Félix BIRER, né en 1794, s’engagea très tôt dans l’armée, conséquence logique d’avoir eu un père capitaine d’artillerie qui comptera 38 ans 10 mois et 21 jours de services militaires.
Le frère de Félix, Joseph, avait choisi également la carrière des armes, et sera capitaine au 3e d’infanterie et titulaire de la Légion d’honneur.
Sous l’Empire, incorporé au 4e régiment de Garde d’Honneur, Félix s’y distingua, avant d’être versé dans la Garde Nationale de la Haute-Saône où il obtint le grade de sergent-major.
En juillet 1818, à 24 ans, muni de ce viatique, il devient douanier et, plus tard, sera nommé receveur. Il totalisera dans cette administration 22 ans et un mois de services.
Marié, il eut 8 enfants : 3 fils et 5 filles, dont l’aîné naquit en 1892.
Un parcours honorable pour Félix... avant sa destitution le 12 mars 1840 !
Dépendant de la direction des douanes de Strasbourg, il fut prévenu d’avoir favorisé la contrebande, en 1835, avec plusieurs de ses collègues douaniers, deux lieutenants et un brigadier, qui se retrouvèrent en cour d’assises.
Leur affaire est liée à celle d’un nommé Nathanaël Hartkopff, dont il faut dire quelques mots.
Cet individu, originaire de Prusse, importait illégalement des armes blanches depuis 1833. Basé à Mittelbergheim (près de Barr, dans le Bas-Rhin), il avait eu des problèmes et, cette année-là, le procureur du roi à Schlestadt (Sélestat), instruit des livraisons "considérables" d’armes blanches "toutes faites", se rendit sur les lieux et opéra la saisie de tous les sabres qu’il trouva dans ses magasins. Une plainte fut déposée, mais, en octobre de la même année, un jugement du tribunal de Schlestadt débouta Hartkopff, et donna la main-levée de la saisie.
En août 1839, Hartkopff demanda l’autorisation de faire venir - sans passeport - des ouvriers Prussiens, de la fabrique de Solingen (près de Düsseldorf), arguant du fait que la Prusse ne laisserait pas partir ses ressortissants, surtout des ouvriers qualifiés.
C’est en effet cette fabrique qui fournissait la France en armes blanches, avant que celle de Klingenthal (près d’Obernai, Bas-Rhin) ne soit créée en juillet 1730. Une décision ministérielle avait décidé de transférer cette dernière fabrique à Châtellerault (Vienne), la jugeant trop importante pour être laissée à en endroit aussi exposé, trop proche de la frontière.
Sans travail, 150 à 200 ouvriers s’étaient alors retrouvés au chômage, et Hartkopff eut l’idée de créer une fabrique de coutellerie sur Barr où il précisera pouvoir embaucher une bonne partie de ces ouvriers.
Mais pour cela, il avait besoin de faire venir de Prusse des maîtres-ouvriers pour les former.
Cette entreprise cachait en fait une autre activité que la coutellerie : Hartkopff fabriquait des armes, en particulier des lames d’épées et de sabre qu’il expédiait à Paris, et qui étaient destinés à armer le parti Républicain. Ceci sans autorisation préalable, et sans tenir le registre prescrit.
Le maire de Barr, connaissant l’individu, avait prévenu le Préfet, mais celui-ci, dans un premier temps, n’en tint pas compte, et faillit même donner les autorisations qu’Hartkopff demandait. Par l’intermédiaire du Sous-Préfet, le maire réitéra et, le 7 décembre 1839, le Préfet demanda au procureur du roi près le tribunal de Schlestadt d’engager des poursuites.
Félix Birer et ses collègues avaient dû fermer les yeux sur certaines pratiques utilisées par Hartkopff, et touché ce qu’on nommerait aujourd’hui des "pots de vin", ou bien aussi ils l’avaient illégalement taxé et perçu tout aussi illégalement des sommes qui n’étaient pas dues (concussion).
Il y eut renvoi de l’affaire en cour d’assises au 19 juin 1840, suivi d’un acte d’accusation au 2 juillet suivant.
