Avant de vous faire la retranscription de ces témoignages, il faut d’abord indiquer ce qu’est un loup-cervier. C’est le nom qu’on donne au lynx boréal, mais son utilisation a souvent portée à confusion. Beaucoup l’employaient pour parler de loups et non de lynx [1]. Cependant au 19e siècle on retrouve moins cette confusion. Pour différencier l’un de l’autre, il faut repérer toutes les informations qui peuvent nous indiquer s’il s’agit d’un lynx ou bien d’un loup. Ici, vous allez le voir, les témoins différencient bel et bien les loups des loups-cerviers.
- La demande de Laporte
Tout commence par la demande d’un certain Laporte pour avoir plus de renseignements sur les loups-cerviers du département des Pyrénées-Orientales [2]. Il semble vouloir utiliser tous ces témoignages afin d’acquérir de nouvelles connaissances sur l’histoire naturelle de la région. Nous sommes le 14 mai 1916, en pleine Première Guerre mondiale, à Carcassonne et la direction des Eaux et Forêts n’a pas pour autant arrêter ses enquêtes et surveillances.
Les deux témoignages viennent de la région naturelle que l’on nomme le Capcir, voisine de la Cerdagne, du Conflent, du pays de Sault, de l’Ariège et de l’Aude. Elle se situe à l’ouest dans le département des Pyrénées-Orientales. Aujourd’hui elle est constituée de sept communes que sont Les Angles, Fontrabiouse, Formiguères, Matemale, Puyvalador et Réal. Son altitude minimale est de 1300 mètres et son altitude maximale est de 1700 mètres. C’est un territoire rempli de forêts et de beaux lacs comme celui des Bouillouses. On l’appelle d’ailleurs la petite Sibérie du fait de la rudesse du climat l’hiver. C’était donc un territoire propice pour les loups et les lynx.
Un certain L. Dedieu va répondre à Laporte en apportant deux témoignages recueillis à Formiguères par Radondy, le brigadier des eaux et Forêts en 1916. Je vais à présent vous les retranscrire
- Les témoignages
Dans la nuit du 29 au 30 juin 1856, au col de Creu, forêt domaniale de Chemin-Ramadé, un loup cervier à étranglé 60 bêtes à laine d’un troupeau appartenant à un nommé Raphaël de Villeneuve de la Rivière. Le sol était recouvert d’une mare de sang à l’endroit où se trouvait le troupeau.
Le 7 septembre 1857, je me trouvais posté à l’affût au lieu-dit « Clet de la Serra », au-dessus du Palat, dans la forêt communale de Formiguères, vers 7 heures du soir, j’ai vu monter un loup qui poursuivait quelques bêtes à laine. Je me trouvais caché dans un pin rabougri, je l’ai laissé approcher et je l’ai tué.
Le 8 septembre 1870, vers 3 heures du matin, étant à l’affût du lièvre dans les mêmes parages que ci-dessus, j’ai aperçu un animal qui se dirigeait sur moi, je croyais que c’était un renard, quand il fut plus près je vis que c’était un loup-cervier. Je lui ai tiré, voyant que je n’avais fait que le blesser légèrement, je lui ai tiré le second canon, je l’ai blessé sérieusement, je me suis mis à sa poursuite en suivant les traces de sang, mais je ne l’ai pas retrouvé. Deux jours après, les pâtres des Angles l’ont trouvé mort au-dessus de l’étang de Balcère.
Monsieur Lafont a ajouté, que dans le pays on n’avait plus vu de ces bêtes depuis 1877, époque où la petite vérole avait décimé le village de Rieutort.
Renseignements fournis par M. Buscail Joseph dit Fecheque, âgé de 74 ans actuellement adjoint au maire aux Angles.
Il y a environ 44 ans, un loup cervier a tué 62 bêtes à laine, à Balcère, forêt communale des Angles. Nous l’avons trouvé mort à côté des brebis. Il n’avait fait que les égorger.
Il y a à peu près 40 ans nous revenions de la chasse, vers 10 heures du soir avec M. Riveill Joseph charron, en passant à Balcère, nous avons vu un loup qui venait vers nous. M. Riveill lui a tiré deux coups de fusil, il doit l’avoir manqué, car il a pris la fuite. Plus bas un autre loup traversait le chemin, cette fois j’ai eu la chance de le tuer.
Un autre jour j’étais à l’affût du lièvre, près des Angles, lorsque vers trois heures du matin voilà un loup énorme qui traverse le chemin ; je lui ai tiré deux coups de fusil et je l’ai tué.
Je me rappelle avoir tué cinq loups au fusil. M. Couteau garde Général à Formiguères, nous avait donné du poison pour les détruire : nous en avons trouvé 3 de morts au Seula Petit et 4 au Roc de Bigorre dont un loup cervier.
Ces animaux ont donc causé pas mal de dégâts, surtout sur les troupeaux de bêtes à laines de Formiguères. En effet, on sait que les loups et les lynx ne les dévorent pas souvent, ils se contentent de les étrangler, de les égorger. Rien que dans le village de Formiguères ils sont à l’origine de la mort de 122 agneaux et moutons. On ne peut qu’imaginer les morts animales qu’ils ont pu causer dans les autres villages du Capcir puisque nous ne disposons d’aucune autres archives que celle de Formiguères. À la lecture de ces témoignages, on comprend bien que les villageois étaient habitués à voir ces prédateurs roder dans les forêts voisines.
Les loups et les lynx étaient tellement présents qu’ils ont dû avoir recours au poison pour les éliminer. C’étaient donc des animaux dits « nuisibles » à cette époque, ils devaient y en avoir un nombre conséquent. On ne sait pas l’année exacte, juste que c’était avant 1877, mais il y a eu six loups morts d’empoisonnement ainsi qu’un lynx. Buscail Joseph dit même qu’il se rappelle en avoir tué cinq dans sa vie. C’est peut-être cette volonté d’élimination systématique qui a conduit à la disparition des loups et des lynx dans cette région.
Ensuite, nous savons que le nombre de chasseurs est considérable à cette époque. En outre, d’après le registre des licences de chasse [3], en 1876, 1477 personnes ont reçu leur permis de chasse dans les Pyrénées-Orientales. Le lièvre, le chevreuil et d’autres animaux sont chassés dans les forêts du Capcir. Par conséquent, la population a dû fortement diminuer. Les lynx et les loups se nourrissant principalement de ces animaux, leur raréfaction a aussi sûrement conduit à leurs disparitions.
De plus, grâce à ces témoignages nous savons que le petit village de Rieutort fut décimé par la petite vérole en 1877, année où le lynx fut aperçu pour la dernière fois dans le Capcir. Le loup-cervier a donc disparu cette année-là, du moins les habitants du Capcir n’en n’ont jamais revu. Le loup, lui, semble disparaître peu de temps après. Il faut attendre 2007 avant un retour du loup avéré dans le département, plus précisément dans les massifs du Madres et du Carlit qui se situent à proximité de Formiguères.
Le lynx fut donc totalement éradiqué de la France au cours du 20° siècle malgré son inoffensivité envers l’homme. Un an après le recueillement de ces témoignages, l’animal fut observé dans le massif du Canigou. Le loup-cervier n’aurait-il pas totalement disparu au cours du XX° siècle ? Nous ne le saurons probablement jamais.
De nos jours, on note la présence de lynx boréaux dans les mêmes massifs, ces animaux qui étaient nuisibles il y a un peu plus d’un siècle sont aujourd’hui protégés du fait de leur nombre très limité.