Mon cahier étant enfin fini, je dois trouver un titre.
Depuis longtemps déjà je tourne et retourne dans ma tête des mots et des phrases toutes faites, ou bien des titres tels que : "Au nom de tous les miens", "Mémoires d’outre-tombe", trop célèbre !
"Mémoires d’un âne", cela m’aurait bien été mais, hélas, trop connu !
Alors que me reste-t’il ?... En y songeant devant ma feuille blanche, stylo en l’air, coude sur la table soutenant mon front telle le fameux penseur de Rodin et après de longs soupirs, c’est encore à Grand-père que je vais demander du secours.
Depuis mon enfance, lorsque nous parlions de la mort, Grand-père nous disait :
Je voudrais vivre vieux et, le jour de ma mort, revenir dans un chêne.
Pourquoi dans un chêne ? lui demandions-nous.
Alors son rire énorme éclatait :
Oh, oh, oh ! Mais mon Lapinos, parce qu’un chêne ça vit vieux, très très vieux.
Grand-père était athée et en homme de logique, très proche de la nature, il disait :
Rien ne meurt, tout se transforme. Après notre mort, le corps se désagrège, sert d’engrais aux plantes, qui à leur tour nourrissent les insectes, eux-mêmes dévorés par les oiseaux ou autres bêtes, qui enfin réensemencent la terre nourricière, etc... J’étais estomaquée par tout le savoir de cet homme qui, étant de famille humble et mis au travail dès 12 ou 13 ans, n’avait jamais usé ses fonds de culotte à l’école. Je l’écoutais, les yeux écarquillés, bouche ouverte, quelque peu écœurée et dégoûtée d’apprendre que nous servions de pâtée à toute cette chaîne alimentaire.
Deux années après la disparition de Pépé, mon fils Frédérique partit pour la Martinique. C’était en mai 1984. Juste avant son départ il m’offrit un superbe disque des musiques de films de François de Roubaix, avec à l’intérieur de la pochette une phrase de sa main :
Pour toi Maman, je t’aime. Quand je reviendrai je serai un homme.
Puis, surprise, un dessin recto-verso griffonné à la hâte.
D’un côté, le fameux Petit Prince de Saint-Exupéry, accroché à son étoile, l’écharpe au vent, cheveux ébouriffés. Mon enfant tel qu’il se représentait.
Deux ans plus tard, lui aussi partait... vers son étoile.
Sur l’autre face, un croquis résumant en quelques coups de stylo-bille la longue vie du héros de mon cahier : né à Curis sous l’œil de Dieu, le Mont-Thou domine, Grand-père petit garçon, le chemin continu, le fusil pour la Grande-Guerre de 14-18, les boîtes cylindriques connues de nous seuls rappelant l’époque des chocolats (il en avait gardé quelques unes qui finirent comme boîtes de rangement pour les soldats de plomb et les petites voitures Dinky-Toys de Jean-Polo ainsi que de mon fils), au sol le vélo tant aimé cassé par l’arthrose, et enfin Pépé notre héros, droit, se soutenant sur une canne et pointant l’autre à bout de bras vers le cimetière que l’on aperçoit en transparence à travers le clocher, le clocher qui sonne toutes les heures de la vie et sort des racines, enfin un tronc d’arbre d’où une branche naissante monte vers le ciel... Des feuilles se dessinent, ce sont celles d’un chêne. Un gland perce, bien formé.