Mais on ne devait pas avoir un dossier bien étayé, car la cour d’assises du Bas-Rhin rendit, le 17 juillet 1840, une ordonnance d’acquittement pour :
- Nathanaël HARTKOPFF, 36 ans, fabriquant de coutellerie, né à Solingen, Prusse, demeurant à Barr,
- Etienne Laurent COUSIN, 41 ans, ex-lieutenant des douanes,
- Félix "BIRRER", 46 ans, ex-receveur des douanes,
- Auguste KAEFFER, 30 ans, ex-lieutenant des douanes,
- Michel WEISS, 36 ans, brigadier des douanes.
Acquitté, Félix crut pouvoir réintégrer les douanes et ses anciennes fonctions, mais, malgré plusieurs demandes, il n’y réussira pas.
Après avoir résidé à Mulhouse, il vint habiter à Graffenstaden (aujourd’hui Illkirch-Graffenstaden, près de Strasbourg), où ses fils travaillèrent "à la fabrique". Mais, début octobre 1847, l’usine est en faillite, et ses trois fils sont licenciés. Félix est désorienté. Il pense toujours à sa réintégration, mais entreprend également des démarches pour émigrer comme colon en Algérie (conquise depuis 1830).
On peut dès lors le suivre au travers de diverses correspondances qu’il rédigea, de sa belle écriture, dans un style correct et une orthographe presque parfaite.
Fin 1847 :
Bordereau d’envoi (non daté) du Préfet du Bas-Rhin au Ministre de la Guerre, transmettant la demande de BIRER Félix, ancien militaire, demeurant à Illkirch, pour lui, sa femme et ses 8 enfants, afin d’obtenir l’autorisation de passer en Algérie. L’aîné des enfants a 26 ans et le plus jeune 10.
Les trois fils sont serruriers-mécaniciens et "...le pétitionnaire se trouvant présentement dans une position malheureuse, et méritant par ses anciens services la bienveillance du gouvernement".
13 avril 1848 :
Au sujet de sa réintégration, la direction des douanes de Strasbourg lui oppose une fin de non-recevoir : "Sous la date du 5 courant, vous avez sollicité, auprès de l’Administration, votre réintégration dans ses cadres, en appuyant votre réclamation sur la circonstance que, traduit devant les Assises, vous avez été renvoyé acquitté de l’accusation dirigée contre vous.
L’Administration me charge de vous faire connaître que le verdict d’acquittement dont vous cherchez à vous prévaloir, ne pouvait limiter en rien le droit qui lui est acquit d’apprécier à son point de vue particulier les actes qui vous ont été imputés, et que cette appréciation est telle que toute démarche ultérieure de votre part tendant à faire rapporter la mesure qui vous a frappé ne pourrait que rester sans effet..."
On ne saurait être plus clair !
20 avril 1848 :
Félix BIRER ne se tient pas encore pour battu, et contre-attaque. Il écrit dans la foulée au Ministère des Finances, qui lui expédie un courrier... lui précisant "qu’il a transmis à Mr Le Directeur général de l’Administration des Douanes sa demande à l’effet d’obtenir sa réintégration dans son emploi".
23 avril 1848 :
Félix écrit au Commissaire général de la République à Strasbourg, lui demandant... "d’intervenir pour lui à Paris".
28 avril 1848 :
Nouvelle lettre au Commissaire général de la République de Strasbourg, en le relançant ..."pour qu’il ne l’oublie pas lors de son voyage à Paris".
13 octobre 1848 :
N’ayant pas reçu de réponse favorable, Félix BIRER s’adresse une nouvelle fois au Préfet du Bas-Rhin dans une missive qu’il intitule : "Demande d’une famille de 10 personnes de passer en Algérie comme colon". Il comprend déjà sans doute que sa réintégration dans les douanes ne se fera pas, et pense s’expatrier dans les nouveaux territoires conquis en Algérie.
Une longue lettre, très "ampoulée", résumée ci-après : Il était receveur et comptait 22 ans et un mois de services dans les douanes. Le 12 mars 1840, il est destitué. Prévenu d’avoir favorisé la contrebande en 1835, il est traduit en cour d’assises, et le 17 août 1840 il reçoit un verdict de non-culpabilité à l’unanimité des jurés. Mais sa destitution est maintenue par les douanes. Il a sollicité, soit sa réintégration, soit son admission à la retraite proportionnelle, mais n’a aucune réponse.
