Au temps de l’incroyable et explosive évolution qui la fit passer de l’état de gros bourg à celui de grande cité), Créteil va voir surgir de son sol souche de nombreuses écoles avec gymnases accolés : autant de bâtisses à baptiser.
Le 3 novembre 1961, le conseil municipal décida de donner à trois nouveaux groupes scolaires les noms de trois instituteurs qui avaient enseigné à l’école Victor Hugo dans la première moitié du XXe siècle ; deux autres se verront honorés ultérieurement.
Pas du menu fretin pédagogique que ces enseignants là, mais des maîtres réputés et farouches du savoir dont les férules avaient pointé les milles choses savantes du tableau noir et s’étaient souvent égayées sur le bout de doigts des cancres réfractaires.
Leur nom gravé sur des frontons d’école et la postérité induite… S’ils avaient eu la prémonition de cette affaire-là, nos hussards noirs de la République auraient rosi leurs pommettes et accroché aux commissures de leurs lèvres un rictus dubitatif et malicieux.
Louis Allezard enseigna à l’école Victor Hugo de Créteil de 1921 à 1953. Il avait rêvé, pour le temps de la retraite, de retourner dans son pays et d’y entretenir ses folies de photographie tridimensionnelle, de cabrette et de minéralogie ; mais en 1954, quelques mois après avoir franchi la porte de l’école Victor Hugo pour la dernière fois, à rebrousse rentrée en quelque sorte, il décédait à Créteil sans avoir eu le temps de faire voyager ses grandes valises.
Un jour de géographie, sur la carte Vidal-Lablache, il avait pointé la longue règle qu’il disait « la douce » vers le Massif Central . Nous, on pensait que c’était le ventre de la France, mais lui nous dit que c’était le château d’eau de la France : Chapeau ! Reconnaissance ! C’était, à n’en pas douter, le nombril de l’hexagone…
Il nous avait semblé si fiérot et si empesé du col en le disant qu’on avait conclu qu’il était de là-bas… Et c’était vrai puisqu’il était né en 1898 dans la capitale de l’Auvergne.
C’était de notoriété publique : tout au long des années vingt et trente, Monsieur Allezard, qui avait combattu dans les tranchées de première ligne pendant la Grande Guerre, avait enflammé ses auditoires en racontant à ses élèves les souffrances et abominations et en lisant des pages entières du roman « le feu » d’Henri Barbusse. Nous, nous étions nés pendant la seconde guerre mondiale : ça le renvoyait à l’écrabouillement de ses convictions d’avoir participé à la der des der et que jamais plus les hommes… Nous n’entendîmes jamais parler des guerres modernes : jusqu’à la fin de sa carrière, l’ancien poilu opposa un mutisme têtu aux injonctions du programme d’enseignement de l’histoire.
Fascinant : notre vieux maître venait à l’école à pied car il habitait à proximité ; mais pour l’avoir croisé dans ses pétaradances, on le savait un fameux motard casqué et caparaçonné de cuir.
C’était un grand homme à béret, hiératique et grave, mais mutin au fond de ses mirettes et qui savait taquiner.
1950, c’était encore le temps, pour peu de temps encore, des estrades grinçantes, des billets d’honneur, des ardoises, de l’encre violette qui mordorait en séchant, des porte-plumes qui assumaient leurs pleins et leurs déliés, mais un peu moins les taches-pâtés…, des blouses grises et des cartables besaces… , autant et autant de choses qui font suinter les mémoires d’éclatantes images nostalgiques.
Quand on entrait en classe, on prenait place dare-dare derrière nos pupitres de chêne, on déployait notre attirail d’école et, dans l’instant, on se faisait happer par le fascinant tableau noir.
Bien avant notre arrivée, Il avait été calligraphié de belle manière, à la craie blanche, entre la datation et le programme des travaux de la matinée, la sentence, la maxime ou l’aphorisme qui annonçait la leçon de morale du jour. Beaucoup de ces sentences mettaient en scène des sacs de poil ou de plumes échappés d’un fantasmagique bestiaire ; elles semblaient le mettre à extase et nous, par contagion affective, elles nous nourrissaient l’âme : « À renard endormi, il ne tombe rien dans la gueule ». « Quand le bœuf ne veut pas entrer dans le bois, il dit que ses cornes sont trop longues ».
