La loi de Séparation de l’Eglise et de l’Etat : les inventaires
"Après le débat houleux des premiers mois de 1905, elle est adoptée par la Chambre, le 3 juillet, à une forte majorité (plus de 105 voix) celle des lois laïques sur l’école de 1880 à 1887. Le Sénat la ratifiera de même sans difficulté et elle porte la date du 9 décembre, jour de sa promulgation au Journal Officiel.
Cette loi peut se résumer en quatre points :
1/ l’article 1 rappelle le principe de l’entière liberté des cultes et en conséquence du principe de la laïcité ; l’article 2 ne reconnaît ni ne subventionne aucun culte.
2/ Après inventaires, les biens d’Eglise seront dévolus à des associations cultuelles.
3/ L’Etat contrôlera la comptabilité des dites associations.
4/ Sont et demeurent propriétés de l’Etat, des départements et des communes les édifices servant au culte ou aux logements des ministres ; églises... évêchés, presbytères et séminaires [1].
Le Pape Pie X, par son encyclique de février 1906 Vehementer nos condamne la Loi de Séparation. Mais les "inventaires" prévus par l’article 3 ont déjà débuté : il convient de dresser la liste, et de faire l’estimation, des objets du culte et du mobilier des églises avant qu’ils soient transmis aux associations cultuelles qui en seront les nouveaux dépositaires. Jusqu’ici il n’y a eu que peu d’oppositions.
Comme l’écrit Madeleine Rébérioux dans "La République radicale ?" [2] les choses changent avec la mise en oeuvre des Inventaires en application de la Loi de Séparation...
Dès février 1906, et surtout dans la première quinzaine de mars, les fidèles assemblés manifestent leur volonté de ne pas céder à la force légale, du moins sans avoir combattu... Il s’agit toujours de défendre activement ou tout au moins symboliquement l’église, bâtiment sacré, et d’interdire l’inventaire des objets qu’elles contient... Les raisons de cette flambée de violences sont multiples... La Direction générale de l’Enregistrement ordonne à ses agents, le 2 janvier 1906, de demander aux prêtres d’ouvrir les tabernacles... De là à parler de profanation, il n’y a qu’un pas, vite franchi par une partie de la presse catholique. C’est l’ordre du sacré qui est touché. Non pas seulement l’église, mais en elle le lieu du Mystère".
Les inventaires aux Roches de Condrieu
La notification de l’inventaire est faite " par Vallin Nicolas, garde champêtre, à Monsieur l’abbé Jay (curé des Roches) pour le jeudi 15 mars 1906 à 10 heures du matin". L’abbé Jay refuse de signer la notification. Ce refus est notifié par P.V le 7 mars [3].
Le curé Louis Auguste Joseph Jay a 45 ans. Né le 21 avril 1861 à Saint Pierre de Bressieux, vers St Etienne de Saint Geoirs, en Isère, fils d’Augustin Jay et de Louise Berrard, il est curé des Roches depuis le 19 octobre 1898 [4] |
Même attitude de la fabrique des Roches en la personne de son président Claude Viallet. Agé de 56 ans, époux de Marie Pellet, lors de ses obsèques le 8 février 1911, il aura droit à un bel éloge funèbre : "...M Claude Viallet, depuis 1884, gérait en effet avec intégrité, sagesse et prudence, les intérêts de la paroisse. D’un dévouement absolu à la cause de Dieu et des âmes, il sut vaillamment supporter les dernières épreuves que lui valut la Loi de Séparation. Aussi sa mort quoique rapide n’a pas été imprévue, précédée par la réception de tous les sacrements. Elle a été celle d’un excellent chrétien. Puisse cette fin si édifiante adoucir la grande épreuve où est plongée son honorable et très chère famille ".
Claude Viallet refuse donc lui aussi de signer la notification des inventaires. Mais cela n’empêche pas la procédure de continuer !
- Carte postale des Roches de Condrieu Place et rue de l’église
- Les Rocheloises ont sorti leurs beaux habits pour la photo. Deux hommes discutent devant le mur du presbytère (à gauche de la rue) Carte d’avant 1907 car ce mur est encore vide de toute décoration.
