« Degre ce 26 ventose lan 9, [1]
Machere epouze,
Ces deus mot sont pour te donner de mes nouvelle, je suis arive agre ce 26. Je vien da prandre que fransois arive ce mejour que moy.
Grasse adieux je me portte bien, je soitte que la preseantte te trouve dememe, rien ne mes arive ean routte.
Ce nes pas que je tes boucou ean pene a rapor lar jean que javes mes je me suis trouve a vecque des jean dutelle quy aviont le meme ean bara que moy et nous nous somme pas quitte.
Les ble sont bien cher et bocoup dacheteur ; il valle de 115 a 117 lemine
Nous alon atandre jus qua dimanche sean rien achette et dapres nous feront comme les otre a pertte ou againt.
Rien otre a te marque je te evint le momant que nous pouront party.
Salut et amy.
Antoine Marthoux »
- courrier d’Antoine Marthoux
De Gray, ce 26 ventôse l’an 9, (cette date correspond dans le calendrier républicain au 17 mars 1801)
Ma chère épouse,
Ces deux mots sont pour te donner de mes nouvelles, je suis arrivé à Gray ce 26 (ventôse). Je viens d’apprendre que François arrive ce même jour que moi.
Grâce à Dieu, je me porte bien, je souhaite que la présente te trouve de même, rien ne m’est arrivé en route.
Ce n’est pas que j’étais beaucoup en peine à rapport (à) l’argent que j’avais mais je me suis trouvé avec des gens du Thel (lire du Teil, en Ardèche ?) qui avaient le même embarras que moi et nous (ne) nous sommes pas quitté.
Les blés sont chers et (il y a) beaucoup d’acheteurs. Ils valent de 115 à 117 (francs ?) l’émine. Nous allons attendre jusqu’à dimanche sans rien acheter et après nous ferons comme les autres, à perte ou à gain.
Rien d’autre à te marquer, je te préviens (du) moment (où) nous pourrons partir. Salut et amitiés.
Antoine Marthoux"
Gray
Située au Sud-Ouest de la Haute-Saône, aux confins de la Bourgogne et de la Franche-Comté, la Ville de Gray bénéficie d’une position centrale par rapport à Dijon, Dole, Langres, Besançon et Vesoul.
Traversée par la Saône, Gray, bâtie sur un éperon rocheux qui surplombe la vallée, bénéficie d’un cadre naturel privilégié.
- Vue de la ville de Gray
- gravure extrait du site Gallica : "vue de la ville de Gray en Franche Comté. Dessin de Jean Baptiste Lallemand, vers 1780"
A partir du XIIIe, sa vocation commerciale s’affirme et grâce à son port fluvial, elle devient le centre commercial le plus important de Franche Comté, et le 2e port de l’est après celui de Strasbourg.
Française depuis la conquête de la province par Louis XIV, en 1674, la ville développe son activité portuaire pour devenir un des premiers ports fluviaux de France pour les vins, le blé et les métaux.
Le XVIIIe siècle redonne à Gray sa prospérité perdue avec la construction de l’hôpital, de la caserne et la reprise du commerce fluvial.
L’essor économique se concrétise par l’aménagement des quais, l’organisation du centre ferroviaire, le développement des quartiers du bas de la ville avec la construction de chais, d’entrepôts à grain et de moulins.
Ses grains faisaient de Gray, entouré de plaines céréalières, le grand centre de collecte des blés qui descendaient vers Lyon. C’est par Gray également que s’en allaient fontes fines et fers dits "comtois", fondus au charbon de bois.
"Les blés sont bien chers..."
L’émine de blé est une « ancienne mesure de capacité pour les grains. Il existe de grandes émines, comme celle de Bourgogne qui vaut 512 litres et qui contient 2 bichots de Dijon... » comme nous l’explique Marcel Lachiver dans son précieux Dictionnaire du monde rural.
- Les ble sont bien cher et bocoup dacheteur ; il valle de 115 a 117 lemine
Livrons nous à un petit calcul pour établir un prix du blé à l’hectolitre :
1 émine = 512 litres Un hectolitre = 100 litres.
Appliquons une banale règle de 3 : 1 émine divisé par 512 litres et multiplié par 100 donne la valeur en hectolitre de l’émine.
Donc 1 émine = 0,195 hectolitre
Si 1 émine vaut, en 1801 à Gray, entre 115 et 117 francs (en espérant que ce soit la monnaie utilisée par Antoine dans sa lettre !) l’hectolitre de blé vaudrait alors, en moyenne : 116 francs X 0,195 = 22, 65 francs l’hectolitre... CQFD
En prenant en compte d’autres sources pour notre calcul, nous arrivons à un résultat très voisin :
1 émine de blé égale dans la région de Beaune 482,22 litres ; donc 1 énime = 0,207 hectolitre, c’est à dire un prix à l’hectolitre de 24 francs.
