Ils sont tous issus d’une famille solognote. Ils sont six : l’aîné Pierre, né en 1920 à Millançay, Edith née en 1921 à Neung-sur-Beuvron, moi-même Henri né en 1923 à Chambord, Olivier né en 1926 à Vouzon, Robert né en 1927 à Romorantin et Suzanne née en 1929 à Romorantin...
- 1933
- Je suis le 3e en partant de la droite.
Ceci décrit parfaitement le parcours de nos parents depuis la fin de la grande guerre, 1919, année où notre père, de retour de Salonique, demanda la main de la fille de François Vouillon, celle qui devint notre mère.
- La famille Vouillon vers 1916
- François Vouillon, son épouse Eugénie et leur fille Thérèse (la mère de l’auteur).
A la fin de la guerre, notre père, enfant de l’assistance publique, élevé par une nourrice du côté de Vernou-en-Sologne, n’envisagea pas dans l’immédiat de travailler autrement qu’avec son beau-père, charbonnier dans le parc de Chambord.
C’est ainsi qu’il travailla avec notre grand’père François Vouillon, à fabriquer du charbon de bois, jusqu’en 1927, année où il réussit le concours pour devenir Chef-Cantonnier de l’arrondissement de Romorantin.
- 1938
- Le Chef-Cantonnier se trouve ici, à la tête de son équipe.
François Vouillon et sa compagne Eugénie passèrent leur vie entière, en qualité de charbonniers, dans le parc de Chambord.
Notre grand’père commença, dès sa tendre enfance, à édifier ses fourneaux qui firent de lui un réel spécialiste du charbon de bois.
Le parc de Chambord était son paradis, il en connaissait chaque recoin, les arbres, les fontaines et aussi les animaux, il était complètement intégré dans cet ensemble... il n’a jamais connu autre chose.
- 1919
- A la droite de mon père, mon grand’père Vouillon et Eugénie.
Il a toujours vécu dans sa loge, qu’il construisait lui-même, avec son épouse qui l’assistait dans toutes les besognes.
Sa loge, faite de rondins, de branches et de terre devenait, une fois la construction achevée, comme un espace sympathique où régnait une ambiance douce et sereine.
- La loge
- Photo montage d’après les souvenirs de l’auteur.
- Largeur de la loge : environ 5 mètres.
- Profondeur : environ 4 mètres.
- L’âtre au fond, en face de la porte.
- Porte faite de rondins très fins avec entrelaçage de fougère et de brémaille (végétal Solognot courant à Chambord).
- Toiture et murs composés d’une armature de rondins.
- Les murs tapissés de brémaille sur lesquels sont apposés des pièces de gazon et de la terre.
- La toiture tapissée de larges pièces de gazon retournées, puis de papier goudronné, puis de pièces de gazon et de terre.
- Coupe des murs de la loge
- La loge sur le dessin ci-après apparaît comme ronde extérieurement mais, en fait elle est rectangulaire intérieurement.
Elle apparaît ronde du fait aussi que les murs extérieurs ne sont pas montés verticalement : la loge est montée au départ, avec des rondins solides (diamètre approximatif de 20 à 25cm), ensuite avec des rondins plus petits tapissés de fougères sèches et, finalement sont entassés les pièces de gazon, comme le montre le croquis.
Une seule pièce avec cheminée, où le feu couvait en permanence dans l’âtre, pour adoucir l’atmosphère en hiver et pour réchauffer la soupe tout au long de l’année...
Une table fixe et quelques tabourets de confection artisanale... un petit placard de bois blanc destiné à tenir à l’écart les nombreux rongeurs forestiers et protéger les quelques rares victuailles...
Dans un coin, le lit composé de rondins, sur lesquels étaient posés un matelas rustique et un gros édredon de plumes.
- Plan de l’intérieur de la loge
- A l’intérieur, le lit à gauche en entrant, la cheminée au fond et en face de la porte, au centre quelques tabourets et un billot servant de table, à droite un placard et un coffre de bois pour rangement des victuailles.
- a) Lit
- b) Porte
- c) Placard bois blanc (victuailles et vaisselle)
- d) Maie (coffre en chêne) pour vêtements.
- e) Billot sur trois pattes (table).
- f) Tabourets sur trois pattes.
- g) L’âtre ou résidait en permanence la marmitte de fonte.
Je me souviens encore des nuits où, calé entre mon grand’père et ma grand’mère, bien au chaud l’hiver, crevant de chaleur l’été, j’avais les yeux irrités par le sable fin tombant du plafond asséché par l’âtre.
- François Vouillon
- Le Charbonnier de Chambord, né en 1856 et décédé en 1935.
L’outillage de mon grand’père se composait d’un gouet [1], d’une pioche pour tailler les peliaux [2], d’une hache, d’une brouette à grande roue pouvant transporter un bon stère de bois, d’une lampe tempête, d’un grand râteau de bois et d’un panier spécial destinés au ramassage et à l’ensachage du charbon et enfin, d’un arrosoir.
Mon grand’père édifiait toujours sa loge dans un endroit abrité, près d’une fontaine, pour une durée variable d’environ six mois, ce qui lui permettait d’être à proximité de son chantier, établi dans un rayon de 600 mètres maximum de sa loge.
Là, les cordes [3] de bois, que les bûcherons avaient soigneusement empilées l’année précédente, étaient composées de charbonnette, c’est-à-dire de morceaux de bois, d’un mètre de long, dont le diamètre ne dépassait pas 5 à 6 centimètres et, exclusivement faites de hêtre, de charme et de chêne.
