Cette troisième escapade dans les bizarreries de l’état-civil du petit village de Douzat nécessite un petit préambule pour expliquer la genèse de notre duo d’enquêteurs.
Pierre est « natif-natal » [1] de Douzat ; il l’a quitté, par obligation professionnelle, il y a un demi siècle tout en gardant un lien très fort avec son village. Après une douzaine d’années de retraite passées en Martinique pendant lesquelles il s’est lié d’amitié avec Michel, il dut réintégrer la métropole. Son attachement viscéral à sa Charente et à son village ( où la maison de son enfance est toujours habitée par son petit frère Jeannot ) explique son choix de poser ses valises à Angoulême à seulement 15 km du hameau de ses racines.
Pierre est un heureux veinard : tandis que bon nombre de nos villages étaient rendus exsangues par l’exode rural ou, à l’opposé, défigurés en villages-dortoirs, le demi-siècle de son exil a à peine effleuré le mode de vie douzatois [2]. Alors forcément, dans ce cadre demeuré quasi intact, le passé se fait bien présent et le besoin de partir à la recherche de ses racines devient une évidence.
Mais il est difficile de passer de l’idée à sa réalisation quand on est béotien en généalogie et tout naturellement Pierre a trouvé le moyen agréable d’y remédier : confier son initiation à Michel qui en est « grave accro » comme diraient nos ados.
Cette « formation » n’eut rien d’académique car bien que Pierre fut convaincu de l’importance de savoir manier les outils et les méthodes, son attention se faisait vagabonde dès qu’un nom qui lui était familier apparaissait au cours de nos consultations des pages des archives en ligne ; alors rien ne pouvait l’interrompre dans ses évocations et commentaires. En conséquence, l’apprentissage fut un peu chaotique, mais fort agréable et bien utile en nous imprégnant de l’atmosphère douzatoise.
Pierre n’était maintenant plus tout à fait profane et pouvait mener seul ses premières recherches dans les tables décennales et les actes d’état-civil et donc commencer son arbre ; mais il restait à l’initier aux sources annexes.
C’est en abordant les recensements de Douzat que nous découvrîmes Françoise Rose épouse Labrunie et l’étonnante persistance de l’étiquette indélébile incrustée dans sa vie sociale.
Françoise ROSE
Pour le néophyte dont la famille est solidement enracinée depuis des générations dans un petit village, les recensements sont une bénédiction car ils donnent une esquisse photographique de la vie sociale de la bourgade à une date donnée. Cerise sur le gâteau, comme il n’existe pas d’indexation patronymique, le visiteur n’a pas d’autre choix que de faire défiler tous les foyers du patelin pour y dénicher ceux de sa parentèle, ce qui permet de s’imprégner des interconnexions familiales et livre parfois des pistes insoupçonnées.
Les recensements, Pierre en connaissait l’existence, mais il ignorait tout de leur présentation et de leur contenu ; cette flânerie parmi les commensaux de ses aïeux fut donc une agréable découverte qu’il agrémenta larga manu de ses remarques et commentaires.
Pour notre première séance d’initiation sur les recensements, il fallait bien choisir une année et le hasard nous a fait tomber sur celui de 1872 ; or celui-ci présente une particularité étonnante et, hélas, éphémère : il comporte une colonne « nationalité et commune de naissance » qui n’existait pas antérieurement et ne sera plus reconduite après celui de 1876.
Nous avons commencé notre exploration : Pierre y allait de ses commentaires sur les patronymes et supputait leurs liens hypothétiques avec sa parentèle ; nous dénichâmes deux foyers Labrunie, mais ceux-ci n’entraient pas dans l’esquisse encore bien trop embryonnaire de son arbre que nous avions déjà réalisée.
L’un d’entre eux nous interpela : dans la fameuse colonne, une Françoise Rose, 56 ans, mère d’un Jean Labrunie, était étiquetée « enfant d’hospice ».
Enfant d’hospice et pas de commune de naissance … notre réflexion commune s’accorda à y voir une enfant trouvée.
il restait à tenter de relier Françoise à Pierre. Ce fut l’occasion de tester les récents acquis de l’apprenti en nous plongeant dans les archives pour compléter l’ébauche de son ascendance.
Puisque nous avions un but précis, Pierre parvint sans trop d’efforts à juguler ses velléités de digressions : nous remontâmes provisoirement jusqu’à son SOSA 16, un Jean Labrunie, né en 1819.