Les faits relatés ici le seront selon la version des catholiques [5]. Le ton est très polémique et manque, c’est l’évidence même, un peu de nuances et d’impartialité. Mais, à l’époque, dans un camp comme dans l’autre, les esprits sont surchauffés.
La presse catholique est donc un moyen de plus de combattre "les puissances des ténèbres". Et les fidèles paroissiens qui la lisent sont ainsi encore plus convaincus du bien fondé de cette lutte.
"Ce fut le 15 mars (1906) vers les 10 heures du matin, que commença l’exécution de cette iniquité. De prime abord, un mouvement de résistance se dessina dans la population catholique de la paroisse, la cloche se mit en branle et les portes de l’église se fermèrent.
Sur celles ci on y lisait, en très gros caractères, ces mots d’une vérité absolue et tout à fait de circonstance : "Vive le Droit ! A bas la Loi !".
"D’un autre côté, on voyait se masser devant l’église des gens à mine patibulaire et qui, dans certaines circonstances, avaient donné des preuves de sectarisme et de brutalité envers les amis de l’ordre, de la justice et de la vertu. Que venaient ils donc faire là ? On l’a su plus tard ; ils ne venaient que pour le désordre. Un d’entre eux a avoué qu’il avait reçu de l’argent pour cela. Et plusieurs personnes ont entendu des hommes de 30 à 50 ans commander aux enfants de jeter des pierres contre les portes de l’église et contre les cléricaux... Le sous-inspecteur des Domaines de Vienne, Mr Signoret, arrive. Il a vite inventorié la mense curiale puisque le curé n’est pas même logé par la commune et ne reçoit comme indemnité de logement que taquineries et tracasseries de tout genre".
"Toutefois, on fait observer à Mr Signoret qu’on a reçu aucun avis pour l’inventaire des biens de la fabrique. On se rend à la mairie, et à 10 heures 1/2 on revient après avoir constaté qu’en effet les papiers de notifications n’ont pas été remis et sont restés entre les mains de Mr le Maire. Pendant ce temps, les portes de l’église ont été ouvertes, et quoique ce soit illégal, on avance vers l’église pour en faire l’inventaire. Mais le tambour étant fermé, et les fidèles s’opposant obstinément à toute entrée, l’inspecteur se retire en annonçant qu’on fera les notifications réglementaires et qu’il reviendra dans le délai légal".
Le procès verbal officiel de l’inventaire, aux archives de l’Isère, des biens "dépendant de la mense succursale des Roches de Condrieu" fait en présence de l’abbé Jay par Mr Signoret constate le 15 mars 1906 :
"Il ne nous a été présenté et nous n’avons trouvé aucun titre révélant l’existence d’un bien quelconque appartenant à la mense. En conséquence, le présent procès verbal est converti en procès verbal de carence".
Les Apaches et Jacques Lioud
"Tout était terminé pour cette première journée. On sort. Les enfants continuent à jeter des pierres et des pois fulminants, et , nous dit "La Croix de l’Isère" du 22 mars, "les apaches mécontent d’une solution si calme excitent les enfants à jeter des pierres contre les catholiques ; et on connaît même le nom des quatre principaux excitateurs. Aussi Jean Garin, qui n’en est pas à son coup d’essai, vise Mr Jacques Lioud. La pierre effleurant le visage de ce dernier, il fonce sur le premier enfant qui se trouve devant lui, le prend par l’épaule et essaie de lui donner une claque sans y réussir. Mais les apaches veillaient et aussitôt menaces et insultes les plus grossières pleuvent sur cet excellent catholique. On ne cesse de l’injurier qu’en voyant le polisson se moquer de son antagoniste."
"On voulait un scandale clérical. Il y a un prétexte, c’est plus que suffisant..."
- Carte postale des Roches de Condrieu La rue de l’église
- Les enfants des Roches sont sur leur trente et un. C’est un grand jour : le photographe est là !
Ecrite en août 1907, cette carte est contemporaine des inventaires...Les "Apaches" sont ils sur la photo ?
Le terme d’Apache ne désigne pas ici les tribus indiennes d’Amérique du Nord (leurs chefs les plus célèbres étaient Cochise et Geronimo).
A cause de leur violence au combat,on a donné leur nom aux jeunes voyous de Paris du début du XXe siècle.
