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Le « mariage extraordinaire » de Charles Vienot, charbonnier franc-comtois (1/3)

Le vendredi 22 octobre 2021, par Sonia Landgrebe

Un acte de « mariage extraordinaire » datant de 1787, mis en ligne en juin dernier sur une plateforme d’entraide paléographique, a piqué ma curiosité. Après avoir aidé la descendante des époux à compléter le déchiffrage de l’acte, et découvert les informations qu’il contenait, je n’ai pu résister au plaisir d’effectuer quelques recherches complémentaires pour en apprendre davantage sur ce couple atypique.
Puis la passion de l’écriture s’en est mêlée à son tour, et voici comment j’en suis venue à rédiger cet article, avec l’aimable autorisation et les encouragements de Monique Viennot, descendante en ligne directe de ce charbonnier et de son épouse...

Un mariage peu commun à Cresancey en Franche-Comté, en 1787

Le 5 juin 1787, au village de Cresancey (actuelle Haute-Saône, 70), le curé DU CHOULLE DE LA PELLETIERE célèbre ce qu’il qualifie lui-même, en marge du registre paroissial, de « mariage extraordinaire ». [1]
L’acte commence pourtant de manière tout à fait anodine, comme en témoigne la transcription ci-dessous (mise en forme pour en faciliter la lecture) :

« L’an mil sept cent quatre vingt sept ce cinq juin le mariage a été celebré dans l’église paroissiale de Cresancey pardevant moy curé soussigné et delegué de Mr le vicaire general du diocèse de St Claude entre Charle Vienot agé d’environ soixante ans originaire de Noiron veuf de Marguerite Lacoste charbonnier domicilié dans la paroisse du Miroir diocèse de St Claude et Anne Claude Gré agée d’environ quarante cinq ans originaire de Cresancey et actuellement domiciliée dans la paroisse du Miroir fille de Jean Gré et de Jeanne Seguin »

Les époux ne sont plus de la première jeunesse, notamment le marié, sexagénaire et veuf ; pour l’épouse, plus jeune de quinze ans, il s’agit visiblement d’une première union. Jusque-là, rien de particulièrement remarquable.
Mais l’acte prend une tournure insolite dès les mots suivants :

... « laquelle a été enlevé par le susdit Charle Vienot. Ils ont contracté mariage apres avoir obtenu de Mr De La Barre vicaire general de St Claude une dispense en datte du premier avril de la presente année, de toutes publications de bans, du consentement de leur propre curé et de tout empeschement dirimant qui pourrait se trouver »

Anne Claude a été « enlevée » par son fiancé, rien que cela ! Pour autant, l’union ne pose visiblement aucune difficulté, au contraire : de manière étonnante, les époux ont été dispensés des trois publications de bans habituelles, et même du consentement du curé du Miroir (actuelle Saône-et-Loire, 71), paroisse où ils sont tous deux domiciliés. Cela va même plus loin : la dispense inclut également « tout empêchement dirimant », c’est-à-dire que tout motif d’empêchement découvert ultérieurement et qui devrait en théorie entraîner la nullité de leur mariage, resterait sans effet ...
Poursuivons la lecture, avec les noms des témoins :

... « et ce en presence de Charle Vienot, Maurice Vienot, neveux du contractant, de Claude François Gallinet et de Charle Frere le Jeune »

Le marié est venu accompagné de deux de ses neveux : Charles, son homonyme, et Maurice VIENOT. Quant aux témoins de l’épouse, ils ne lui semblent pas apparentés, bien qu’elle se marie dans sa paroisse d’origine.
Le contexte de cette union prend ensuite un autre éclairage avec la suite de l’acte :

... « en presence desquels témoins soussignés les contractants ont déclaré devant moy, avoir procrée onze enfants avant leur mariage dont neuf du vivant de la premiere femme et deux après son decès ; qu’ils reconnoissent par le present acte etre habiles à leur succeder en touts leurs biens, noms et actions »

Ainsi, l’acte de mariage reconnaît non moins de onze enfants du couple, leur permettant d’obtenir une situation légitime, et d’hériter de leurs parents le moment venu ...
Anne Claude a donc donné naissance, semble-t-il, à de nombreux enfants illégitimes. Il n’est pas rare que des mères célibataires, en se mariant, voient légitimer les enfants qu’elles ont pu avoir avant leur union ; et ce, que leur conjoint soit le père biologique ou non. Charles était-il réellement leur géniteur, ou était-il juste épris d’Anne Claude au point de reconnaître et légitimer toute sa ribambelle ? Avec onze enfants, la seconde hypothèse paraît bien peu probable. Et surtout, la dispense des bans et de toutes autres formalités relatives à cette union tend à indiquer qu’il s’agissait de la régularisation d’une situation déjà ancrée dans les faits. Sans doute Charles et Anne Claude avaient-ils, de notoriété publique, une relation de longue date ...