S’il s’agit de l’émine pour l’avoine, toujours dans la région de Beaune, le résultat donne 22, 20 francs l’hectolitre...
Au sujet des prix des "blés", termes qui englobe alors tous les types de céréales, laissons la parole à l’historien André Palluel-Guillard :
« Les prix ne cessent de s’élever durant toute la période napoléonienne, pour le plus grand bénéfice de ceux qui vendent, d’autant que seul le propriétaire paie l’impôt foncier alors que les charges féodales ou la dîme (disparues) reposaient systématiquement sur les exploitants…/…
La convergence des multiples enquêtes agricoles ne peut permettre de douter du progrès de la campagne française…/... La pauvreté des structures sociales et agraires nous fait hésiter entre des périodes de mauvaises récoltes haussant considérablement les prix, n’avantageant que ceux qui pouvaient vivre de leurs stocks et accablant la grande majorité obligée d’utiliser des intermédiaires pour leur alimentation essentielle, et les bonnes récoltes, provoquant des étiages commerciaux.
Une fois de plus, l’intérêt des riches n’est pas celui des pauvres, et celui de la campagne diverge de celui des villes.
Les crises de 1788-1789 et de 1792-1793 avaient suscité des difficultés économiques, sociales et politiques considérables dont on ne retrouva pas l’ampleur par la suite, les prix ne cessant de baisser pour atteindre un minimum de 16,20 francs l’hectolitre de blé en 1799.
Le régime consulaire s’était donc instauré au moment d’une bonne conjoncture qui hélas, ne dura pas, car si la récolte de 1800 fut médiocre, celles de 1801 et de 1802 furent franchement mauvaises, provoquant un gonflement de 50 % des prix qui atteignirent le sommet de 24,5 francs en moyenne nationale en 1803 (ce qui donna à Paris des prix de 32 francs l’hectolitre dès 1802).
Le Sud-est lyonnais et provençal fut durement touché ainsi que tous les départements de la côte ouest : la crise ne fut donc pas générale.
Renouvellement périodique d’un phénomène classique de type archaïque, elle toucha surtout les villes mais amena les paysans à cesser d’acheter d’où un ralentissement industriel : crise grave mais courte cependant puisque l’équilibre revenait avec la bonne récolte de 1803.
Si les prix baissèrent de 1804 à 1809, on n’eut qu’à s’en féliciter car ils ne s’effondrèrent pas, et le progrès économique général entretint une forte demande, permettant l’enrichissement de tous les producteurs, même les plus modestes.
Malheureusement, cela ne put durer et la mauvaise récolte de 1810 ramena et généralisa la pénurie, les inégalités et les frayeurs (peur de manquer chez les pauvres, peur des pauvres chez les autres).
En 1811, les récoltes furent de bonne qualité mais notoirement insuffisantes de sorte que l’hectolitre de blé, revenu à 20 francs en 1810, grimpa à 26 l’année suivante et à 33 en 1812, sommet jamais atteint depuis les années 1787-1788-1789, de fâcheuse mémoire, d’autant que localement, et surtout dans le Sud, on arriva à des coûts vertigineux de 40-45 francs.
La misère suivit en proportion mais, s’il y eut des troubles, des taxations et de multiples mesures d’urgence, il n’y eut nulle part de crise irrémédiable.
L’inquiétude fut souvent pire que le mal : si la Normandie, l’Orléanais, les régions rhodaniennes, provençales et languedociennes furent vraiment touchées, à l’inverse, la Bretagne, le Massif central, l’Aquitaine, le centre du Bassin parisien, le Nord et l’Est furent globalement épargnés.
La récolte de 1812 fut bonne et celle de 1813 excellente.
Le bilan de la période napoléonienne n’est donc pas si mauvais dans l’ensemble même si le climat fut plus décisif que la politique gouvernementale ou les efforts des paysans eux-mêmes.
La majorité des années favorables suscita un enrichissement paysan généralisé qui permit de supporter la deuxième décennie du siècle, bien plus mauvaise que la première » [2].
Les prix indiqués ici sont donc très proches de notre calcul...
« Face à ces longues listes de prix établies depuis longtemps par des historiens, pour les céréales notamment, et dans le temps long… nous constatons que la situation paysanne était ambiguë.