Il est parti à Mulhouse pour occuper un petit emploi (certificat de Mr Emile Dollfus, qui justifie de sa bonne conduite en cette ville).
Ses trois fils sont devenus ouvriers-ajusteurs. En décembre 1846, un ami, contremaître à l’usine de Graffenstaden, lui promet que ses fils y seront mieux rétribués. Ils gagnent 3 francs par jour de plus qu’à Mulhouse. Il finit par ouvrir un petit restaurant à Graffenstaden, où venaient manger les ouvriers de l’usine.
Début octobre 1847... faillite à l’usine... cinq à six cent ouvriers sont congédiés d’un seul coup, dont ses trois fils.
Il a donc 9 francs par jour en moins, et environ 400 francs que lui doivent des ouvriers partis sans payer. Son restaurant devenu désert, il est obligé de le fermer.
Il vend son mobilier pour se sortir un peu de la misère, avec des enfants dont l’aîné de ses trois garçons a 26 ans et la cadette de ses filles a 10 ans.
Il précise qu’il est le fils d’un ex-capitaine d’artillerie en retraite, décédé, et qui comptait 38 ans 10 mois et 21 jours de services ; que son frère, Mr NOËL Joseph, chevalier de la Légion d’honneur, ex-capitaine au 3e d’infanterie de ligne jouit de sa pension de retraite ; qu’il a fait partie du 4e régiment de Garde d’honneur sous l’Empire ; qu’il a servi dans la Garde Nationale de la Haute-Saône en qualité de sergent-major.
Il demande à s’expatrier en Algérie (à sa lettre, il joint un certificat d’indigence signé du maire d’Illkirch).
16 novembre 1848 :
Un mois après, nouvelle lettre "du sieur BIRER Félix, ex-garde d’honneur sous l’Empire, au citoyen Renauldon, Préfet du Bas-Rhin".
Il signale qu’il a fait 5 demandes pour l’Algérie... sans réponse.
Il précise qu’il en est réduit à la mendicité.
1er août 1849 :
Il s’est passé un peu de temps, mais Félix a toujours de la suite dans les idées. Il s’adresse alors au Président de la République pour sa réintégration.
N’ayant pas de réponse, il écrit au Préfet pour récupérer des pièces qu’il avait envoyées.
Voici sa lettre reproduite in-extenso :
Illkirch, le 1er août 1849, Monsieur le Préfet Il y a une quinzaine que j’ai eu l’honneur de vous adresser une demande ayant pour but d’obtenir de vos bontés comme de votre obligeance de vouloir bien vous charger de faire parvenir à Mr le Président de la République une demande en réintégration de fonctions que je me propose de lui renouveler, parce que j’ai la persuasion que mes précédentes ne lui sont point parvenues. Pour vous fixer, Monsieur le Préfet, sur mes droits et sur ma déplorable position, j’ai joint à ma supplique copie de ma demande à Mr le Président de la République et de trois pièces que doit renfermer le paquet. N’ayant point encore reçu votre réponse et ayant conséquemment lieu de croire que ma démarche est en dehors des règles de convenance, je viens vous prier, Monsieur le Préfet, de vouloir bien m’excuser et d’être persuadé que, si j’ai eu l’honneur de recourir à votre intermédiaire, c’est que j’espérais qu’en raison de l’injustice dont je suis victime et qui reflue sur ma nombreuse et que trop malheureuse famille, vous voudriez bien faire exception. Veuillez, je vous prie, Monsieur le Préfet, me faire retourner les copies que je vous ai adressées et agréer la nouvelle assurance des sentiments respectueux de votre très humble et tout dévoué serviteur. F.BIRER ex-Garde d’honneur et ex-Receveur des douanes ps : Je dois à ma famille de vous faire le cruel et pénible aveu que le pain nous manque 3 et 4 jours par semaine et que, sans l’assistance de deux voisines charitables, déjà nous aurions été réduits à la mendicité". |
17 août 1849 :
Nouvelle lettre au Préfet, dans les même termes et pour les mêmes raisons.