Les autres mettaient en scène les humains dans leurs faiblesses : moins drôles, on en reconnaissait trop à la manœuvre dans nos environs : « Le vin est innocent, l’ivrogne seul est coupable », « Même si ta poche est vide, veille à ce que ton chapeau reste droit » , « Les yeux avides ne peuvent être cousus qu’avec le fil de la mort », « On est un homme quand on a tracé un sillon dans un champ ».
Certaines sentences lumineuses semblaient sortir de la source ; d’autres, très abstruses, étaient fortement méningées, comme à certains moments du catéchisme ; toutes nous mettaient la poitrine en luminescence. Indéniablement le commerce avec les grandes âmes spécialistes étaient de nature à faire penser profond et à bonifier les cœurs purs.
Bon nombre de sentences étaient signées - souvent par Jean de la Fontaine ; certaines ne l’étaient pas : le maître avait oublié de dire qu’elles étaient anonymes, qu‘elles venaient des temps anciens, qu’elles avaient été façonnées par le bon sens populaire.
En conséquence, lorsque Monsieur Allezard, extatique et pénétré, lisait avec ferveur un de ces superbes morceaux de sagesse anonymes, il faisait planer du trouble dans nos cabochons : et si, et si c’était de Lui ? Pas impossible : c’était un si habile manigancier !
Certains jours lumineux, un petit halo, comme un petit stratus, un soupçon d’auréole- forcément laïque - semblait flotter dans les alentours de son béret.
C’était un si fortiche bonhomme, notre instituteur, que ça nous gonflait de fierté et d’orgueil, dans cette école là, d’avoir été affectés à son bataillon.
Louis Allezard était tout à la fois un lumineux praticien d’école à l’ancienne et un pédagogue d’une rare modernité : un maître expert en leçons de choses. Il avait entrepris d’ouvrir les yeux de ses élèves sur leurs alentours, lesquels ne s’étaient pas encore constitués en environnement ; en conséquence, il boutait souvent hors l’école sa cohorte marmailleuse et lui faisait globe trotter son Créteil par tous ses chemins de traverse : une fameuse troupe de rouleurs de bosses appliquée à ne pas se laisser distancer par les grands compas de son guide.
Au plus loin de l’école, jusqu’aux confins des terres cristoliennes : « hardis, les petits », sus aux versants du Mont-Mesly par le chemin des vaches, aux fermes du hameau, aux exploitations maraîchères sur la route d’Alfort…
Au plus près de l’école, dans la rue de Joly, rue des vieux métiers d’hommes en survivance, manœuvraient encore un maréchal-ferrant et un charron : Monsieur Simonnet recevait encore quelques chevaux et le vieux sorcier de forge menait des séances de ferrage qui nous époustouflaient ; le charron ne châtrait plus de roues de charrette, mais il avait conservé des modèles et ses vieux outils qu’ils faisait revivre le temps d’une leçon de gestes ; il s’était reconverti à la réparation d’engins et à la ferronnerie et ça lui faisait réaliser d’étincelantes prouesses ferriques.
En bout de rue de la République, Monsieur Allezard nous faisait débouliner la pente jusqu’à la coulée verte du Bras du chapitre. Il nous avait parlé de l’histoire de l’abbaye de Créteil qu’on n’avait pas compris, celle des trois moulins que l’on pouvait revisiter en appuyant l’imagination sur la contemplation des piles vestiges qui soutenaient désormais ponts et passerelles et la pêche aux écrevisses.
Çà, c’était un truc épatant que plusieurs pratiquaient avec leur papa : pêche à la nasse ou à la balance. Monsieur Allezard, les yeux à la gourmandise, nous avait dit la pratiquer au fagot fourré à la tripaille pourrissante…
Un peu plus loin de notre base éducative, la visite de la vinaigrerie de l’avenue Sainte-Marie : dans l’âcre, piquante atmosphère vinassière d’un entrepôt, de monstrueuses silhouettes à casquettes, velues et tonitruantes déplaçaient des tonnes et des fûts de chêne réformés qui avaient connu, auparavant en Bourgogne, dans une autre vie, le bonheur d’élever des vins prestigieux.
