Certains sports sont interdits car dangereux.
Le faux saunage est dangereux parce qu’interdit !
Rappelons les règles du jeu :
Pratiqué depuis des temps immémoriaux, il nécessite un terrain plus ou moins vaste, appelé royaume, province ou pays, délimité avec précision par une frontière que les joueurs vont tenter de forcer en important ou exportant pour la revendre, une denrée vitale : le sel.
L’intensité du jeu est liée au prix de ce condiment : ici marché libre ou peu taxé, donc bon marché ; là, marché plombé par un impôt souvent exorbitant « la grande gabelle » [2].
- Les gabelles en France
Plus la différence est importante, plus le sport est grisant.
Il peut se pratiquer chez les amateurs, souvent en individuel : petits joueurs !
Certains passent dans la catégorie professionnelle, montent une équipe, l’exercice est dit alors « avec attroupement ».
Le nombre de joueurs n’est pas limité. Simple équipe réduite de quartier, ou plutôt de village, jusqu’à la bande de plusieurs dizaines, voire centaines d’équipiers, utilisant les armes pour passer en force.
Au top du palmarès national : le célèbre Mandrin qui, à l’occasion, ne néglige pas la réquisition des greniers à sel.
Ajoutons que le faux saunage se pratique « à col » ou « porte à col » [3] (surtout chez les amateurs), mais aussi « à cheval » ou même « avec bateau ». La distinction sera retenue au moment d’un éventuel arbitrage par les instances dirigeantes et juridictionnelles.
En effet les princes régnant ne pouvaient tolérer qu’une source importante de leurs revenus soit altérée.
Le monopole royal de la vente est assorti de très sévères pénalités pour les contrevenants. Comptez le carton rouge à trois ans de galères pour un faux saunage à col, ajoutez un estampillage à chaud des trois lettres G A L [4] sur les épaules !
Ce sont des Fermiers généraux qui sont chargés de la gestion moyennant une redevance au roi. Leurs équipes spéciales, les « brigades de gabelous », assurent les contrôles et, dans la mesure du possible, les arrestations. Les rencontres gabelous/faux sauniers sont souvent émaillées de graves désordres à l’ordre public et de violences partagées !
Au Breuil, on se souvient du 22 décembre 1754. Mandrin et sa bande quittaient le village en laissant cinq gapians [5] au tapis, quatre morts sur le champ, le cinquième le lendemain.
Par ailleurs, je me suis laissé dire que certains gabelous écourtaient la procédure d’arrestation en homicidant le coupable de fraude et se contentaient de la saisie des montures et de leur chargement.
Les condamnations sont prononcées par les tribunaux des fermes, voire par le Parlement local.
A Ferrières et paroisses avoisinantes, nous sommes en pays de « grande gabelle », à quelques kilomètres de l’Auvergne et du Forez qui bénéficient de régimes privilégiés « gabelle rédimée [6] ou petite gabelle ».
La tentation est grande ! Le prix peut être multiplié par 5 ou 6 …
- Carte Gallica-BnF
- trait jaune = Frontières avec l’Auvergne et le Forez.
Dans ses grandes lignes, j’avais ainsi pris la mesure des enjeux : bénéfices escomptés et risques encourus.
Je ne perds pas de vue le caractère inique de l’obligation d’acheter sa ration de sel à un prix exorbitant. Ce produit de première nécessité reste indispensable pour l’alimentation des hommes et des bestiaux et particulièrement pour la salaison de la viande de porc.
La fraude pouvait permettre aux plus démunis de satisfaire un besoin vital . . . tout en soutenant une économie locale souterraine.
Il restait à me rendre virtuellement à Brest pour enquêter sur la situation des interpellés et condamnés. Les archives du bagne y sont conservées et offertes librement [7].
Je vais cibler ma recherche sur Gaspard Mercier, mais aussi, me souvenant de « L’Affaire des Pions », tenter de retrouver Simon Desvernois, son contemporain de Ferrières, condamné par le Parlement de Paris le 2 juillet 1765.
« condamne
ledit Simon Desvernois à assister à ladite exécution et à être battu et fustigé nu de verges par ledit Exécuteur de la Haute Justice en ladite place des Lys et flétri d’un fer chaud en forme des lettres G.A.L. sur les deux épaules, ayant la corde au col, ce fait, mené et conduit ès Galères du Roi , pour y être détenu et servir en icelles ledit Seigneur Roi à perpétuité »
En 1750, les galères, devenues obsolètes, sont désarmées. Les galériens deviennent des bagnards et sont incarcérés à terre. A Brest, une très importante prison est édifiée à leur intention [8], elle peut recevoir jusqu’à 3700 condamnés !
