L’histoire commence en Alsace dans la communauté juive.
Jacques Wolf, conducteur des ponts et chaussées, fils de Louis Wolf, commerçant et de Sophie Blum, se marie le 19 janvier 1864 à Colmar avec Henriette Samuel. Il a trente ans et son épouse 29. Deux enfants naissent bientôt, Lucien le 31 octobre 1864 et Salomon le 16 août 1867, tous deux à Colmar.
Cette même année, une sœur d’ Henriette, Rosalie Samuel se marie à Colmar, le 13 Août, avec David Bernheim, un veuf originaire de Pfastatt, près de Mulhouse, d’une ancienne famille de bouchers mais qui a appris le métier de lithographe. Après avoir exercé à Mulhouse, il s’est installé à Rouen, il y a une quinzaine d’années, peut-être avec l’aide d’un de ses oncles commissionnaire en rouenneries. Il y a retrouvé une communauté juive, implantée de longue date et découvert une imprimerie réputée. Sa première femme Julie Kahn et son jeune enfant Léon y sont morts et ont été inhumés au cimetière monumental dans le secteur juif. Leur tombe porte une inscription en hébreu et en français très émouvante : de cette épouse chérie, de mon fils bien aimé, il ne me reste que cette pierre pour venir les pleurer.
Par le remariage de David Bernheim avec Rosalie Samuel, sœur d’Henriette, les familles Wolf et Bernheim deviennent alliées. De la nouvelle union de David Bernheim avec Rosalie Samuel naissent rapidement deux enfants Lucien en 1868 et Alice en 1869. David est alors domicilié rue de Crosne et lithographe. En 1870, afin de s’installer comme imprimeur, il dépose sa déclaration, comme tout possesseur de presse, de caractères et d’ustensiles d’imprimerie en a l’obligation depuis 1811.
Des optants juifs alsaciens en 1872
Peu de temps après, la grande histoire va venir bouleverser la vie du couple Wolf : la guerre de 70 est un désastre pour la France, la perte de l’Alsace et de la Lorraine est ressentie douloureusement par tous. Mais la situation est particulièrement difficile pour les habitants de ces territoires. Le traité de Francfort leur permet de rester français à condition d’avoir quitté leur région avant le 1er octobre 1872. Tout alsacien est placé devant un choix difficile : soit il reste en Alsace et devient Allemand, soit il opte pour la France et quitte l’Alsace. Ceux qui choisissent cette solution on les appelle les optants.
Le couple Wolf, fait ce choix comme ¼ de la population juive d’Alsace. C’est ce même choix que fait la famille Herzog, industriels du textile, venus s’implanter à Elbeuf dont André Maurois (nom de plume) est un descendant. Le 16 juillet 1872, le couple Wolf choisit de rester français, leur décision implique aussi leurs jeunes enfants, Lucien 8 ans et Salomon 5 ans. Encore faut-il avoir un point de chute, ce sera vite décidé, puisque Jacques a un beau-frère à Rouen, ce sera Rouen. Les deux beaux-frères s’associent et l’imprimerie prend le nom de Bernheim-Wolf, elle est établie 4 place de la Pucelle, comme on peut le constater sur l’almanach de Rouen en 1874.
Lucien Wolf et ses fils. A l’épreuve de la guerre 14.
Les enfants de Jacques Wolf, Lucien et Salomon font leurs études au lycée Corneille. Salomon, le cadet, choisit la médecine et s’installe en région parisienne. Lucien, le fils aîné, se prépare à reprendre l’imprimerie et entre dans l’affaire familiale en 1893. En 1894 il se marie à Paris dans le XVIIe, le 19 février avec Marthe Marix. Il habite désormais la rue Pierre Corneille (Cette rue reprendra plus tard son nom d’origine, rue de la pie). L’année suivante son père meurt, et Lucien lui succède à la tête de l’imprimerie.
En tant qu’imprimeur, il compose aussi bien des étiquettes pour des boîtes de fromages ou des bouteilles de rhum que des ouvrages d’arts et des catalogues d’exposition. Sa plus grande gloire est d’avoir réimprimé en 1911 le livre des Fontaines de Jacques le Lieur, la plus ancienne représentation de la ville de Rouen, manuscrit datant du XVI siècle. En même temps il participe à la célébration du millénaire normand.
