Vers mes 11 ou 12 ans, les vacances à Curis commençaient à me peser. Ma grande amie Claude, avec qui je partageais tous mes jeux, prit souvent trois semaines en Angleterre, chez sa correspondante, ou bien à Nice chez ses cousins. C’était la même chose pour Michelle Chantreau. Et ma Guyte ne pouvait pas toujours être là, car elle travaillait.
Aller chez Mémé Machot, ne m’amusait plus et d’ailleurs c’est à cette époque, je crois, qu’ils ont vendu "la Papillon" leur dernière vache.
Je me languissais seule. Je faisais bien quelques ballades à vélo avec mon petit frère. Mais je ne trouvais pas folichon de toujours le traîner avec moi.
Je commençais à trouver mon Curis triste et plat. L’adolescence aidant, je m’ennuyais fermement, maudissant notre manque d’argent qui m’empêchait de faire comme mes amies : partir à l’étranger ou à la mer.
Vint le miracle, par un beau matin, lorsque nous reçûmes une lettre du Tonton Crouzet, m’invitant à passer quelques jours chez eux.
Je bondis de joie à l’idée de rencontrer à nouveau mes petits cousins, que je voyais pour de rares occasions, telle que la communion de Ninoue.
C’est donc avec beaucoup de plaisir que je vis arriver deux jours après son courrier, Tonton et sa vieille guimbarde.
- Tante Maryse Crouzet, nièce de Pépé,
cousine germaine de Maman
Ce tonton n’était autre que le mari de la nièce de mon grand-père.
Le pauvre homme, ayant sauté sur une mine en 1940, avait vu voler sa jambe en éclat, par-dessus sa tête. Ce qui ne l’avait pas empêché par la suite, de faire 6 enfants à son petit bout de femme, et d’élever tout ce joli monde merveilleusement bien.
Il faut dire qu’il avait une femme extraordinaire, assortie d’une gentille belle-mère : une pauvre femme malheureuse, dont le mari buveur n’était autre que le frère de Grand-père.
Dieu merci, ils ne se ressemblaient en rien, d’après ce que Pépé me disait, parce que moi je ne l’ai jamais connu. Je savais que c’était un beau garçon qui avait fait les colonies et qui s’était mis à boire là-bas. C’est en revenant de Chine qu’il avait épousé la Mémé, toute jeune fille à l’époque, à qui il en fit voir de toutes les couleurs. De cette union, était né un pauvre garçon, Pierrot, et une fille, qui devint plus tard ta femme du Tonton Crouzet.
Cet oncle, buveur invétéré, est mort en laissant seuls, sa veuve et ses deux enfants. Je crois que Grand-père a été gentil avec eux, bien qu’il ne m’en parla presque jamais. Puis Pierrot est mort à son tour, sans jamais avoir eu toute sa tête, le pauvre.
Il resta donc à la ferme, Tonton, sa femme, la Mémé, les enfants, et tout ce petit monde vivait sous le même toit.
Donc, Tonton arriva avec son bon sourire sur sa figure joviale et rouge. Je sautais dans la voiture, après baisers et au-revoir de rigueur, et nous voilà en route pour Challes-d’Hautecourt, à côté de Bourg-en-Bresse, petit village de l’Ain, perdu en pleine campagne.
Ma grand-mère l’appelait "Challes-les-bouses" à cause du nombre de vaches qu’il y avait autrefois. Ninoue, Maloue, Paul, Annick et Denis, nous attendaient au seuil de la porte et c’est avec beaucoup d’émotions et d’embrassades que nous nous retrouvions.
Ma tante, cousine germaine de Maman, était une petite femme brune et fluette, avec des petits yeux noirs, perçants et toujours rieurs. Elle était affairée à ses tâches coutumières, telle une petite fourmi. Car du matin au soir tard, en plus de sa nichée, elle devait s’occuper de ses bêtes, traire les vaches et les chèvres, aller aux poules, aux canards et faire le jardin, ainsi que les fromages. Heureusement la Mémé l’aidait bien. De ces 2 petites femmes, hautes comme trois pommes, une force incroyable se dégageait, et il fallait voir le travail journalier qu’elles abattaient.
Le Tonton, lui, partait dans les champs ou dans sa vigne, et c’était un bonheur extrême quand il nous faisait monter dans la charrette, tirée par le tracteur. Toute cette ribambelle d’enfants chantait et riait, assis et ballottés les uns contre les autres, en se cramponnant pour ne pas tomber à chaque ornière du chemin cahoteux. Les branches des noisetiers nous giflaient la figure, et c’est rouge d’excitation que nous arrivions aux vignes. Tout le monde sautait alors de pied ferme, armés de son petit panier et de sa berthe de lait, pour aller à la cueillette des grosses mûres noires et sucrées, que Mémé cuisait dès notre retour pour nos futures bombances.
Je me rappelle aussi que "Tante-pépée", qui élevait ses petits chevreaux, ne pouvait jamais les manger, tant cela lui faisait de la peine, et je la comprenais. Tout le monde riait de cette sensiblerie, sauf ses enfants et moi.
Que d’amour tes enfants te portent Tatie et comme tu l ’as bien mérité ! De les voir, tous rassemblés autour de toi, réchauffe le cœur. Au moins, eux, ils seront toujours là pour réchauffer ta vieillesse et j’en suis heureuse pour toi. Ils te doivent tant !
Nous allions en bandes joyeuses, nous baigner au point d’eau où, plus tard, un barrage a été construit. Il fallait redescendre par les sentiers caillouteux, surplombant la rivière Ain. C’était un joli paysage escarpé, bien étudié pour les sauts de chèvres.
La baignade finie, nous remontions affamés à la ferme.
Bien sûr, nous allions "en champ les vaches et les chèvres" et souvent nous rencontrions un petit garçon blond qui faisait partie de la grande famille de l’Assistance Publique. Ce pauvre gosse servait de larbin à des paysans qui n’étaient pas des plus gentils.
Mes cousins toujours charitables ne manquaient jamais de lui donner du pain, de gros fromages, accompagnés de fruits de saison, et d’autres gourmandises que nous étions contents de partager avec lui.
Ma tante ainsi que d’autres voisins avaient envoyé plusieurs lettres à l’Assistance pour signaler les mauvais traitements infligés à l’enfant, sans aucun résultat. On lui envoyait, deux fois par an, un colis de vêtements pour l’hiver et un autre pour l’été.
Et cela ne remonte pas au déluge, mais à 25 ans seulement. C’était un pauvre bambin d’une dizaine d’années, chétif, malingre, blond et pâle avec de grands yeux bleus.
Je me rappelle qu’il était doux et timide et qu’il nous faisait de jolis sifflets dans du bois tendre. Je crois bien qu’il était un peu amoureux de moi car il me faisait chaque jour un joli bouquet.
Je n’ai jamais su ce qu’il était devenu. J’espère de tout mon cœur qu’il a pu enfin trouver le bonheur.
Enfin les 15 jours passèrent trop vite à mon gré. La fin des vacances approchait et c’est avec beaucoup de nostalgie qu’il fallut se séparer, nous promettant de nous écrire et de nous revoir très vite. Ce qui ne s’est jamais réalisé.
Des cousins de Hautecourt, il ne me reste que de bons souvenirs. Depuis, j’ai dû y remonter 2 fois et les années passant trop vite, chacun étant pris par la vie, il a fallu l’enterrement de Grand-père, pour les revoir. De nouveau, on s’est promis de se rencontrer avant le prochain enterrement. Moi je voudrais tant, mais ça c’est une autre histoire...