Mes investigations viseront la période 1765 à 1770, en espérant trouver les deux précités, mais peut-être aussi quelques comparses de la Montagne bourbonnaise.
- Le bagne de Brest
Entre le moment de l’arrestation puis du jugement jusqu’à l’entrée au bagne, il peut s’écouler des mois . . . passés souvent dans les geôles locales.
Les conditions de détention sont effroyables. Hygiène déplorable, extrême malnutrition, mauvais traitements , entraînent une énorme mortalité.
Dans « l ’Affaire des Pions » nous avons relevé que cinq des quatorze emprisonnés sont morts avant leur procès !
La sentence prononcée, les prisonniers, désormais propriété du roi, attendent que soit organisée « la chaîne » qui va les conduire à la dernière étape [9].
Une extraordinaire organisation permet d’acheminer, en sécurité et à moindre coût, des convois de plusieurs centaines d’hommes. L’exécution en est confiée par adjudication à un prestataire.
Depuis les divers lieux de détention, le parcours à pied ou en charrette est tracé et reconduit de façon quasi immuable.
Le jour J, un collier de fer est rivé au cou de chacun, puis sont formés des cordons de 26 ou 28 hommes, reliés deux par deux par une chaîne solidaire des colliers, tandis qu’une autre longue chaîne transversale assemble le groupe.
Le trajet est particulièrement éprouvant et on enregistre un nombre élevé de mentions « mort en route » malgré quelques précautions car un décès est une perte sèche pour le roi, même si le convoyeur paie une amende.
A son arrivée, le forçat perd son identité et devient un matricule. Les travaux forcés l’attendent, le pouvoir royal table sur cette main-d’œuvre quasi gratuite pour aménager le port et pour la construction de navires à l’arsenal.
Le numéro matricule de chacun est consigné sur un registre avec son identité : nom, surnom éventuel, prénom, nom-prénom de ses père et mère, lieu de naissance, âge et profession. Les signes distinctifs sont très soigneusement relevés. Figurent également la date et l’instance qui l’a condamné, le chef d’inculpation et la peine.
Parmi les registres qui sont proposés [10], trois couvrent la période visée.
Deux, 2 O 12 et 14, se recouvrent partiellement, mais après une longue et ingrate exploration, ils se sont révélés stériles face à ma double recherche : épingler les natifs du Bourbonnais, distinguer ensuite les faux sauniers des autres délinquants ou criminels.
L’exploitation du registre 2 O 13 est plus gratifiante. Elle m’apporte néanmoins une part de déception, je n’ai pas trouvé trace de Gaspard et Simon, mais, dois-je écrire satisfaction, je relève l’inscription d’une dizaine de faux sauniers.
Je vais m’efforcer ensuite de les resituer dans leur contexte familial.
Trois sont natifs de Laprugne où le passage, mais aussi la surveillance, sont si proches, le lieu-dit « Roc des Gabelous » en garde la mémoire.
Première rencontre, brutale au regard de son âge, avec le jeune Benoist Jol(l)y
Misère ? Crise d’adolescence ? Goût du risque ? Mauvaises fréquentations ?
Lors de son jugement à Maringues, le 30/12/1767, il est dit âgé de 15 ans, [né le 21 mai 1753, il en a 14 !], fils d’Antoine et Antoinette « Joinon » [Joannon]. Il est condamné à 3 ans de bagne, pour faux saunage à cheval.
Dans la montagne bourbonnaise, Benoist s’est laissé glisser sur une mauvaise pente ! Par chance extrême, il s’en est bien sorti, libéré le 10/01/1771, il est rentré au pays, s’est marié, a mené une vie d’honorable marchand et ouvert une belle descendance.
C’est probablement Denis Chossière, fils de feu Gaspard et de feue Jeanne Bonnabeau [Bonnabaud], qui l’a entraîné.
Il est condamné à la même peine, pour le même chef d’inculpation, le même jour et par le même tribunal. Il est dit âgé de 46 ans, 35 en réalité, marié et père de famille. Il est dit aussi sans profession. Serait-il un « pro » du faux saunage ?
Il est libéré 2 jours après son jeune compagnon, le 12/01/1771.
Il regagne son foyer où, devenu sabotier, il meurt le 31/12/1792 à 61 ans.
Claude Goutille est le troisième Prugnard.
Né le 29 juin 1744, fils de Gaspard et Marie Bariond [Barraud], scieur de long, il a 21 ans lorsqu’il est jugé le 12 février 1767 à Marcigny. Même motif, même peine que les deux autres.
