m’appartient pas, même si j’ai évidemment ma préférence ...