Les fourneaux montés par mon grand’père étaient composés normalement d’environ 18 stères de "charbonnette". Au moment de l’installation du fourneau, le bois, déjà coupé depuis 12 à 18 mois, était relativement sec (il n’est pas possible de faire du bon charbon de bois avec du bois vert). Le poids moyen d’un stère de bois étant d’environ 360 Kgs, ce qui totalise plus de 6 tonnes de bois par fourneau. A noter, en passant, les énormes difficultés que pouvait avoir mon grand’père, a rouler, avec sa brouette, dans un terrain pas toujours facile. En ce qui concerne le rendement, poussières et déchets déduits, il fallait compter sur environ 17%, c’est à dire 60 kgs de charbon de première qualité par stère de bois. Mes grand’parents ensachaient entre 1000 et 1100 kgs de charbon par fourneau.
- Montage d’un fourneau
- Ici, mes grand’parents au travail dans la forêt de Chambord.
Ma grand’mère aidait à l’édification des fourneaux où s’empilaient jusqu’à 5 à 6 cordes de bois, également à la récolte et l’ensachage du charbon ; le reste du temps, elle allait, le samedi, jusqu’au bourg de Chambord pour y acheter la boule de pain nécessaire pour la semaine, ainsi que le sel et le sucre.
- Eugénie Vouillon
- L’épouse de François Vouillon, le Charbonnier de Chambord.
Elle partait, tous les deux jours, avec sa laitière en aluminium, vers une des portes de Chambord, où les gardes possédaient pratiquement tous, une ou deux vaches.
L’intendance suivait, avec lapins et lièvres que le grand’père prenait au collet, les champignons, les fruits sauvages et les nombreuses baies dont il était pratiquement seul à en connaître l’endroit, le mûrissement et le bon moment de la récolte.
Lorsqu’il devait changer de place et reconstruire sa loge, il procédait à la démolition de l’ancienne et, en laissant les déchets domestiques relatifs à son séjour, joints aux cendres de l’âtre, il obtenait ainsi un nouveau jardin où il semait quelques graines de citrouilles, etc... ce qui lui permettait de posséder plusieurs petits jardins dans le parc.
Lorsque j’étais en vacances, je passais mon temps, à l’aide d’un fil et d’une épingle recourbée, à pêcher les grenouilles dans les nombreuses mares de la forêt, ce qui consistait à changer le frichti dans la loge.
Ce travail de charbonnier, harassant, que mon grand’père a fait toute sa vie, pratiquement tous les jours de la semaine, en restant toujours en dehors de la société, il n’aurait pas voulu en changer.
Les seuls hommes qu’il rencontrait parfois étaient les bûcherons qui pratiquaient les coupes de bois qui lui serviraient l’année suivante et les rouliers qui venaient chercher les sacs de charbon, avec leurs voitures à cheval.
Il connaissait bien son métier, de A à Z et extrayait de cette forêt un charbon de première qualité. Il disait souvent « pour que le charbon soit excellent, il doit chanter »... en effet, il savait comment réaliser ce bon charbon qui, effectivement, tintait vraiment au moment de l’ensachage...
- Refroidissement du charbon avant ensachage
Pour réussir cette qualité de charbon, le maître charbonnier qu’était mon grand’père, édifiait ses fourneaux avec précision et, ensuite, les recouvrait de peliaux retournés, afin que la carbonisation du bois se fasse en absence d’oxygène, en laissant toutefois quelques menues cheminées, contrôlées, afin que les ingrédients volatiles du bois s’échappent en laissant un charbon pur.
Pour ce faire, le contrôle permanent du fourneau devenait impératif, amenant mes grand’parents à surveiller le fourneau fumant, tout en en préparant un autre à quelques 200 ou 300 mètres de là.
La carbonisation durant souvent 3 ou 4 jours, mon grand’père devait, une ou deux fois par nuit, se rendre au fourneau pour en vérifier les cheminées et éventuellement les reboucher à l’aide des peliaux qu’il avait minutieusement préparés la veille.
Il m’est arrivé d’accompagner mon grand’père, la nuit, en le suivant et en scrutant, avec émotion, les ombres de sa lampe tempête qui dansaient dans les grands arbres... pendant que cerfs et biches nous suivaient à une vingtaine de mètres. Il me disait que, lorsqu’il était seul, les animaux le suivaient à moins de 5 mètres...ce que j’ai bien voulu croire car vraiment, il faisait partie de la faune de Chambord, n’ayant jamais connu la civilisation moderne et... il s’en portait bien.
- Ensachage du charbon de bois
En 1934, une équipe de cinéastes Canadiens est venue réaliser un film sur la vie de mon grand’père, en l’affublant d’un âge canonique, 104 ans... il est vrai que sa longue barbe et son dos voûté pouvaient laisser croire à cet âge... « l’homme qui n’a jamais vu une automobile », ainsi les Canadiens avaient titré leur film.
Notre grand’père est décédé en 1935 et repose maintenant dans le petit cimetière de Chambord.
Mes frères et moi avons toujours été impressionnés par la vigueur et le calme de ce petit bonhomme de la forêt, un genre de Tarzan pourrait-on dire, qui a passé sa vie entière, simple et tranquille, près de ses fourneaux, de ses animaux et de sa forêt...
- 1934
- François et Eugénie devant le château avec moi-même et mes deux jeunes frères.
Je me rends personnellement quelquefois, au Rond Henri V, dans la réserve cynégétique de Chambord, en pèlerinage, exceptionnellement autorisé par Monsieur le Président de la République et, même si je suis heureux de revoir l’endroit où je naquis, je ne peux m’empêcher d’avoir une pensée respectueuse pour François et Eugénie Vouillon...
- Le Rond Henri V, dans la forêt de Chambord