Dix et une escapades, autant de mémorables moments d’école bien buissonniers qui firent de nous, au nom de l’immortalité des souvenirs d’enfance, des buveurs de ciel curieux, des cristoliens enracinés profond, profond dans leur extraordinaire terroir.
Après les barouds, hors l’école et les séances plénières en classe, venait le temps des devoirs à la maison ; mais on en n‘était pas quitte pour autant avec l’omniprésence de notre ange gardien pédagogique : dans les cuisines de nos logis, nous, les loupiots d’école, on sentait encore la présence du planton inflexible et malicieux qui dardait son regard sur nos nuques accablées. On continuait à marcher droit : il fallait affronter les robinets fuiteurs, traquer les participes vicieux, écrire des morceaux de nos vies, apprendre et réciter par cœur mille beaux poèmes et dix fables « la cigale voluptueuse et flemmasse et la fourmi tâcheronne hyper active » ; tous exercices qui sortaient à flux tendu, sans bredouiller, de dessous le béret de notre vieux maître.
Monsieur Allezard n’était pas un esbrouffeur de quinquets juvéniles, c’était un fou furieux de la connaissance. On aurait juré sur le dictionnaire qu’il savait tout sur tout et avait tutoyé Monsieur Pic de la Mirandole.
En raison du volontarisme citoyen du conseil municipal de Créteil, les élèves de Victor Hugo passaient pour des petits chanceux de la pédagogie : leur semaine studieuse était enrichie d’un cours de chant et d’un cours de gymnastique ; deux gâteries qui ne déclenchaient pas en retour une reconnaissance sans nuances.
Dans un silence de crypte, à l’arrivée du guide-chant de Madame Lair, Monsieur Allezard s’esbignait sur un sourire qu’était pas un sourire puisqu’il n’avait convaincu personne ; il partait braiser deux bouts de cigarettes en fond de cour de récré et se mettre hors de portée…
Cette sortie annonçait une demi-heure de vibrations foutraques. Madame Lair, elle, semblait tellement bouter, pour rien, notre maître hors ses murs qu’on lui faisait payer bon sac d’écus son intrusion insane et d’autant plus que les égosillements aiguës qu’elle nous faisait commettre, même rythmés par les couineries de sa bête en bois, ne nous chaviraient pas.
La chanson et la musique, fallait pas nous la faire ; on connaissait parce que dans nos maisons on en faisait un usage immodéré : en cuisine, au ménage, en mise en plis ou en lessive, nos mamans, enfarinées de joie et de conviction, accompagnaient le poste de TSF en chantant à tue-tête La java bleue, La Paloma, Cerisiers roses et pommiers blancs, Ramuntcho, Sous les ponts de Paris… , toutes ritournelles qui pâlichonnaient les envolées au guide-chant.
Les musiques pour guide-chant étaient dépourvues de refrain, elles bridaient les voix et l’imagination ; manigancées au cordeau, elles étaient écrites, à l’évidence, pour mettre à la peine les cœurs purs des petits mômes des écoles.
Pire que tout et qui nous faisait fulminer les regards, l’un d’entre nous était extrait de la liste des compères de classe pour aller servir de valet à la manette du guide-chant, pour piocher, piocher : petit visage résigné au pompage…et globalement, ça nous faisait rentrer en résistance…
Ça remuait derrière les pupitres en chêne : paniqueurs d’octaves, éructeurs de naïves incongruités, dissonneurs d’arpèges, gosilleurs de play-back, salopiots fougueux en culottes courtes, on lui pourrissait ses goualantes maniérées. La vraie finalité de cette activité pédagogique dont on a bien profité pour musarder dans les désordres, aura été de produire, pour nos vieux temps, des souvenirs enchanteurs.
Le cours de gymnastique, c’était une toute autre affaire : Monsieur Allezard n’en perdait miettes de séquence. Que le mauvais temps nous confine dans le préau ou que l’on soit à la manœuvre dans la cour pour pomper du bon air de Créteil en cadence, nous savions le vieux béret à l’arrêt derrière une porte vitrée, absorbé dans la contemplation de sa cohorte en short, marcel et sandales. « Une dé, une dé, une dé », gesticulations musculeuses inventives pour nous aider à développer nos anatomies maigrelettes. Le sport, c’était pas rien : Monsieur Allezard nous avait souvent parlé de Charles Rigoulot, un français si tellement épatant leveur de fonte qu’il avait été dit, en son temps, l’homme le plus fort du monde !
