J’ai quitté l’Opéra en juillet 1960, pour entrer au Lido, à Paris, dans la célèbre troupe des Blue Bell Girls... J’avais 17 ans !
Deux mois à peine après mon arrivée, livrée à moi-même dans cette grande capitale, je rencontrais le "Grand Amour de ma vie" qui devait mettre le mot FIN à ma grande carrière tout juste commencée.
C’était l’amour-passion, nous ne pouvions respirer l’un sans l’autre.
Pour moi tout était découverte. Il était beau, blond, aux yeux bleus.
J’avais trouvé le Prince Charmant, celui de mes rêves de gosse.
Enceinte de mon Frédéric à 19 ans, je n’ai pas renouvelé mon contrat, et tous les efforts fournis pour être danseuse, toutes mes péripéties et aventures se sont arrêtées là. A mon métier chéri, aux feux de la rampe, musiques, paillettes et autres costumes rutilants, j’ai dit adieu pour l’Amour.
Mon Fredo n’était pas d’accord. Il voulait que nous mettions le petit en nourrice pour que je puisse continuer mon métier ; mais je ne pouvais pas me faire à l’idée de me séparer de mon bébé. Je refusais.
J’endossais avec fierté mon rôle de mère et d’épouse, que je n’avais jamais répété, et je témoigne que ce fut dur. Rester à la maison avec mon petit et supporter l’absence d’un mari happé par son travail ne m’était pas familier.
Combien de fois ai-je éteint la télé lorsque j’y voyais danser mes copines ! Je partais en pleurant, mon bébé dans les bras. Il était réconfortant mon bébé au teint mat et aux yeux très noirs et en amandes. Il était si doux, si rond, joufflu, riant tout le temps.
Très vite j’ai également attendu Nathalie, ce qui m’ôta les derniers espoirs de recommencer mon métier. Le coup fut surtout rude pour Fredo.
Il voyait que l’on s’embarquait pour 20 ans de galère, comme il disait, n’ayant que ses 2 bras et son courage pour faire face. Mais que pouvais-je y faire ? N’étais-je pas la première ennuyée ?
Dans mon désarroi j’espérais que ce soit une fille. Je l’imaginais potelée, bouclée, aux yeux bleus, ressemblant à son Papa. Cela m’aidait tant bien que mal à supporter ma grossesse, ma solitude et l’humeur grinçante de mon mari. Je voyais bien que, harassé de fatigue, il multipliait les reproches, et notre amour se fissurait.
De l’attente d’un enfant, ce temps sublime décrit tant de fois par des écrivains, je ne garde que la sensation amère d’être passée à côté de quelque chose d’extraordinaire.
Autour de moi ce n’étaient que lamentations :
Mes parents : Pauvre petite ! Comment vas-tu t’en sortir ?
Fredo : Tu l’as voulu ce gosse !... Tu t’en souviendras !
Fredo, lui, travaillait comme une bête et, n’ayant d’autre ressource que ses deux bras, il suait sang et eau pour subvenir à nos besoins. Fredo travaillait jour et nuit au Palais d’Hiver à Lyon et moi j’étais seule à Curis chez Grand-père qui nous avait accueillis. Voir arriver un 2e enfant l’ancrait d’autant plus dans sa peur grandissante. Son caractère s’assombrissait. Nos relations se tendaient. Notre vie à deux était trop précaire et j’étais encore trop jeune pour faire face à l’échec de notre couple dont ce nouvel enfant devenait le symbole.
Je voudrais pouvoir parler encore de cette époque, il y a tant à dire...
mais ma plume refuse de poursuivre. Cela m’atteint encore trop pour que je puisse écrire tout ce qui s’est passé en moi et combien cela m’a marquée. C’est sans doute trop douloureux, et cet insupportable sentiment d’échec, que je voudrais oublier, est encore trop présent.
Plus tard... peut-être !
Il fallait que notre amour fut fort pour sortir de cette impasse. Pourtant j’y croyais... lorsqu’on s’est rencontrés, bravant mes parents, bravant Miss Blue Bell et son mari Drebovici, notre amour balayant tout sur son passage.
Je ne pouvais qu’être heureuse avec l’homme que j’aimais ; avec ce garçon aux yeux bleus dont le regard, tantôt froid-étrange, tantôt tendre et chaleureux, me fascinait. Et puis il était étranger, il parlait russe puis polonais en me fixant de ses yeux pénétrants, puis passait à un français sans accent. Il y avait de quoi être sous le charme.
Ses cheveux blond-cendré adoucissaient son visage mince et lui donnaient un air juvénile. A 26 ans il avait déjà vécu, et moi, forte de mes 17 printemps, je n’avais aucune expérience. Je sortais des jupes de ma Maman pour tomber dans les pantalons de mon mari.
Pourtant à cette époque de nombreux signes avant-coureurs auraient dû me mettre en garde sur son caractère jaloux et coléreux. Il me parlait avec le langage de l’école de la rue, ce qui me faisait fondre en larmes, personne ne m’ayant jamais parlé comme ça.
Mais demander à une gamine amoureuse, naïve et inexpérimentée de tenir compte de signes avant-coureurs relève de la pure utopie.
J’ai donc appris à estomper un peu la douleur des mauvais jours par le plein d’amour, de tendresse, de complicité des jours meilleurs. Car nous en avons eu aussi. Et là je me rassasiais pleinement. Ces jours me plongeaient chaque fois dans le bonheur nécessaire à ma survie jusqu’à la crise suivante qui remettait tout en question.
Lorsque j’analyse mes 22 ans de vie commune avec Fredo, je les compare à une feuille de température avec ses hauts, ses bas, ses courbes et ses liges droites... Et mon mari me semble à l’image de ces mêmes variations, bien qu’il s’en défende. Je ne le juge pas, je préfère l’observer.
Je sais qu’il n’a reçu ni amour, ni modèle pour se construire et je pense sincèrement qu’il est difficile, dans ces conditions, d’avoir confiance en soi et dans les autres. Mais sans vouloir faire de la psychologie de comptoir ou étaler une science que je n’ai pas, et malgré tout l’amour que je lui porte, je sais qu’en Fredo, vit un homme assez obscur, suffisamment pour me faire peur.
Malgré tout, je peux me vanter d’avoir connu un grand Amour. Et si aimer, fait souvent très mal, il y a aussi des moments de bonheur, Dieu merci ! Ce que je déplore surtout, c’est qu’on ne se soit pas toujours compris. Mais je l’ai tant aimé et l’aime encore si fort !