- Tacuinum Sanitatis, XVe siècle
- Paris, BnF, Département des manuscrits, Nal 1673 fol. 65
Dès le XIIIe siècle, de nombreuses villes méridionales se dotent de textes et règlements normalisant la vente de la viande [1]. C’est en effet une activité très surveillée, en particulier pour des raisons de santé et d’hygiène publiques.
Ainsi à Béziers, cité épiscopale du Languedoc, l’approvisionnement de la ville en viandes de boucherie relève du pouvoir de police des consuls [2]. À une époque où les ressorts de propagation des épidémies sont mal connus, la crainte de contamination des habitants par de la viande infectée ou supposée impropre à la consommation humaine est grande, particulièrement en 1632 où Béziers sort de plusieurs épisodes de peste (1629, 1631) [3].
Le 15 juin 1632 les consuls de Béziers procèdent devant leur notaire, comme chaque année, au bail à ferme du fournissement des boucheries de la ville ; le contrat ne se limite cependant pas à énoncer des obligations de salubrité publique, il stipule également des clauses d’ordre commercial, de telle sorte que les actes de ce type sont les plus longs de ceux passés régulièrement par la communauté [4].
Afferme de la grande & petite boucherie à Henry Debosque [5]
Le 15 juin 1632, par-devant des magistrats de la ville [6] et le notaire royal Guibal, secrétaire de la Maison consulaire, les consuls [7], suivant la délibération du Conseil général tenu ce jour, baillent à Henri Debosque, de Béziers, faisant tant pour lui que pour Étienne Maynau, Laurent et Raymond Calmet, François Bessière, Mathieu Maurin, Arnaud Benoist, et Simon Labourssette, ses associés [8], le fournissement de la grande et petite boucherie de Béziers, pour une année qui comancera le jour & feste Saint Jean Babtiste prochain vingt quatriesme du courant, et à pareil jour finira ladite année escheue & passée que soict.
Contrôle du prix de la viande
Moyennant le prix, pour chasque livre [9] prinse de mouton, de trente deniers [10], sauf les trois jours de Carnaval & Caresme [11] qu’il sera permis audit fermier & ses assossiés vandre la livre du mouton troys soulz, et la livre prinse de beuf, vache, brebis, et crestat [12], quatorze deniers pendant l’année, auquel prix bail et déllivrance a été faicte audit Debosque & ses assossiés en plain conseil général comme moings dizant & faisant la condition du publicq meilheure [13], gardées & observées les sollempnités en tel cas requizes, et aux pactes & conditions suivants.
Limitation des ententes
Premièremant, est pacte acordé que lesdits Debosque et autres ses assossiés ne pourront assossier aucunes personnes en icelle boucherie, à painne de l’amande et d’estre expellés d’icelle à la folle enchère, sans autre forme ny figure de procès.
Viandes mises en vente : mouton, bœuf, vache, brebis
Pacte que lesdits fermiers seront tenus, comme prometent, de tenir cinq tables à la grande boucherie, proveues de bonnes & grasses chairs de mouton au susdit prix, et deux tables en la petite boucherie, bien et dhuement proveues de bonnes et grasses chairs de beuf, vaches, brebis, et crestat, aussy au susdit prix de quatorze deniers la livre prinse [14]
Obligation d’approvisionner le public
Lesquelles tables ils tiendront ouvertes et y desbiteront, ou feront desbiter, lesdites chairs puis le soleil levant jusques au couchant à painne de l’amande, & seront tenus prouvoir ou faire prouvoir les habitants de ladite ville de telle quantité de chair qu’ils vouldront à painne de l’amande, & seront tenus de tenir de chair à suffizance pandant le temps de Caresme pour les mallades & hospital.
Interdiction de souffler la viande avec la bouche, et d’ôter la graisse des rognons
Pacte qu’il ne sera permis ausdits femiers, ses commis et assossiés, de souffler le bétail [15] qu’ils débiteront esdites boucheries avec le vent de la bouche, amés tiendront de soufflectz exprès à l’escorchoir à painne de l’amande, et ne leur sera permis de hoster ny faire hoster la graisse des rouignons du bestail qu’ilz desbiteront ezdites boucheries sur mesme paine.