Quand on rentrait en classe après les efforts, après avoir exposé au soleil nos poitrails de volatiles pas encore remplumés des privations de la guerre, il disait s’effacer devant ses « petits charlots »… ça nous mettait bien penauds du museau : on le savait qu’on était que des freluquets malingres… Il nous avait tellement dans son cœur que c’était ni sarcastique, ni malicieux extrême : c’était un asticoteur ; il pouvait pas s’empêcher…
L’école, en ce temps-là, c’était une grande maison où on apprenait à se tenir tranquille et c’était le cas pour la très grande majorité des cristoliens en culottes courtes qui y coulaient une enfance douce et studieuse.
Mais il y avait aussi quelques irréductibles petits joyeux, une poignée de coquins qui n’étaient pas sous vermifuge et devaient même porter des caleçons calfatés aux cils de cynorhodon, le cynique gratte-cul, alors, forcément, ça les poussait parfois à s’agiter. D’autres, encore plus trublions, ne pouvaient s’empêcher de laisser fuiter des idées un peu cagnardes de dessous leurs tignasses.
Tout cela finissait par produire des troubles saugrenus pendant les offices pédagogiques et l’on entrait dans la spirale des sanctions aussi sûrement que la lune dans ses phases…
Le vieux maître savait s’y prendre pour saisir les nuques et rester le Grand Commandeur et c’était l’épreuve des pieds comptés. Le puni devait quitter la salle de classe, enfiler le long couloir du rez-de-chaussée, aller saluer au passage Monsieur le Directeur dans son bureau et se rendre dans la cour pour, suivant la commande, en prendre les mesures : sa longueur et/ou sa largeur et/ou sa diagonale.
À la manœuvre donc : la pointe de la galoche de gauche venait choquer le talon de la galoche de droite, droit devant, tout au long d’un patient et méticuleux cheminement géométrique : « …vingt-quatre, vingt-cinq, vingt-six… ».
Lorsque la punition concernait deux ou trois fautifs, les mesures de la cour de récréation s’effectuaient à la chaîne d’arpenteur d’un décamètre. Indicible angoisse : le temps de la récré ne suspendait pas l’exécution de l’exercice calculatoire, aussi ajoutait-il de la peine à la peine car les géomètres arpenteurs à chaussures ou à chaîne devaient faire le dos rond au milieu de leurs congénères lâchés en liberté. Or les petits gars de Victor Hugo, c’étaient des gaillards experts en railleries et même de fameux « va de la goule » ; en conséquence les triquards subissaient quolibets, calembredaines, gravelures… pour dire les choses simplement.
En fin de corvée, les punis revenaient en classe et présentaient sur papier le produit de leurs mesures. Le maître fouillait dans une boite de Pont-Aven en fer blanc, en extrayait la fiche cartonnée sur laquelle figuraient les mensurations de la cour de Madame l’école Victor Hugo et s‘abîmait dans sa contemplation.
Dans un silence qui nous prenait aux tempes, on attendait le verdict de l’index : soit il désignait la place vide à réintégrer dans la salle de classe, soit il désignait la cour lorsque les résultats étaient trop éloignés des chiffres d’or : il fallait alors repartir au comptage sous le regard consterné du commanditaire qui dodelinait longuement du chef sous le béret et chuintait la bouche en goguenardise : « hélas, cher ami, vous avez perdu pied … ». Aucun remous dans les travées, pas la moindre manifestation de solidarité : c’était quand même un peu voyou de bâcler l’ouvrage !
Les pieds comptés, c’était la sanction pour les manquements liés au comportement ; pour les manquements au travail ou aux apprentissages, il suffisait que Monsieur Allezard, dans un silence de clairière, prenne sa posture de pédagogue outragé, accablé et jette un fragment de craie sur le crâne du cancre bêtassou.