C’est un notable, bien inséré dans la bourgeoisie rouennaise, il appartient à la société industrielle de Rouen, à la société normande de géographie, préside le cercle d’ escrime. Il a créé la revue des anciens élèves du lycée Corneille : « Notre vieux lycée », il est encore le propriétaire du journal : la chronique de Rouen. Il est en outre administrateur du bureau de bienfaisance, nommé officier d’ académie en 1903.
Trois enfants naissent de son union avec Marthe Marix, Edouard en 1895, Jacques en 1896 et Pierre-René en 1899, qui seront tous trois engagés dans le premier conflit mondial. En 1914 l’aîné des enfants de Lucien et Marthe, Edouard s’engage pour trois ans. Après avoir servi dans l’infanterie et avoir été blessé une première fois en Champagne en 1915, puis à Verdun, il obtient de passer dans l’aviation en 1916. Il disparaît le 31 mai 1918, dans un combat aérien, son corps n’est pas retrouvé. L’univers israélite dans son édition du 7 Mars 1919 qualifie de héros ce fils du maître-imprimeur rouennais qui a deux autres fils mobilisés.
Jacques, le deuxième fils est incorporé en 1916, il sert dans l’artillerie. Nommé sous-lieutenant, il est cité à l’ordre de son régiment le 4 Aout 1918 pour sa bravoure et son dévouement, « restant auprès de sa batterie alors qu’il est gravement brûlé par des gaz ». Il est décoré de la croix de guerre. Enfin, Pierre-René, étudiant en médecine est incorporé en Avril 1918, d’abord sursitaire il rejoint le champ de bataille en tant que médecin en 1919. Il est cité à l’ordre du régiment le 23 septembre 1919, s’étant fait remarquer « par les soins qu’il procure à la troupe et à la population civile en Galicie et Ukraine dans un pays ravagé par des maladies contagieuses ». Il est également croix de guerre. Les trois frères Wolf ont donc servi la France plus qu’honorablement.
La guerre finie, Jacques Wolf qui s’est formé à l’Ecole des Beaux-arts de Rouen commence une carrière de peintre, il expose en 1923 au salon des Artistes Rouennais et fonde en 1925 le groupe des peintres normands. Il reçoit le prix Abd-el-Dif en 1931 qui lui permet de séjourner en Algérie pour exercer son art en disposant d’une bourse d’état. A son retour en métropole, il expose à Paris ses tableaux d’ Algérie avec un succès certain.
C’est un artiste modeste qui ne cherche pas, selon la gazette de Rouen, la réclame ! Il se marie en 1936 à Paris, à quarante ans. En 1946, il expose encore à Rouen à la galerie Legrip. Il décède à Paris en 1956.
Pierre-René Wolf, un imprimeur écrivain
Pierre-René Wolf abandonne vite la voie de la médecine. Quand il se marie le 28 Novembre 1921 à Dunkerque avec une cousine du côté maternel, Genevieve Marix ( Les Marix sont une famille d’industriels du Nord qui ont aussi des liens avec l’Alsace), il est encore soldat, médecin auxiliaire de la 22e section du gouvernement militaire de Paris, ayant reçu l’autorisation de se marier par le médecin inspecteur général, directeur du service de santé du gouvernement militaire de Paris. Mais il est dit imprimeur de métier. De cette union naîtront deux garçons et deux filles. L’année suivante son père, qualifié de maître imprimeur, meurt subitement, à 57 ans, à Rouen, au 13 et 15 rue de la pie, siège de l’imprimerie.
Après le décès de Lucien Wolf, une société Veuve L. Wolf, P Wolf et compagnie est créée. Sa dénomination commerciale est plus simplement imprimerie Wolf, fonds de commerce d’imprimerie, gravure et papeterie. Rouen possède dans ces années-là, une trentaine d’imprimeries commerciales et l’imprimerie Wolf est l’une des plus importantes, employant alors une centaine d’ouvriers. L’entreprise a pour insigne un loup stylisé, traduction du nom Wolf.