Mais ce Jean Labrunie n’était pas celui qui figurait dans le recensement de 1872 puisque celui-ci, alors âgé de 26 ans, était né vers 1846…
La table décennale 1842-1852 nous fourni deux naissances Labrunie : Jean et Georges, deux frères qui se révèlent être les fils de Jean Labrunie né vers 1819 et de son épouse Françoise dont, étonnamment, le patronyme n’est mentionné sur aucun des deux actes :
Ce Georges Labrunie était bien intéressant car il était le SOSA 8 de Pierre… En conséquence, Françoise Rose, « enfant d’hospice » était la trisaïeule de Pierre !
L’initiation de Pierre aurait dû être d’une grande banalité ; mais, après seulement quelques jours de recherches tout à fait basales, nous avions fait une découverte majeure et tout à fait motivante : dès lors, pour satisfaire au plus vite notre curiosité, nous avons recentré nos travaux pratiques sur la biographie de Françoise.
Le mariage de Françoise ROSE
Puisque nous en étions à la formation sur les recensements, nous avons recherché la présence de Françoise dans les autres éditions :
Celui de 1841 ne la mentionne pas, mais son futur époux y est inscrit comme célibataire, vivant avec sa mère et son frère Georges.
Dans celui de 1846, elle cohabite avec Jean Labrunie et est classée dans la catégorie femme mariée.
Le mariage aurait donc été célébré entre 1841 et 1846. Voilà qui est cohérent avec les naissances légitimes de 1847 et 1849.
Mais les tables décennales de Douzat 1833-1842 et 1843-1852 n’en portent aucune trace.
Ils ne se sont donc pas mariés à Douzat. Cette conclusion nous laissa perplexes : certes l’usage veut que le mariage soit célébré dans la paroisse de l’épouse, mais Françoise n’avait aucune famille et, de plus, le couple s’était installé à Douzat …
Faute d’une hypothèse de rechange, nous laissons le dossier en attente…
Quelques mois plus tard, Généanet publie l’information de la mise en ligne des « tables décennales des mariages de Charente au 19e siècle » ; la solution était peut-être là…
Mais notre recherche d’un couple Labrunie X Rose ne donna aucun résultat.
Pour compenser notre déception ( et aussi par curiosité ) nous avons entrepris de compléter notre visite sur le site en explorant tous les mariages impliquant des Labrunie ; une surprise de taille nous attendait :
Françoise ? … Une mariée sans patronyme ! Cherchez l’erreur…
Nous avons recherché l’acte et les deux publications de bans à Fléac : il n’y a effectivement pas de patronyme pour la mariée sur aucun des trois documents et il s’agissait bien de notre Jean Labrunie car le marié était né le 19/8/1818 à Douzat ; c’était donc bien le mari de Françoise Rose.
Mais ce n’était pas la seule anomalie car aucun ne donne de manière explicite la date de naissance de Françoise :
Pour être complet ( et aussi comme exercice de la formation en cours ), nous avons consulté le recensement de Fléac de 1841 : Françoise y figure bien sous le nom Rose, mais cette fois sans prénom, comme domestique chez le maire Jacques Desvarennes [3].
La naissance de Françoise Rose
L’acte de mariage nous a quand même permis de déduire que Françoise a été abandonné à Angoulême vers 1811 ; mais ce résultat nous était connu depuis longtemps car, bien avant notre découverte tardive du site « tables décennales des mariages de Charente au 19e siècle », nous l’avions déjà trouvé en examinant tous les actes concernant Françoise.
Paradoxalement celui qui était le plus prometteur, son acte de décès, ne nous donna aucun renseignement :
Là encore, il faut noter qu’elle n’y figure que sous son seul prénom : « … la nommée Françoise… » et qu’elle aura trainé jusqu’à sa fin son étiquette « …enfant d’hospice…
Les actes de naissance et de mariage des enfants ne nous furent d’aucun secours.
Mais son acte de décès la donnait « veuve de Jean Pelon » et non de Jean Labrunie ; il y avait donc eu un second mariage.
La table décennale 1853-1862 nous donna le mariage Jean Pelon X « Dame Françoise » ; les deux publications concernaient « … Dame Françoise, fille naturelle … » et c’est dans l’acte de son second mariage que nous avons enfin trouvé mention de sa naissance : « … déposée à l’hospice d’Angoulême le 5 avril 1811. »
Là encore, elle n’y figure que sous son seul prénom : « Dame Françoise… » :
Nous avons récupéré plus tard le contrat de mariage et, là encore, le nom est absent :
Notre enquête sur Françoise « …enfant trouvé, déposée à l’hospice d’Angoulême, mariée fille naturelle, mère fille d’hospice, veuve fille d’hospice, remariée fille naturelle et décédée enfant d’hospice … » n’était pas terminée ; il nous restait à récupérer l’acte de naissance et le dossier du registre des enfants abandonnés ; l’état-civil de la ville d’Angoulême ne figurant pas sur les archives départementales en ligne, ce fut l’occasion pour Pierre de faire connaissance avec la gentillesse et la compétence du personnel des salles de lecture.