13 septembre 1849 :
Encore une nouvelle lettre, où Félix demande au Préfet qu’il veuille bien remettre lui-même sa requête entre les mains de Louis Napoléon Bonaparte, alors président de la République. Sa demande semble être arrivée jusque-là. Voici sa lettre, reproduite également in-extenso :
"Illkirch, le 13 7bre 1849, A Monsieur Chanal, Préfet du Bas-Rhin BIRER Félix, ex-receveur des douanes.Monsieur le Préfet, Ayant adressé à Monsieur le Président de la République plusieurs réclamations en réintégration de fonctions qui, quoique reposant sur les bases de toute justice, sont restées infructueuses, j’ai dû en conclure qu’elles ne sont point parvenues jusqu’à lui, et dans cette persuasion, j’ai eu l’honneur, sous la date du 17 août dernier, de recourir à vos bontés, vous suppliant de vouloir bien m’accorder la faveur de faire parvenir vous-même entre les mains de Monsieur Louis Napoléon, une nouvelle réclamation de ma part, et, pour vous fixer, Monsieur le Préfet, sur la légitimité de ma réclamation, sur la situation déplorable de ma famille et sur ma moralité, j’ai joint à ma prière copies de ma réclamation, de mes états de service et d’un certificat du Maire de la commune que j’habite. Aujourd’hui, à mon grand étonnement, vû que des copies ne sont point des pièces dûment formalisées, j’apprend par la réponse d’usage qu’il vient de me faire parvenir, que mes copies de pièces ont été expédiées à Mr le Président de la République ! Dans une telle circonstance, Monsieur le Préfet, et bien persuadé qu’un tel envoi n’émane point de vos ordres, j’ai l’honneur, dans l’intérêt des malheureux qui réclament leurs droits, de porter cette infraction à votre connaissance et de vous prier de vouloir bien me faire connaître si vous daignerez vous charger d’un nouvel envoi. J’ai l’honneur d’être très respectueusement, Monsieur le Préfet, votre très humble et très obéissant serviteur. F.BIRER père". |
14 septembre 1849 :
Le Préfet lui répond, et lui fait parvenir 40 francs.
12 octobre 1849 :
Félix répond vertement au Préfet qu’il n’a pas demandé une aumône et qu’il reste fier et déterminé.
Il renouvelle sa demande. Mais on sent qu’il commence à faiblir, et même qu’il envisage sans doute d’entreprendre autre chose pour s’en sortir et faire vivre sa famille.
Voilà, pour le moment, où s’arrête l’histoire des pérégrinations administratives du pauvre Félix, avec les documents jusqu’alors trouvés et étudiés.
Bonne carrière, puis destitution de ses fonctions, acquittement des assises, mais poursuivi par la malchance, et luttant contre l’Administration pour se faire reconnaître ; non seulement il n’est pas réintégré, mais il est ruiné par la faillite de l’usine de Graffenstaden. On lui refuse même, malgré cinq lettres, d’émigrer comme colon en Algérie.
Il faut bien reconnaître que c’est beaucoup pour un homme !
Que devint Félix BIRER ?
Il est bien évident que sa réintégration dans les douanes n’est pas intervenue.
Peut-être est-il parti de lui-même, à ses propres frais, en Algérie, sans bénéficier des secours d’usage et du passage gratuit pour sa famille, faveurs que l’on accordait aux colons, et c’est sans doute pour cela qu’il semblait avoir besoin pressant d’argent, dans sa lettre du 12 octobre 1849, afin de payer le voyage pour lui et les siens ?
Dans un futur prochain, d’autres recherches permettront sans doute d’en apprendre un peu plus sur Félix BIRER.
On aimerait croire, en tous cas, qu’au vu de son opiniâtreté et de sa détermination, il a pu se tirer de ces mauvaises passes, et réussir à continuer sa vie d’une façon plus heureuse.
Sources : Archives départementales du Bas-Rhin (ADBR) - Série III M - Dossiers Emigration - Illkirch.