C’était très éprouvant, mais ça ne durait guère car Monsieur Allezard avait l’autorité joyeuse. Ça aurait pu être pire s’il y avait eu pose de bonnet d’âne ; Mais le vieux maître n’affubla jamais personne du bonnet d’âne … par respect pour l’animal probablement …
Dans ces temps aujourd’hui un peu anciens, le temps de la classe c’était un temps d’attention extrême, de silence et de bras souvent croisés, un temps de concentration suraigüe qui faisait parfois bourdonner les tempes. Le temps de la classe confisquait les ardeurs, bridait les belles énergies juvéniles ; alors, forcément, la récré, c’était l’exutoire, la grande affaire de chaque demi-journée, la parenthèse pour exulter : c’était pas ratable !
À peine le serpent gris de la classe en déambulation avait-il franchi la porte vitrée de l’accès au grand défouloir qu’il libérait dans l’instant une sauvage clameur, une compagnie de perdreaux en culottes courtes : de la piaferie en folie…Pendant quelques dizaines de secondes les drôles se défroissaient les abattis et gigotaient tous azimuts ; puis tout un chacun entreprenait de vaquer à ses occupations joyeuses.
Ici ou là de petits groupes sages s’absorbaient dans leurs pratiques calmes : osselets, jeux de billes, troc… Et partout ailleurs des jeux à cavaler qui mettaient de l’animation môme dans l’enclos : grouillance, gueulante, turbulences…
Il y avait une majorité de gars bien appliqués à être bien lestes de leurs membres et bien réglos ; il y avait aussi des petits sanguins, brutasses vulgaires qui troublaient les jeux, tordaient les règles à leurs convenances, bousculaient et parfois même cognaient et c’était la mission des maîtres en service de cour de policer les lieux.
Extraits de leur salle de classe, loin de leur bureau parapet et de leur tableau noir, les maîtres n’étaient pas tous à l’aise : surveiller la cour, c’était un métier dans le métier.
Du préau à la batterie d’urinoirs, quelques-uns promenaient leurs rêves et intervenaient par moment dans les réalités, ce qui leur conférait une efficacité suffisante. Certains, va devant , étaient mous dans leurs déambulations, les regards abîmées sur leurs bouts de chaussures , la tête manifestement dans des ailleurs sans mômes. D’autres souriaient comme des ravis, un peu benêts devant les situations enflammées, ils avaient le sifflet indécis.. D’autres encore, excessifs, loin du monde, racinaient à l’ombre dans un coin de cour. Quelques uns, excessifs lors des échauffourées, braillaient, fulminaient au sifflet à roulette. D’autres…, d’autres…, taiseux ou siffleurs, ectoplasmes sans méthode… Prescription … évidemment.
Et puis il y avait Monsieur Allezard ! Bien sûr, c’était le plus ancien et le dernier des maîtres à béret, mais ça n’expliquait pas tout ; c’était sans conteste le meilleurs gardien. Il semblait façonné de nature à raffuter dans tous les coins de cour. Rien ne lui échappait, nul jamais n’eût à aller se plaindre ou cafter : c’était un grand anticipateur
On aurait juré qu’une nuit sans lune, il lui était poussé un deuxième regard dans la nuque. Il avait la conviction et l’efficacité d’un sergent de ville assermenté.
Dans le dedans de l’école, il était grandissime pour les petites volailles d’en bas que nous étions et ses grands abattis le propulsaient vite, c’était un redoutable infatigable, silencieux arpenteur de cour de récré et fameux harceleur d’élèves avec « la chose ».
À l’extrémité de son index était une chaînette et à l’extrémité de la chaînette était un petit sifflet de cuivre cynique, cruel, strident : « la chose » qui n’aimait rien moins que terminer ses jeux de cercles concentriques en s’explosant sur les crânes flexibles et soumis des joueurs de billes ou pire sur ceux des rêveurs.
Hors de notre classe, c’était un homme-sifflet, à l’aise dans tous les registres de la stridulation pédagogique. Entre deux moulinets il faisait des prouesses avec son flutiau monotonique, des pipoteries pleines de fantaisie et d’audace ; on peut dire aussi magiques puisqu’elles transformaient les coquins en statue de sel, en filous marmoréens …
C’était peut-être le hasard qui guidait ses pérégrinations ; c’était toujours très surprenant : il aurait pu ou dû être ailleurs et même au delà ; il n’y était pas ; il était là ; il apparaissait toujours à la moindre velléité de pagaille : surgir, c’était son truc !