Pierre-René est un imprimeur reconnu, qui devient en 1936 président de la chambre syndicale des maîtres-imprimeurs, libraires et papetiers de Normandie. Mais il ne se contente pas de son métier d’imprimeur, il s’intéresse à l’art, dirige une revue d’art régional, La Normandie illustrée et surtout il a des ambitions littéraires : il publie plusieurs romans chez Albin Michel, Vous qui l’avez connue en 1926, un fils qui découvre l’adultère de sa mère disparue, une histoire qui rappelle le roman de Maupassant Pierre et Jean, L’homme au bois dormant, inspiré sans doute de ses propres incertitudes : en continuant l’affaire familiale par sens du devoir ne renonce-t-il pas à sa véritable vocation qui est littéraire ? Marfa en 1929, une histoire d’amour polonaise et Le sac d’or en 1932 dont l’action se déroule chez les riches industriels du Nord. On loue la finesse de son analyse psychologique et sa connaissance étendue des milieux évoqués. Mais ces romans sont bien oubliés. Un autre roman de Pierre-René Wolf a eu un sort plus heureux, Martin Roumagnac, publié en 1935 qui relate une affaire criminelle sur fond social. Un film de Georges Lacombe s’inspirera de ce roman après- guerre avec Marlène Dietrich et Jean Gabin comme interprètes, excusez du peu .
Ces ouvrages lui ouvrent les portes de l’Académie de Rouen en 1938. C’est alors que la guerre va une nouvelle fois bouleverser la vie de la famille Wolf .
L’imprimerie Wolf sous l’occupation, victime des lois anti-juives
En 1939, Pierre-René Wolf est de nouveau mobilisé, il sert du 3 septembre 1939 au 11 juillet 1940. Après la capitulation et l’occupation de la France, les entreprises juives sont montrées du doigt. En septembre 1940, l’imprimerie Wolf doit afficher sur sa façade le panneau « entreprise juive ». Les Wolf se soumettent en y ajoutant en guise de protestation les croix de guerre gagnées par les frères Wolf dans le précédent conflit avec l’Allemagne, ce qui n’est pas pour plaire à l’occupant. Bientôt la politique d’aryanisation menace l’entreprise de la famille Wolf qui se réfugie en zone libre. L’entreprise est alors lors confiée à Raoul Leprêtre qui était secrétaire de direction de l’entreprise Wolf depuis 1937. Pierre-René passe la ligne de démarcation en 1941. De cette période nous ne savons que ce qui est inscrit dans son dossier d’officier de la légion d’honneur en 1956 : « Le ministre certifie en outre que la moralité de monsieur Pierre-René Wolf ainsi que son comportement pendant la campagne 1939-1945 permettent sa promotion dans l’ordre national de la Légion d’Honneur ». Nous avons aussi une idée de son état d’esprit pendant cette période où il a été contraint de s’éloigner de sa ville par son recueil Rouen Poèmes d’exil paru après-guerre :
J’ai peur du froid qu’aura la terre
Si l’on m’exile encore au fond d’un cimetière
Loin de chez moi
De ma grande ville et de mes bois en bord de Seine.
En outre, pendant cette période douloureuse, Pierre-René perd sa mère qui décède en 1943 à Grenoble.
Il rentre dans sa ville, dévastée par les bombardements en septembre 1944. Il a 45 ans.
Pierre-René Wolf, patron de presse
Une nouvelle vie commence pour lui : il est invité par le comité départemental de libération nationale en 1945, dans des conditions difficiles, sous l’impulsion de Georges Lanfry, l’entrepreneur en bâtiment considéré comme le sauveur de la cathédrale, à prendre la direction du journal Normandie (qui devient Paris-Normandie en 1947).
Ce journal remplace le Journal de Rouen, accusé de collaboration et interdit de paraître. Pierre-René Wolf souhaite en faire « le Figaro de la province ». Son habitude de la gestion et sa connaissance du milieu de l’imprimerie lui facilitent la tâche et il applique ses qualités d’ écriture à la rédaction de ses éditoriaux qui sont attendus. Le travail n’est pas toujours facile, il est au fil du temps de plus en plus objet de critiques mais il reste à la tête du journal jusqu’à son décès en 1972.
Etrange existence qui le vit successivement médecin à l’armée, imprimeur, écrivain et directeur de journal. C’est surtout à ce dernier titre qu’il est resté dans les mémoires. Pourtant il tenait aussi à sa qualité d’écrivain : Paris-Normandie n’était-il pas en partie aussi son œuvre ?
La médaille qu’on grave en son honneur en 1961 porte en son revers avec les mêmes caractères le titre du journal qu’il dirige et les titres des romans et poèmes qu’il a écrits.