Découvert et publié en 1875 par Ernest Nouel, membre de la Société archéologique du Vendômois, le Journal de François Lattron est un des rares témoignages (trois seulement à ma connaissance) que nous ayons sur la vie rurale des vignerons sous l’Ancien régime.
Né le 1er mars 1733, à Naveil, marié à Catherine Fouquet le 1er mars 1756, le jour de ses 23 ans, François Lattron meurt le 25 février 1814, à l’âge de 81 ans, 8 ans après le décès de son épouse et quatre ans après avoir cessé de tenir son Journal.
François fut le père d’une famille nombreuse. Son Journal mentionne les naissances de 12 enfants, 10 garçons et 2 filles, dont l’aîné mourut à 25 ans. Deux enfants ne vécurent que quelques mois. Si notre auteur mentionne leur naissance et leur décès il ne prend pas la peine de noter le prénom... Absence de sentiment, simple résignation face à la fatalité, ou " Petits enfant, petits deuils " selon la belle formule de l’historien Pierre Goubert ?
François élève donc 10 enfants, 9 garçons et une fille... et avec autant de bouches à nourrir on comprend mieux sa préoccupation du prix du pain : " Dans cette années (1768) nous avons mangé du pain pour 294 livres 8 sols 3 deniers ".
Pour Ernest Nouel il ne fait pas de doute que François Lattron était instruit : " La bonne écriture, la rédaction et l’orthographe remarquable de son registre me font penser qu’il avait reçu une éducation supérieure à celle que l’on donnait à cette époque dans les écoles ; on peut supposer qu’il a été instruit à Vendôme ".
D’ailleurs, dès les premières lignes de son Journal, on remarque qu’il avait conscience d’une certaine temporalité puisqu’il était capable de jeter un regard rétrospectif sur les événements de sa vie. Ainsi, l’année de son mariage, il évoque sa naissance vingt trois ans plutôt : " C’est l’année que je fus marié (1756), le premier jour de Mars, jour auquel je suis venu au monde ; c’est-à-dire le même quantième du même mois âgé de vingt-trois ans juste, la veille du mardi gras ".
Plus loin, lors du décès de sa femme, il établit une curieuse et sèche comptabilité de leur existence commune : " L’an 1806, ma femme est morte le 24 janvier, environ 7 heures du soir. Cinquante année de ménage moins un mois et 7 jours ".
Dans ses écrits, notre auteur, en homme de la terre qui se respecte, est d’abord attentif à la production agricole, notamment celle de la vigne, et à l’état du ciel. Ainsi les notations annuelles sur la météorologie, les calamités et les cultures parsèment le récit : " L’an 1768, l’hiver froid depuis la Saint-Thomas (21 décembre 1767) jusqu’au 8 février 1768. Bien rude. Je fus obligé d’entamer un pain avec ma cognée le jour des Rois. Les boissons jetaient les fonds (elles gelaient dans les caves, précise Ernest Nouel), et plusieurs en perdirent beaucoup. Les vignes fleurirent mal dans le mois de juin et de juillet. Les raisins tombèrent presque tous par les pluies froides. Le vin valait jusqu’à 100 livres le poinçon à la fin de juillet, et le bled 42 sols le boisseau mesure de Vendôme ".
À travers ses notations sur les insectes nuisibles aux cultures, François nous donne aussi de précieuses indications sur les croyances et les pratiques religieuses notamment celles liées aux travaux agricoles.
Ainsi, en 1763, il évoque les cérémonies d’exorcisme sur les animaux domestiques atteints d’épizootie : " On bénit les vaches, chevaux et ânes le dimanche 5 juin ". Selon Ernest Nouel, les registres de la paroisse apportent quelques indications complémentaires : " On (les animaux) les rassembla tous autour de l’église, et la bénédiction dut avoir pour effet de chasser le maléfice des animaux malades et de servir de préservatif à ceux non atteints du mal " (Voir aussi Pierre Vassort page 117).
Plus loin, à deux reprises, François mentionne le passage d’une comète : " Cet an (1766) il parut une étoile avec une queue par derrière, à la vue longue de 3 pieds, sur le soir au mois de mars et avril dans le midi (au sud) ". Comme l’écrit l’historien Pierre Vassort, l’intérêt pour de tels phénomènes " doit bien être rapporté à la forte relation qui existe entre le ciel et l’agriculture, entre le climat et la récolte ".
Enfin, si François Lattron n’ignore pas les grands événements de la vie du royaume, il les évoque sommairement sans fournir d’explication ni d’analyse sur les faits. Jamais il ne donne son opinion : Prudence, indifférence ou manque de recul ? Ernest Nouel précise que " C’est à peine, en effet, si le grand changement social qu’on appelle la Révolution française semble l’atteindre. Il ne s’en émeut pas et ne change rien à ses habitudes. L’almanach révolutionnaire (le calendrier) n’a pas existé pour lui ; il cite les années comme à l’ordinaire et les jalonne par les dates de fêtes de saints, sans paraître craindre qu’un indiscret le dénonce comme suspect. Il est seulement obligé de changer l’ancien boisseau en petit boisseau en 1802, lors de la mise en vigueur du système métrique ; mais le mot décalitre lui reste inconnu ".
Tout juste, François Lattron s’intéresse à la révolte frumentaire qui secoue Vendôme en 1789 : " Il se fit le 7 mars à Vendôme une révolte par la populace qui brisait les portes et les vitres et les glaces chez les marchands de bled, principalement chez Jouanel à l’auberge Saint-Martin ". Plus loin, il ajoute : " Dans cette année on fit dans la France le renouvellement de l’état ; ce fut un grand troublement dans la France ". Ensuite François note laconique l’apparition de la monnaie papier (les assignats), la vente des biens des ecclésiastiques ou des nobles émigrés, mais ne mentionne jamais Napoléon et l’Empire !
Au final, on le voit, le regard que François Lattron porte sur le monde qui l’entoure, ses réflexions, ses choix, ses silences aussi sont autant de témoignages précieux sur les pratiques agricoles, les réalités et les préoccupations quotidiennes, les mentalités et les comportements populaires dans la seconde moitié du XVIII° siècle.
Bibliographie :
- Nouel Ernest, " Journal d’un vigneron vendômois ", Bulletin de la Société archéologique du Vendômois, 1875, pp. 321-383.
- Vassort Jean, " Les Papiers d’un laboureur au siècle des Lumières : Pierre Bordier, une culture paysanne ", Seyssel, Editions Champ Vallon, 1999.