Une surprise nous attendait : étonnamment ces deux documents ne mentionnent que le seul prénom Françoise.
- Acte de naissance de Françoise 5 avril 1811 Angoulême
- Registre des abandons d’enfants d’Angoulême année 1811 – N°2113
Nous ignorons donc quand l’Administration l’a affublée du patronyme Rose.
Le nom non patronyme de Françoise…
Le fait que le patronyme officiel de Françoise n’apparaisse que de manière épisodique et aléatoire dans les actes de l’état-civil et que, en ses lieux et places, figure son prénom, seul ou le plus souvent accompagné des qualificatifs fille d’hospice, enfant d’hospice, enfant trouvé ou enfant naturel nous a longtemps laissés perplexes : comment un tel laxisme a-t-il pu s’introduire dans le domaine, qui se veut rigoureux, de l’état-civil ?
Aujourd’hui nous pensons tenir une hypothèse soutenable :
Le prénom et le nom sont les deux critères d’identification utilisés dans la vie sociale d’un individu ; mais ils ne jouent pas du tout le même rôle.
Le prénom sert dans le premier cercle, celui des intimes et des proches.
Le nom, lui, a deux fonctions :
- 1- d’une part, il est d’usage dans les relations avec le deuxième cercle, celui des contacts plus éloignés ou qui demandent de conserver une certaine réserve.
- 2- d’autre part, il sert à préciser l’origine, c’est à dire l’appartenance de l’individu à un groupe ( parentèle et/ou familles associées ).
Examinons le poids relatif des deux critères prénom/nom dans le cadre de l’histoire de Françoise : Nous sommes dans le microcosme d’un petit village rural ; le premier cercle relationnel ( intimes, proches y compris ceux avec lesquels on est en inimitié) y joue donc le rôle très prépondérant et même quasi exclusif : l’usage du prénom est donc la règle ; celui du nom est plus accessoire.
Dans le village tout le monde se connaît depuis toujours …, tout le monde sait qui est qui et ses apparentements ; là encore l’usage du nom est accessoire.
Il faut d’ailleurs souligner que le nom de famille est d’institution tardive (12e siècle) en réponse à la poussée démographique et au développement des villes ; les villages de nos campagnes ont donc vécu des siècles sans s’en soucier vraiment.
Placé(e) dans un petit village, un(e) enfant trouvé(e) appartient de facto au premier cercle relationnel des habitants et trois facteurs contribuent à l’usage exclusif du prénom :
- 1- d’abord il s’agit d’un(e) enfant, et les adultes utilisent spontanément le prénom dans leurs échanges avec un enfant ;
- 2- ensuite son statut est connu de tous dès son arrivée et chacun sait qu’il/elle n’a aucun lien de parenté dans le village ; le nom officiel n’a donc aucun intérêt social ;
- 3- enfin chacun sait qu’il/elle a été affublé(e) de ce nom officiel par le manque d’imagination de l’agent de l’hospice qui l’a recueilli et donc que ce nom n’a aucune consistance.
Tout bien considéré, le « patronyme » officiel, inventé de toutes pièces par nécessité administrative, ne remplit aucune des deux fonctions du nom ( du moins dans le cadre étriqué d’un petit village rural ) et même force est de constater qu’il est incongru dans celle de l’expression de la filiation et antinomique du traditionnel « …fils/fille de X… et Y… » qui le suit d’ordinaire dans les actes.
L’occultation de fait de ce patronyme inconsistant n’est donc pas illogique et il faut bien reconnaître que la mention « … fille d’hospice, enfant naturel, enfant trouvé … » répond parfaitement, elle, à la problématique de non-filiation ; il n’y a dans sa présence aucune connotation péjorative ou dévalorisante [4].
Françoise, « fille d’hospice », est arrivée enfant à Fléac où elle a été placée chez le maire et, tout naturellement, elle a été « Françoise » pour tout le monde et nul ne s’est jamais préoccupé du patronyme désincarné de toute origine dont l’avait gratifié l’Administration.
Quand elle s’y marie à 31 ans, les deux publications de mariage à Fléac et l’acte lui-même concernent donc tout naturellement « Françoise, fille naturel ( sic) » :
La publication à Douzat ne retient de même que :
De nos jours, bien rares sont ceux qui connaissent le nom de jeune fille des épouses de leurs amis… Installée avec son époux à Douzat, le patronyme officiel de Françoise qui était déjà inusité devient de facto totalement occulté puisque d’une part elle est devenue Françoise, épouse Labrunie et d’autre part parce que, femme légitime, elle ne le transmettra pas à ses enfants.
