La supériorité masculine, inscrite dans le Code civil, fait de la femme une mineure juridique et une épouse soumise. Faut-il pour autant accepter le postulat d’une société rurale dans laquelle le rôle des femmes serait réduit à la portion congrue ? Dans la Beauce d’Aubin, la femme du laboureur, dite maîtresse, a dans la conduite de l’exploitation des responsabilités que l’anachronisme ne doit pas conduire à sous-estimer.
La production laitière, l’entretien de la cour et de la basse-cour, la fabrication du pain, bref l’économie familiale, est accompli sous son autorité. La mère d’Aubin a ainsi en charge « cent vingt pièces de volaille » et plus de dix vaches [2] dont le lait est transformé par elle même et ses domestiques en crème, beurre et fromage.
Une partie de la réputation de la ferme se fonde sur la qualité de sa cuisine. En été, levée à l’aube, elle répartit les tâches entre les domestiques. C’est qu’en cette période, cinq repas sont à assurer pour un grand nombre de travailleurs. De cette gouvernance sur l’économie familiale découle la tenue des comptes qui concernent domestiques, artisans et commerçants. Les inventaires après décès du mari montrent toujours l’épouse au courant des créances et dettes du ménage.
La maîtresse procède au choix des domestiques femmes lors des louées de la Toussaint et de la Saint-Jean. A Viabon en 1813, une petite cousine d’Aubin n’engage la fille Georges qu’après s’être renseignée de sa moralité. Il est d’usage que la domestique présente à sa future maîtresse un certificat de bonne conduite. La maîtresse exerce, de fait, une surveillance qui concerne tout autant les biens que les corps. Elle se livre parfois à un examen physique : les rondeurs suspectes sous le tablier peuvent trahir une grossesse ou dissimuler du linge dérobé : jolis bonnets de dentelle, mouchoirs doux ou fichus d’indienne.
- Les dernières nouvelles. Messager de la Beauce et du Perche,1873.
En dehors de sa maison, la maîtresse a aussi une autorité directe sur le vacher et le garçon de cour, qu’elle recrute pour la seconder dans ses taches spécifiques. Elle a également un œil sur l’ensemble de la domesticité. Ainsi, en 1829, la femme Joseph, une voisine d’Aubin, s’émeut des dépenses inconsidérées du batteur en grange Pagnier [3]. A juste titre : il avait volé le grain du maître.
Dans une certaine mesure, elle est associée aux transactions majeures, achat, vente et emprunt. On peut penser que le mari impose ses vues, mais aussi bien supposer que la décision a été concertée. D’ailleurs, si la loi donne la primauté à l’époux, celui-ci ne peut rien engager sans sa femme comme l’attestent ces formules relevées sur un acte de vente de terres le 9 janvier 1829. Aubin s’engage le faire « ratifier par son épouse ».
- La maitresse de retour du marché. Messager de la Beauce et du Perche, 1876.
Ne confinons pas la maîtresse à sa cour et à sa maison. Car elle se rend au marché de la ville où elle vend volaille, beurre et fromage. L’occasion aussi d’échanger des nouvelles et – ouverture culturelle - de découvrir les boutiques à la mode…
Enfin, les veuves exerçaient seules leur magistère sur la ferme, aidée toutefois du premier charretier, ainsi Marie-Françoise Perrault, la mère d’Aubin avant que celui-ci ne soit en âge de reprendre les terres. Parfois, la gouvernance n’allait pas sans heurts. Les assises d’Eure-et-Loir font état d’un procès qui a opposé à la fin des années 1840, la maîtresse Couvret à trois de ses domestiques. Sans doute trop autoritaire à leurs yeux – « elle nous traite comme des chiens » dit l’un d’eux – ils manigancent au cabaret la préparation d’un incendie, puis passent à l’action. Leur fanfaronnade les désigne aux autorités, l’enquête est vite bouclée. Et la femme Couvret, l’émoi passé, doit embaucher trois nouveaux domestiques.
La maîtresse, écrit Noël Parfait [4], « est la cheville ouvrière et la providence de la maison. »
Enfin réédité !