Véritable pépite pour le généalogiste, l’acte se poursuit en fournissant la liste des enfants, sans les dates mais avec leurs lieux de baptême et, pour certains, la mention de leur décès :

... « scavoir le premier, une fille baptisé sous le nom d’Elizabeth, dans la paroisse de Cresancey qui est décédée,
le second un garçon sous le nom de Philibert baptisé à Frontenard
le troisieme une fille sous le nom de Marie baptisée à Varenne St Sauveur
le quatrieme une fille sous le nom de Catherine baptisé à Cuisot décédée
le cinquieme un garçon sous le nom de Francois baptisé à Dommartin
le sixieme un garçon baptisé sous le nom de Claude à Dommartin
le septieme un garçon aussi baptisé sous le nom de Claude à Dommartin
le huitieme une fille baptisée sous le nom de Claudinne à Dommartin
le neuvieme un garçon baptisé sous le nom de Jean à Cresancey
le dixieme et onzieme deux garçons jumaux baptisé l’un sous le nom de Piere et l’autre sous le nom de Philibert à Dommartin toutes paroisses du diocese de St Claude »

Ainsi, les onze rejetons sont nés dans divers lieux : pas moins de cinq paroisses différentes.
Pour connaître la situation de Charles et Anne Claude avant leur union, rien de tel que d’aller dénicher ces actes de baptême ... Mais terminons d’abord la lecture de l’acte de mariage :

... « Ce que le susdit contractant a signé et la contractante illiterée.[Signatures :] du Choulle de la Pelletière curé, Galinet, Frère, Charle Vienot, Maurice Vienot, Ch. Vienot »

Charles savait donc signer, de même que ses deux neveux et les deux autres témoins. Sa signature est la plus visible ci-dessous, « Ch. Viennot » ; l’autre plus petite au-dessus « Charle Vienot » étant celle de son neveu homonyme, comme j’ai pu l’identifier plus tard. Quant à Maurice, le second neveu, il s’y est repris à plusieurs fois, avec des ratures.

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Signatures au bas de l’acte de mariage de Charles VIENOT et Anne Claude GRE, le 5 juin 1787 à Cresancey (70).
(Source : AD70, registre EC_185 EDEPOT18
CRESANCEY 1761/1792, vue 95/119)

Onze enfants ... ou plutôt douze !

Des recherches dans les registres des paroisses citées ont permis de retrouver la plupart des enfants, de suivre leurs parcours pour certains, et même ... d’en découvrir un douzième qui avait été oublié !
Voici la liste des enfants de Charles et Anne Claude, avec les dates et lieux de leurs baptêmes :

Ces actes nous apportent évidemment des informations précieuses :

  • Les naissances de ces enfants s’étalent sur une période de 22 ans, de 1763 à 1785.
  • La première fille, Elisabeth, est déclarée de père inconnu  ; elle a cependant une certaine Elisabeth VIENOT pour marraine, ce qui n’est sans doute pas un hasard. C’est la seule naissance qui a lieu dans le village d’origine d’Anne Claude GRE. Il est touchant que le couple l’ait citée pour être légitimée, alors qu’elle est décédée depuis plus de vingt ans ... Peut-être ont-ils souffert, à l’époque, de ne pouvoir reconnaître cette petite fille comme leur enfant à tous les deux.
  • Tous les autres enfants, sans exception, ont été reconnus par Charles ... et rien n’indique leur illégitimité ! Leurs parents ont visiblement été considérés comme mariés ; ce statut est soit mentionné clairement sur plusieurs actes, soit non précisé mais paraissant aller de soi.
  • Sur la totalité des actes hormis le baptême et de décès d’Elisabeth, Anne Claude est appelée « Jeanne », qui a visiblement été son prénom d’usage – ou l’est devenu après son départ de Crésancey ... Nous la dénommerons donc ainsi dans la suite de cet article.

Ces trouvailles mettent également en lumière plusieurs erreurs commises sur l’acte de mariage :

  • Un petit François, né à Frontenard en 1767, n’avait pas été cité.
  • L’ordre des enfants indiqué sur l’acte de mariage n’était pas tout à fait exact : Marie Claudine est née avant ses deux frères Claude, et non après.
  • Jean ne semble pas être né à Cresancey ; d’après son acte de décès, il serait né au Miroir, mais les baptêmes ne sont pas en ligne pour cette période.

Un autre élément très intéressant apparaît dans ces actes, concernant Charles : charbonnier, il vivait « dans la forêt », « çà et là » avec son épouse supposée, au gré sans doute des coupes des bûcherons ...
Nous reviendrons un peu plus loin sur ce métier, ainsi que sur leur vie commune et les lieux où ils ont vécu, de même que leurs enfants. Intéressons-nous d’abord à la première union de notre charbonnier.