Il y avait beaucoup de coquinerie dans certaines de ses manières de robuste patrouilleur. Il savait d’instinct où et quand se jouaient les parties de billes cruciales ; il surgissait de nulle part, annoncé par son ombre coiffée les jours de grand soleil. Il se figeait au dessus des joueurs, supputait longuement, mettait une tension extrême qui faisait les doigts balourds et produisait des trajectoires de billes travioles et il s’éloignait, consterné de ces maladresses, en dodelinant de la tête. C’était un grand déstabilisateur…
Son placement dans la cour était stratégiquement pédagogique ; il ne pouvait être sujet à caution… certes… cependant… n’empêche… Il était souvent planté, un peu loustic, entre les gendarmes et les voleurs, comme empoté d’errances ; il était souvent planté, piquet pagailleur, dans les grandes envolées des déli-délo et sur les trajectoires des prisonniers délivrés par l’épervier… Il fallait contourner le grand incontournable…
Comme ses pairs, Monsieur Allezard était un maître récompenseur, à l’ancienne , évidemment : bel ouvrage ou bonne réponse = un bon point ; cinq bons points = une image ; cinq images = un buvard de collection ( Novémail, Chicorée Leroux, Savon Cadum…).
On était gâté par ses images : lombric humide en reptation, sourire grimaçant de pipistrelle, famille de doryphores en gloutonnerie sur un pied de patate… Les images, on faisait beaucoup d’efforts pour les transformer le plus vite possible en buvards.
Le tatou était son animal totem ; il en offrait une image à tous ceux qui s’entêtaient à répondre de travers et qui devenaient ses « t’as tout du ballot » : c’était à l’évidence une forte reconnaissance pédago-affective. Il aura fallu beaucoup avancer sur le chemin de vie pour le comprendre et faire battre les cœurs d’allégresse rétrospective.
Lorsque le « père Allezard » nous ordonnait une séance d’écriture, on ne savait pas qu’on trempait nos plumes dans un encrier plein de jus de bonheur.
Christian BAUMGARTH
Note du transcripteur :
J’ai eu beaucoup de mal à convaincre mon frère de m’autoriser à proposer ce texte à Thierry Sabot ; il était paru, il y a une dizaine d’années, dans la revue « Créteil se raconte ».
En me penchant de très prés sur ce texte ( au sens figuré comme au sens propre compte tenu de mes difficultés visuelles ), j’ai fait deux constatations :
La première a été facilement repérée par les lecteurs de la Gazette : Christian, amoureux passionné de la langue française, a l’amour débordant et il lui faut inventer des mots qu’il sculpte lui même ; il a donc le néologisme spontané et ça, j’adore…
La seconde est plus subtile : son texte fourmille de mots comprenant les voyelles a,e,i,o,u couronnées d’un accent circonflexe ; le couvre-chef de ces lettres m’a irrésistiblement évoqué le béret de notre vieux maître (j’écris « notre » car il fut aussi le mien, tout comme il fut celui de notre père et de ses deux frères avant nous). Coïncidence ou recherche délibérée ?... J’ai posé la question à mon aîné… En guise de réponse, j’ai eu droit à un sourire ironique et énigmatique qui ressemblait comme un frère à celui qu’arborait notre vieil instit…
Ce texte présente une troisième particularité : comme tous les textes écrits par Christian, il a été rédigé manuellement sur des pages d’un cahier d’écolier, au porte-plume en bois équipé de sa Sergent-major trempée dans sa bouteille d’encre Waterman violette ; le cérémonial, quotidien, à sa table de travail est immuable car le bougre s’entête à ignorer superbement l’ordinateur et a toujours méprisé le bic. Il prétend que ses outils, que d’aucun considère d’un autre âge, sont indispensables à son inspiration et pour la caresse des mots. Quant à moi, j’y vois aussi la survivance de l’imprégnation indélébile de notre vieux mentor et le besoin viscéral de lui rendre un hommage permanent ; pour ce que vous avez fait de lui, merci Monsieur Allezard.
Michel BAUMGARTH