Nous pourrions penser en effet que, si l’agriculteur sombrait à la suite d’une ou plusieurs récoltes insuffisante, il lui suffisait d’une ou deux bonnes récoltes pour se récupérer grâce au surplus qu’il pouvait vendre.
Il n’en était rien, simplement à cause de la grande loi du marché qui est celle de l’offre et de la demande.
Le petit paysan, non propriétaire ou micro-propriétaire, se trouvait dans une situation presque toujours défavorable du point de vue de la commercialisation de ses produits.
En effet si la récolte était mauvaise, les prix des grains montaient et il lui fallait en acheter pour se nourrir ou même pour pouvoir semer sa parcelle.
Il se trouvait alors en position d’acheteur à un moment particulièrement défavorable.
Si, à l’inverse, la récolte était abondante, il pouvait bien avoir quelque surplus à vendre, mais alors les prix étaient au plus bas et, vendeur cette fois, il lâchait ses produits aux pires conditions.
Certes, malgré tout, cette seconde situation était bien préférable à l’autre, néanmoins, par manque de disponibilités et de possibilité de stockage, le paysan ne tirait jamais le meilleur profit de son travail lorsque, si peu que ce soit, il entrait sur les circuits du marché.
Au contraire, les gros fermiers, les bourgeois propriétaires terriens… se trouvaient en position favorable dans les deux cas, pourvu qu’ils aient eu suffisamment de superficie travaillée et de soin dans leur gestion : par temps d’abondance, et donc de prix bas, ils stockaient les grains pour les vendre en période de pénurie et donc de prix fort.
On comprend dès lors, la sécurité de l’autoconsommation et l’espèce de réticence à sortir du circuit familier d’échanges, souvent limité au troc, que la paysannerie pouvait éprouver » [3].
Qui est Antoine Marthoud ?
Le nom de Marthoud est typique de la vallée du Rhône, au dessous de Vienne : l’épicentre des porteurs de ce patronyme est aux Roches de Condrieu et dans les villages alentour.
On trouve toutes les variantes pour l’orthographe de ce nom : avec ou sans H après le T avec un D, un X, ou sans rien à la fin : nous utiliserons ici la plus courante, Marthoud.
Les archives en mairie de Saint Clair du Rhône, tout à côté des Roches, où nous avons découvert cette lettre, avec beaucoup d’autres papiers, plaide également pour cette origine rocheloise.
Nous avons donc cherché l’identité de cet Antoine Marthoud dans les registres paroissiaux de Condrieu, de l’autre côté du Rhône, église paroissiale en titre du hameau des Roches avant la Révolution, puis à partir de 1784, date de consécration de l’église au hameau des Roches, dans les registres paroissiaux et l’état-civil des Roches de Condrieu.
Sur ces villages du Viennois avant la Révolution française, le lecteur curieux peut se rapporter à mon ouvrage « L’Ancien Régime en Viennois (1650-1789) ».
Quelle activité peut « obliger » Antoine Marthoud à faire 280 kilomètres, entre son pays natal, le village des Roches, au bord du Rhône, et Gray en Franche Comté ?
A l’époque, les voyages, par coche d’eau ou par diligence, sont bien longs. Antoine a dû partir plusieurs jours auparavant…
- coche d’eau à Lyon sur la Saône
- gravure extraite du site Gallica : "vue de Lyon, Pierre-Ancise dans le fond, près le grand Bureau des Coches : dessin de Jean Baptiste Lallemand , vers 1780"
Ses affaires lui imposent aussi « d’attendre jusqu’à dimanche » loin de sa famille.
Quand il écrit pour rassurer son épouse restée au pays, il vient d’arriver à Gray. Nous sommes le 17 mars 1801 ; et cette année là le 17 mars est un mardi… Il va donc patienter quatre jours, certainement occupé à traiter d’autres « affaires », jusqu’au dimanche 22 !
En comparant sa belle signature avec celles au bas des actes, nous l’avons retrouvé : Antoine Marthoud est d’abord « marinier » puis « patron sur le fleuve du Rhône » et enfin « marchand sur le Rhône ».