Libéré le 07/04/1770, je le retrouve à Laprugne lorsqu’il se marie sur le tard avec Antoinette Feugère, le 06/09/1791, puis je perds sa trace . . .
Un lecteur pourra-t-il nous donner des nouvelles ?
Cet appel aux lecteurs enquêteurs je le relance pour les natifs de Chatel-Montagne Claude Frobert et Jean Ducher (Duché).
Si je n’ai pas été abusé par l’inversion du patronyme Frobert et du surnom de Claude « Sabotier », le silence de l’administration pénitentiaire sur sa filiation me met dans l’embarras. Je sais hélas, qu’âgé de 41 ans, il est mort en route le 8 juin 1768.
Récidiviste, condamné à Vichy le 18 avril1768 à une peine de 6 ans, il n’a pas cette fois survécu à l’épreuve de la chaîne.
Bien que renseigné sur la filiation de Jean Duché, fils de feu Nicolas et de feue Claudine Bacquier [Vaquier ?], né à Chatel Montagne vers 1732, époux de Toinette Alizard, je ne peux le resituer dans sa famille après sa libération le 18 décembre 1771.
Je fais plus aisément connaissance avec Antoine Morel natif d’Arfeuilles.
Fils de feu Jean et de Benoîte Dartuelle, il a 19 ans lorsque les juges des fermes de Vichy le condamne à trois ans, le 21 janvier 1768.
Libéré le 8 mars 1771, il se marie avec Jeanne Despalles le 24 février 1778, à Saint-Pierre-Laval. Ils eurent des enfants et Antoine quitta ce monde le 24 mars 1819. Il avait 73 ans.
Qu’est-ce qui a poussé Claude Vignaud, à prendre ce risque ? La misère, peigner le chanvre ne permet plus de nourrir la famille ?
Natif du Mayet de Montagne, établi à St Clément après son mariage avec Louise Bresson, 13 enfants leur sont nés.
A 49 ans, il se fait prendre et juger à Vichy. Tarif convenu : trois ans.
Libéré le 6 juin 1770, Louise n’est plus là pour l’accueillir, on l’a menée au cimetière le 3 mai 1768.
Claude se remarie avec Marie Morand, veuve également, le 27 février 1775.
Il meurt l’année suivante 15 septembre 1776.
Claude Chaveroche du Breuil, n’en était pas à son premier passage. Jugé à Vichy le 7 janvier 1769, récidiviste à 47 ans, il écope de 6 ans.
Six mois plus tard, il quitte définitivement le service du roi.
Son matricule précise qu’il est natif du Breuil, fils de Jean et Marie Bonnet. Scieur de long, il était marié à Claudine Moussy.
Merci à qui pourrait nous en dire plus.
A 20 ans, Pierre Malnoury est également récidiviste. Les juges de Gannat, paroisse dont il est originaire, lui en tiennent rigueur : 6 ans.
A-t-il purgé sa peine, regagné Gannat et retrouvé ses parents Gilbert et Magdeleine La Croix ?
Des nouvelles me feraient plaisir !
La lecture du registre me laisse perplexe. Le rattachement au diocèse de Clermont est un indice précieux pour le dire Bourbonnais. Jean Fayet serait fils de Jacques et Catherine Gimel, époux de Marie Gimel et natif de « Chedrognon » ??
Après recherches, certaines cartes proposent Chevalriogond, il s’agit sans doute de l’éphémère paroisse de Cheval Rigond, créée en 1667 aux dépens de celle de Ferrières, qu’elle réintégrera en 1792.
Convaincu à 47 ans de faux saunage à col avec récidive, le 4 avril 1769, il entame à peine sa condamnation et meurt le 21 août de la même année.
Me voici au terme de ma quête. L’objectif initial, retrouver Gaspard Mercier de Ferrières, n’est pas atteint, mais la pratique du faux saunage en Bourbonnais est attestée.
Certes, dix individus ne constituent pas un échantillon représentatif et beaucoup trop de biais se sont glissés dans le recueil des données, mais la démarche ne se prétendait pas scientifique !
Simple coup de projecteur sur une activité à coup sûr à peine démasquée, mais qui s’inscrit comme prééminente dans le champ de la délinquance locale.
Aux côtés du curé Perrot, on ne peut que s’apitoyer sur le sort de la plupart d’entre eux, mais aussi saluer leur résilience !
Compagnons d’infortune de ces dix malheureux, je trouve quatre condamnés de droit-commun.
Leurs parcours peuvent-ils mériter une enquête et faire l’objet d’autres récits ?