" Apache", ce terme apparaît pour la première fois pendant l’été 1900 sous la plume de Victor Moris, journaliste au quotidien Le Matin, qui dénonce dans son article les " mauvais garçons " de Belleville et de Ménilmontant. Il se généralisera pour désigner les délinquants issus de la jeunesse ouvrière des villes.
A la Belle Époque, ces derniers alimentent la chronique par leurs méfaits : simples bagarres de rue ou meurtres, chapardages et autres trafics organisés. Ces violences inquiètent l’opinion... Et la presse nourrit le fantasme collectif de l’insécurité.
Jacques Lioud "né à Lyon en 1873 et habitant depuis quelques mois aux Roches de Condrieu" (dixit Mr Signoret dans le Procès verbal des inventaires) [6], a alors 33 ans. Fils de Pierre André Lioud, natif de Colombier le Cardinal en Ardèche, et de Marie Philiberte Hardouin, mariés à Condrieu le 18 août 1869. Ses parents vivent à Lyon et à Condrieu. Jacques Lioud épousera religieusement aux Roches, le 18 août 1906, Louise Jacquier.
Dans le même numéro du bulletin paroissial (mai 1906) on peut lire ceci : "Appelés à Vienne par devant Mr Berthet, juge de paix, au sujet de la pierre lancée à Mr Lioud, MM Dutrieux Alexandre, ancien employé dans les pompes inodores de Lyon, Champin Jean Baptiste, serrurier, Torgue Louis, pêcheur, et Flachier Joseph, cordonnier ont déposé contre Mr Lioud en faveur de l’enfant qui n’avait pu recevoir le soufflet si bien mérité".
"Et pour la défense de Mr Lioud, MM L.Perrier, L.Marthoud, A.Massard, E.Massard, J. Lardet, H. Lardet et L. Jay (le curé des Roches)".
"On a remarqué une criante partialité du juge de paix : plein de bienveillance en faveur des témoins à charge, il a été d’une brutalité écoeurante envers les témoins à décharge. Et dire qu’on révolutionne tout un pays sous prétexte que l’enfant a été maltraité. Or, après cette scène lugubre, la mère faisait marcher son enfant à coups de bâton. Il n’avait donc pas grand mal ; mais la libre pensée en veut à un excellent catholique et pour assouvir sa haine, tous les moyens lui sont bons !"
Protestation du curé Jay
Le lendemain, vendredi 16 mars 1906, à 11 heures, est fait "l’inventaire des biens de la fabrique de l’église des Roches de Condrieu"
Mr Signoret signale dans son procès verbal : "A notre arrivée dans l’église, Mr le Curé nous a donné lecture d’une protestation qui a été annexée au présent procès verbal après avoir été revêtue d’une mention d’annexe".
Reprenons le récit de bulletin paroissial des Roches : "Mais le lendemain arrive et de nouveau apparaît l’inventorieur. On avait promis de faire les notifications, d’agir, en un mot, d’une manière légale, et de tout cela on s’en moque.
La loi n’est que contre les catholiques et on passe outre. L’inventaire commence, les fidèles accourent. Mr le Curé lit alors cette protestation : "Monsieur, notre tour est donc venu de voir les puissances des ténèbres s’élever contre les catholiques des Roches, avec une cynique audace, sous prétexte d’appliquer une loi qui a contre elle le droit le plus inviolable et qui fourmille d’illégalités... Vraiment, Monsieur, vous êtes grandement à plaindre d’être réduit à cette nécessité de vous faire l’exécuteur des hautes oeuvres d’un gouvernement qui se dégrade jusqu’à faire litière des droits imprescriptibles de la conscience, de l’honneur et de notre divine et sainte religion".
"Quoi de plus révoltant pour des catholiques que de voir inventorier les objets sacrés de leur culte comme on le ferait pour de vulgaires marchandises !...Non, vous l’avouerez, on ne peut plus indignement froisser les catholiques.
Et la Franc-maçonnerie, auteur de cette loi d’exception et de haine, ne pouvait ni forger ni inspirer rien d’aussi criminel ni d’aussi odieux contre les catholiques. C’est vilement canaille..."