Durant tout le XVIIIe siècle et la première moitié du XIXe siècle, la batellerie est la principale occupation pour les Rochelois. La batellerie à chevaux a une organisation très hiérarchisée. Les « maîtres d’équipage », affrètent, grâce aux capitaux mobilisés par leur commerce, des trains de barques chargées de marchandises diverses : récoltes de céréales, tonneaux de vin, denrées alimentaires, outillage, matériau de construction. Celles-ci sont livrées plus au sud, notamment à Arles et Beaucaire. Ces « marchands sur le fleuve » ou « négociants sur le Rhône » accompagnent parfois la cargaison, pour traiter affaire aux principales haltes de cette descente du Rhône, « la Descize ». Mais la plupart du temps, ils restent « au bureau » pour tenir leurs livres de compte, rédiger les courriers... Ce sont des hommes d’affaires. La « Descize » puis le retour, « la Remonte » (vers Vienne et Lyon) mobilisent le savoir faire ancestral des « patrons sur le Rhône » qui conduisent les « trains d’équipage » On rencontre aussi, dans les registres paroissiaux et l’état civil, les termes « voiturier par eau » ou « voiturier sur le Rhône ». Ces hommes dirigent la manœuvre et donnent les ordres aux différentes catégories de mariniers sur les barques et aux « culs de piau » (les culs de peau) chargés de mener les chevaux tirant les barques « à la remonte » le long du chemin de halage. Cette activité de la batellerie à chevaux, à partir des années 1830 1840, va décroître puis bientôt disparaître à cause de la navigation à vapeur. |
Antoine épouse Marie Chol à Condrieu le 10 février 1779. Tous deux habitent alors aux Roches.
Antoine est le fils de Jean Marthoud, marinier, et de Magdeleine Michel ; Marie Chol est veuve d’Etienne Cornillon, aussi marinier, fille de Jean Chol et de Louise Levet
[4].
Antoine Martoux est présent au mariage de Jean Marie Chevallier, marinier des Roches, avec Jeanne Marie Sapin, le 1er août 1786 en l’église des Roches.
On reconnaît au bas de l’acte sa belle signature : il est dit « marinier »
- Signature d’Antoine Marthoux en 1786
- Antoine Marthoux n’est alors encore que "marinier"
On note quelques pistes lors des naissances de leurs enfants aux Roches :
- Jean, leur 1er enfant nait le 17 novembre 1779 ; son parrain est Jean Marthoud « son grand père » paternel et sa marraine est Louise Levet, sa grand-mère maternelle.
- Antoine le 3 mars 1789 : le parrain du petit garçon est « Jean Cellard, maitre tonnellier » aux Roches et la marraine est Marguerite Marthou « habitante au Port de Condrieux » [5].
- Quelques mois plus tard, le 29 octobre 1789, Antoine accompagne son père Jean à sa dernière demeure. Il avait 74 ans…
- Jean né le 28 mai 1793.
- Marie née le 15 germinal An III (4 avril 1795) :
« Aujourd’hui le quinze germinal l’an trois de la république française et une in divisible et des mot cratique, est comparu de vant moy Jean Pierre Brondelle, officier public, membre du conseil général de la communedes Roches et Cler du Rhône, cession des Roches… la citoyene Marguerite Garat, sages femme des Roches, laquel était a sistés du citoyen Antoine Lentillon, patron sur le fleuve du Rhône, a bitant à la municipallités de Condrieu… agés de cinquante cinq ant et de la citoyene Marie Ving Cans (Vincent !) agés de vingte trois ans ; lesquels mont declarer que Marie Chol, agés de trante sept ans, femme en légitime mariages au citoyen Antoine Marthou, marchand sur le fleuve du Rhône, agés de quarante trois ans ; Laquel etait a couchez dans son domicille dun an fans femelle a qui lon a donné son prénom de Marie… »
- La petite Marie meurt à dix mois le 23 pluviôse An IV (12 février 1796).
- Benoîte née le 17 nivôse An VI (6 janvier 1798). Antoine a alors 44 ans et il est « patron sur le fleuve du Rhône » Marie Chol, sa femme, a 40 ans. Leurs âges ne sont donnés qu’à peu près !
Antoine a 43 ans le 4 avril 1795… et 44 ans le 6 janvier 1798, serait donc né entre 1752 et 1754. Son épouse, 37 ans en 1795… et 40 en 1798 serait née vers 1758.
En fait, une recherche plus poussée nous dévoile leurs actes de naissance :
Antoine nait aux Roches et est baptisé à Condrieu le 10 novembre 1751 ; Marie Chol naît elle aussi aux Roches, elle est baptisée à Condrieu le 16 avril 1756.
En mars 1801, lorsqu’il écrit à sa femme, Antoine Marthoud approche donc de la cinquantaine.
Marie Chol décède à 68 ans, aux Roches de Condrieu, le 30 août 1824. Son époux est dit « patron »
Antoine Marthoud, meurt 17 ans plus tard, aux Roches de Condrieu, le jour de Noèl 1841, à l’âge de 94 ans. Dans son acte de décès, il est dit « rentier ».