Le précédent mariage de Charles VIENOT

D’après les actes de baptême de ses enfants, selon toute probabilité, Charles a quitté son foyer conjugal avec Marguerite LACOSTE pour se mettre en ménage avec Jeanne GRE, à une date qui doit se situer entre 1763 et 1765 (entre la naissance d’Elisabeth, dite de père inconnu, et celle de Philibert, dont il a visiblement été tenu pour le père légitime).
Où et quand s’était-il marié avec Marguerite ? La réponse se trouve dans le registre de Noiron, paroisse voisine de Cresancey, le 2 novembre 1750 (les deux paroisses sont administrées par le même curé, avec des registres communs).

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Mariage de Charles VIENOT et Marguerite LACOSTE, le 2 novembre 1750 à Noiron.
(Source : AD70, registre EC_185 EDEPOT17 - CRESANCEY 1737/1761, vue 123/191)
« Le mariage a esté celebré du consentement des parents dans l’eglise de Noiront par devant moy curé soussigné le second novembre de l’an susdit entre Charles Vienot agé d’environ vingt sept ans dudit lieu d’une part et Marguerite La Coste agée d’environ vingt ans de la paroisse de Vadans d’autre part et ce en presence d’André Vienot Jean Gré Nicolas Simonnet soussignés et de Claude Vienot illiteré de meme que lesdites parties
[Signatures :] Folley curé, J. Gray, N. Simonet, André Vienot »

Ainsi, le premier mariage de Charles a eu lieu 13 ans avant la première trace de son couple illégitime (naissance d’Elisabeth). Je n’ai trouvé aucun enfant de cette première union dans les registres de Noiron et Cresancey, mais est-ce là qu’ils ont vécu leurs années communes ? Rien ne permet d’en être certain.
Cela dit, une certaine Marguerite LACOSTE apparaît sur plusieurs actes :

  • en 1754, elle est marraine d’une petite Marguerite VIENOT à Noiron ou Cresancey (l’acte ne précise pas de laquelle des deux paroisses il s’agit) ;
  • en 1760, elle est marraine d’un petit André MARTIN (fils de Reine VIENOT) à Cresancey ;
  • en 1769, elle est marraine de son homonyme Marguerite LACOSTE à Vadans, le village dont elle est originaire.

Bien sûr, je ne peux savoir avec certitude si c’est bien elle, mais à Noiron ou Cresancey il n’y a aucun autre LACOSTE dans cette période, et la présomption est d’autant plus forte qu’il s’agit d’événements survenus chez les VIENOT. Je ne peux non plus savoir où elle résidait à ce moment-là, car les actes ne le précisent pas.
Quoi qu’il en soit, Charles et Marguerite ont dû avoir au maximum 13 ou 14 ans de vie commune. Il semblerait que cette dernière ait ensuite choisi de retourner vivre dans sa paroisse d’origine.

Où et quand Marguerite est-elle décédée ? D’après l’acte de « mariage extraordinaire » de 1787, sa disparition est survenue entre la naissance de Jean et celle des jumeaux Pierre et Philibert ; ce qui laisse supposer un décès entre 1783 et 1785 environ.
Et de fait, c’est dans sa paroisse d’origine que j’ai trouvé son acte de sépulture, le 20 mars 1785 à Vadans (70) :

« Marguerite Lacoste agée d’environ soixante ans femme de Charles Viennot charon, demeurant à Vadans, est morte dans la communion des fideles le vingt mars l’an mil sept cents quatre vingt cinq et le vingt un des mois et ans susdits son corps a été inhumé en presence de Jean Baptiste Lacoste et de Clerc Boillot, les deux manouvriers et soussignés.
[Signatures :] JB Lacoste, Boillot, Faivre curé de Vadans »

La défunte est dite simplement « femme de Charles Viennot », ce qui tend à indiquer que sa situation était de notoriété publique (elle aurait pu se déclarer veuve, comme je l’ai déjà observé dans d’autres cas similaires).
Son âge est assez incertain ; si elle avait 20 ans au moment de son mariage, elle en aurait eu plutôt 55 à son décès, non 60. Ne m’intéressant pas à elle en priorité, je n’ai pas fait de recherches pour trouver son acte de baptême.
On notera qu’elle est décédée seulement trois jours avant la naissance des jumeaux Pierre et Philibert VIENOT, derniers enfants de son mari avec Jeanne GRE ... Et l’on peut se demander à quel moment la nouvelle de son trépas est parvenue à Charles. Probablement pas avant cette double naissance.
Sur l’acte de décès de Marguerite, Charles figure comme « charron » ; nous reviendrons un peu plus loin sur les métiers qu’il a exercés.

Dans le prochain épisode, nous irons à la rencontre d’Anne Claude dite « Jeanne » GRE, seconde épouse de Charles VIENOT, puis tâcherons de retracer le parcours de ce couple atypique, avant de nous interroger sur le mystérieux « enlèvement » de la mariée.

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