"Dépositaires des biens de fabrique, nous ne pouvons donc en conscience reconnaître à l’Etat, dans la situation où il s’est placé vis à vis de l’Eglise, le droit d’en établir l’inventaire.
Nous déclarons injuste et vexatoire la loi dont il s’autorise pour l’exercer et nous protestons d’avance contre toute aliénation ou transmission des biens commis à notre garde qui ne serait pas approuvée par le Saint Siège. Et quoi qu’il arrive, nous n’admettrons jamais que ces biens deviennent propriété de l’Etat".
"...Catholiques ici présents, MM les Fabriciens et moi même, nous réprouvons hautement l’acte que vous allez faire comme attentatoire aux droits de Dieu, aux droits des catholiques et aux droits des gens. Nous ne signerons rien, ne répondrons à aucune de vos questions et exigeons formellement d’insérer cette protestation en entier dans votre procès verbal. [7] L’abbé L.A.J Jay, curé des Roches de Condrieu".
Commence l’énumération des objets dans l’église. Nous trouvons dans cette liste les huit statues qui ornent la nef :
"... 1 statue du Sacré Coeur...(estimée 50 frs)... 2 autres statues (estimées 50 frs)... 2 statues de saints en plâtre (30 frs)... Une de Sainte Vierge en plâtre (30 frs)... saint Antoine de Padoue en plâtre (30 fr)... Petite statue de saint (5 fr)..."
Il est noté également dans l’inventaire : "un chemin de croix, cadre en bois ordinaire... (estimé 30 frs)... un harmonium (50 frs)... un grand Christ en face de la chaire...(5 frs)... un bateau miniature suspendu dans la nef et représentant le Transatlantique Le Havre...(estimé 25 frs)".
Dans la sacristie, entre autres objets de culte :
"un calice métal blanc, coupe dorée... un ostensoir en métal doré... un ciboire ordinaire se trouvant dans le tabernacle... " Rien en fait de bien précieux.
Insultes et Politique
Le bulletin poursuit :
"L’inspecteur des Domaines était depuis une dizaine de minutes à sa sinistre besogne quand un catholique plein de courage et de vaillance vint lui signifier d’avoir à cesser cet acte infâme et odieux pour la religion et de vouloir bien sortir immédiatement. Le pauvre homme s’esquiva prestement mais il porta plainte au Parquet, et le 4 avril Mr Jacques Lioud s’est vu octroyer 8 jours de prison avec application de la loi Bérenger, pour avoir dit tout haut ce que tout le monde pense tout bas".
Le procès verbal de Mr Signoret précise simplement : "Au moment de cloturer l’inventaire, Mr Lioud Jacques, né à Lyon en 1873 et habitant depuis quelques mois aux Roches de Condrieu, est venu nous insulter dans l’église. Nous nous sommes immédiatement retiré et avons informé de l’incident Mr le Directeur et le Sous Préfet de Vienne".
L’article du bulletin se termine, plein de sous-entendu :
"Et l’inventaire, quand a t’il été terminé ? Personne ne le sait au juste, mais on prétend avoir vu le lendemain un inconnu pendant près d’une heure prendre des notes. Est ce un commis, un gratte papier quelconque envoyé par Mr Signoret pour achever ce qu’il avait si drôlement interrompu ? Tout cela fait sans témoin, par n’importe qui, et en dehors de toute légalité, est cependant assez croyable.
Mais qu’est ce que cela leur fait ! En attendant, ce qu’il y a de très certain : c’est que cette église ainsi inventoriée sera fermée au 9 décembre 1906 et ses biens mis à l’encan si les catholiques ne changent pas les députés qui ont voté la Loi de Séparation, entre autres Buyat".
- Carte postale des Roches de Condrieu L église
- On remarque que le mur du presbytère s’orne désormais d’une grande croix. Placée dès 1907 elle va provoquer une nouvelle querelle entre Curé et Maire !
Espoir déçu : aux élections législatives du 6 mai 1906, Buyat, Radical Socialiste, député de la 1re circonscription de Vienne, est réélu avec 10 563 voix sur 18 173 votants. Aux Roches de Condrieu même, il obtient 114 voix contre 55 à Christophle, progressiste qui a le soutien de l’Eglise, et 30 à Rollin, Socialiste unifié.