Finalement, ce qui est étonnant, ce n’est pas la non-utilisation d’un patronyme postiche, artificiel et dénué de signification, mais l’omniprésence du qualificatif « fille d’hospice, enfant d’hospice, enfant trouvé ou enfant naturel » dont pourtant il faut bien reconnaître qu’il joue de facto le rôle dévolu au patronyme pour une filiation classique.
Françoise, fille d’hospice…
Se découvrir une aïeule « fille d’hospice » dès ses premières recherches généalogiques est assez déconcertant : de nos jours, dans notre société de consommation et de promiscuité, le concept d’enfant trouvé nous paraît presque surréaliste car antinomique de notre conception de la famille et de la morale ; mais il n’en a pas toujours été ainsi et il faut donc replacer cette notion dans le contexte de l’époque.
Au 19e siècle, la misère, la vulnérabilité des filles et la pression de l’opprobre portée sur les naissances illégitimes font de l’abandon d’enfant la solution désespérée de très nombreuses femmes de tous âges : la proportion d’enfants trouvés, estimée à plus de 25 pour 1000 naissances ( !!! ), était tellement importante qu’un décret impérial a institué un tour d’abandon d’enfants [5] dans les hospices en 1811.
Le sort de Françoise était donc d’une grande banalité à cette époque [6].
Pierre s’est toujours impliqué dans la vie sociale et associative ; c’est assez dire qu’il est largement empathique face au poids des écueils et des misères rencontrés par ceux qui vivent autour de lui ; il fut donc bien touché par la découverte inopinée de son aïeule « fille d’hospice » : à la prise de conscience que cela signifiait une impasse dans une branche de son ascendance se sont ajoutées ses cogitations inconscientes sur les souffrances et les carences affectives subies par son ancêtre.
Réinséré dans le contexte difficile du 19e siècle, son destin bien que tragique est loin d’être exceptionnel ; mais notre insatiable curiosité n’est pas satisfaite car nous n’avons pas la réponse à une question : l’embrouillamini patronymique dans les actes d’état-civil qui a poursuivi Françoise durant toute son existence est-il un cas isolé, ou bien a-t-il été le lot de tous les enfants trouvés à cette époque ?
Épilogue
De nos jours, la surpopulation des vivants a eu pour conséquence la surpopulation des morts ; il a donc fallu faire place aux nouveaux défunts : ce qui était autrefois désigné par le vocable poétique … « dernière demeure » fut relégué de facto au rang d’avant-dernière puisque détrôné par l’ossuaire ou la fosse commune après la reprise des anciennes concessions.
Mais Douzat est un village tout petit qui a été fort heureusement oublié par l’invasion citadine ; son cimetière a donc conservé tout son charme et son espace disponible : ici point d’expulsion…
Nous avons recherché la tombe où Françoise repose depuis 147 ans ; mais nous ne l’avons pas retrouvée.
Pourtant, à l’évidence, il est certain qu’elle était en ce lieu et qu’elle est toujours là, bien présente, mais retombée dans l’anonymat parce que le temps a rongé les inscriptions sur les vieilles pierres. Le maire a fait procéder au relevé des identifications restantes, mais bien des anciennes sépultures sont restées muettes sur leurs locataires.
Nous ne saurons jamais quel nom avait été gravé dans la pierre : ROSE ?... LABRUNIE ? … ou PELON ?... Ou bien, ce qui serait plus conforme à son étrange destinée, fut-il simplement inscrit « Dame Françoise » .
Pierre et son petit frère Jeannot n’ont pas de regrets à propos de l’impossible localisation de la sépulture car cela ajoute encore un peu plus de mystère à leur attachante trisaïeule ; au cours de leurs balades de concert dans les allées du cimetière, la certitude aurait figé leur pas au pied de son sépulcre ; le doute leur fait multiplier les stations devant chaque tombeau retourné à l’anonymat à la recherche d’un discret vestige qui aurait été négligé et alimente leurs échanges et réflexions.
Dame Françoise , il y a moins d’un an, nous ignorions ta singulière existence ; tu es venue d’on ne sait où et tu reposes en un lieu certes indéterminé, mais chez nous, dans le petit cimetière de notre Douzat où tu as construit la famille que la vie t’avait d’abord refusée.
Grâce à la généalogie, tu as retrouvé ta juste place dans notre mémoire familiale :