Interdiction de frauder sur le poids et la nature de la viande
Pacte qu’ilz ne vendront aulcungs beufs, vaches, brebis ny crestatz en ladite grande boucherie, ny en bailher pour surpoix, ny les leaux, foye, teste, et pieds, à paine de l’amande et d’estre expellés de ladite ferme à la folle enchère comme dict est, mais bien leur sera permis de bailher lesdits testes, pieds, leaux, & foye, pour surpoix en temps de Caresme aux habitants de la ville, le tout bien net et à proportion de la chair qu’ilz prendront, quy n’excédera qu’ung cart pour livre [16].
Obligation de fournir l’hôpital en viandes
Pacte que lesdits fermis seront tenus de fournir toute la chair nécessaire pour l’hospital de ladite ville et pauvres nécessiteux d’icelle [17], sur les bilhetz quy leur seront bailhés par lesdits sieurs consulz & procureurs dudit hospital, de quoy leur sera expédié mandemant sur le trézorier d’icellui hospital mois par mois.
Principe du monopole de la grande et petite boucheries
Pacte qu’il ne sera permis ny loizible à aulcune autre personne tenir boucherie ouverte dans ladite ville ny terroir d’icelle, à paine de l’amande et de respondre ausdits fermiers de toutz despens, domaiges et inthéretz. Bien sera permis et loizible aux habitans de ladite ville vandre & desbiter des aigneaux, aignelles, veaux, et vedelles à lait à la saizon, au taux que leur sera bailhé par lesdits sieurs consulz. Comme aussy sera permis ausdits fermiers de tenir une table séparée desdits veaux et vedelles sy bon leur semble, qu’ilz ne pourront vendre que au taux que leur sera bailhé par lesdits sieurs consulz, le tout sans préjudicier à la faculté que le Chappitre St Nazaire [18] à de faire tenir boucherie ouverte pour les habitués et estipandiers dudit Chappitre [19], et ne sera permis aux habitants de ladite ville se pourvoir en la boucherie dudit Chappitre, à paine de l’amande, à autres que ceulx quy sont comprins au privilliège d’icellui Chappitre, à paine de l’amande en laquelle le boucher dudit Chappitre sera condempné sur la desnonciation desdits fermiers, vériffié que soict à la dilligence du sindic de ladite ville, auquel cas la moitié des amandes appartiendront ausdits fermiers, et l’autre moitié sera employée sur l’ordonnance desdits sieurs consulz. Et en cas ledit sindic négligeroict ladite pourssuite, sera permis ausdits fermiers la faire, sans que ladite ville soict tenue d’autre choze, et sans que lesdits fermiers puissent, pour ce regard, rien préthendre conte la ville en quelle forme et manière que se soict, l’acordant ainsin par exprès.
Interdiction de vendre de la viande provenant d’un animal malade
Pacte que lesdits fermiers et leurs commis ne pourront vendre ny desbiter aulcung bétail gros ny menu esdites boucheries quy soient mallade de picote ou autre malladie [20], sans avoir esté esgorgés vifs et sains dans l’escorchoir [21] , et sera la chair qu’ilz expozeront en vante bonne et grasse, sans estre tarée ny macullée, à paine de l’amande.
- ADH, 2E 11 / 40, f°111v
Interdiction de vendre de la viande encore chaude
Pacte que lesdits fermiers ne pourront vandre ny faire vandre aulcunes chairs chaudes, et que icelles n’ayent demeurées mortiffières ung jour auparavant la desbite, à paine de l’amande, exepté au temps des grandes challeurs, en laquelle saizon fairont tuer le bestail quy se desbitera le soir pour le matin, & le matin pour le soir [22].
Interdiction du refus de vente
Pacte que lesdits fermiers ny ses commis ne pourront tenir aulcunes chairs à cachetes dans les armoires ou autrement, soubz quel prétexte que ce soict, amés sera le tout expozé et étallé en vante, pour en bailher à toutz ceux quy en demenderont pour leur ordinaire, sans exception de perssonne à painne de l’amande.
Mise à disposition des prés communaux pour la dépaissance
Pacte que le bestail destiné pour lesdites boucheries pourra despetre les herbes silvestres du terroir de ladite ville [23], sans que lesdits fermiers soient tenus compozer ny payer aulcung droits d’erbaige ausdits sieurs consulz comme font les autres parraguiers [24], & sera permis ausdits fermis les trier de son bestail au tour des murailhes de ladite ville & ez terres appartenant à icelle, tant seulement, sans pouvoir porter préjudice ez terres que les particulliers habitants ont & possèdent.
Dégâts causés par les animaux destinés à la boucherie
Pacte que toutes les talles et bancs que le bestail desdits fermiers fera pandant ladite année seront payés par iceulx fermiers aux particuliers habitants quy auront receu le domaige, sur les cartels incontinant estre présentés, à condition toutesfois que les bandiers ayant pignoré ledit bestail [25], ou pasteur d’icellui, ou bailhé indisse suffizant que ledit bestail aye faict ledit domaige, et au cas lesdits pasteurs ne vouldroient bailher vollontairement des merques qu’à ces fins lesdits fermiers leurs bailheront, sera permis ausdits bandiers prandre une beste du troupeau pour merque.
Mise à disposition exclusive d’un pré pour le bétail de boucherie
Pactte que lesdits sieurs consulz seront tenus bailher ausdits fermiers un cartier du terroir de ladite ville pour terme, tel qu’ilz leur dézigneront, dans lequel terme ne sera permis ny loizible à aulcung troupeau des mestéries du terroir de ladite ville, ny autres, y aller despaistre notiffié que leur soict. Bien leur sera permis & loizible passer & repasser dans icelluy terme pour aller abreuver & se retirer.
Location de la table de boucherie
Pacte que ledit fermier sera tenu paier au clavaire desdits sieurs consulz [26] la somme de trente deux livres pour la rante de la table de boucherie que ladite ville a dans icelle, et ce le premier jour de juilhet prochain
Mise à disposition de l’écorchoir
Pacte que lesdits fermiers jouiront de l’escorchoir de ladite ville, ensemble de la maison et patu [27] joignant sans rien payer, ainsin que les précédants fermiers ont faict.
Juridiction des consuls quant à l’application du contrat
Pacte que lesdits fermiers seront tenus subir condempnation devant lesdits sieurs consulz de toutes les talles et bans dont ilz pourront estre interpellés devant eux, sauf la voye d’apel où il appartiendra, ensemble de la contrevantion aux pactes exprimés en ce présent contract, sans se pouvoir retirer ailheurs que lesdits sieurs consulz n’en ayent jugés, sauf l’appel comme dict est.
Principes de bonne application du contrat
Pacte que lesdits fermiers seront tenus tenir les brebis et crestatz à part audit escorchoir, affin d’esviter les abbus quy en peuvent arriver, & seront tenus tenir bonnes & justes ballansses & poix, à paine de l’amande, avec pacte très expressemant acordé que lesdits fermiers seront tenus tenir bien et dhuement proveues lesdits boucheries à suffizance, tant en temps de peste que autrement [28], sans pouvoir quiter ny demander aulmentation de prix soubz quel prétexte que ce soict, à paine de répondre de tous despens, domaiges, & inthéretz, car à ceste condition le présent contraict a esté faict, quy n’auroict esté faict autrement, par esprès au cas la présente ville se treuveroit affligé de peste pandant leur afferme & de continuer le fournissement aux conditions portées par le présent contrat, et resnonçant à touz cas fortuitz, oppinés, ou inopinés, et prenent ladite afferme à ses périlz, hazards, & fortunes, et pour tout ce dessus fère, tenir, garder, & observer, lesdites parties, checungnes comme les consernent, ont obligés, scavoir lesdits sieurs consulz les biens de ladite ville et universsité dudit Béziers, et lesdits Debosque, Maury, Benoist, et Labourssete, leurs personnes & biens, présentz & advenir, inssoludement, l’ung pour l’autre et l’ung d’eux pour le tout, sans division ny discution, et prometent fère ratiffier le présent ausdits Maynau, Calmetz, et Bessyere comme dict est, le tout soubmis à toutes rigueurs de justice avec les renonciations nécessaires, et ainsin l’ont promis & juré.
- Alimenti, Carni bovine - XIVe siècle
- Roma, Biblioteca Casanatense, Taccuino Sanitatis, 418
Les clauses évoluent peu au cours du XVIIe siècle, si ce n’est sur le prix ou les taxes perçues, ou pour renforcer certains principes : interdiction aux fermiers de la boucherie de Béziers de participer à une autre ferme de boucherie (du Roussillon notamment, suite à l’incorporation de cette province au Royaume de France), interdiction aux habitants de faire entrer dans la ville de la viande achetée ailleurs.
Le monopole de la grande boucherie est aboli pendant la Révolution, avec la loi du 2 mars 1791 proclamant la liberté de l’industrie, sous la condition de prendre patente et de se conformer aux lois de police [29].