En 1899, Alexandre Lecherbonnier, ancien maire d’Issoudun [1] et conseiller général, publiait un petit livre de souvenirs intitulé « À vol d’oiseau, de 1825 à 1898 : les souvenirs du petit sans-culotte devenu le vieux dreyfusard » dans lequel il raconte ses mémoires ainsi que l’histoire d’un duel dont l’intrigue se serait nouée dans le commerce de son oncle et qui se termina par la mort de plusieurs duellistes.
La scène se déroule dans le Berry, et plus particulièrement dans le quartier Saint-Jean de la ville d’Issoudun [2], au « café militaire » en 1820.
Le capitaine Fix, ancien lieutenant de la garde impériale, a eu une altercation avec trois officiers d’un bataillon de ligne de passage dans la ville et se rendant à Bourges. Ces officiers auraient déchiré le journal « Le Commerce » et craché dessus, ce qui entraîna le courroux de Fix qui les provoqua en duel sur la promenade du Tivoli. « Fix croise le fer avec le capitaine et l’embroche net. Le premier lieutenant prend la place du mort et reçoit une blessure. On le porte sur une civière à l’hôpital, où il meurt le lendemain. Le second lieutenant se retire avec une légère entaille… ».
- Frapesle, le château où habita Balzac
Vingt ans après, paraît La Rabouilleuse. C’est un roman écrit par Honoré de Balzac en 1842 qui a tout d’abord été publié dans la presse. Ce chef d’œuvre méconnu mérite une lecture approfondie parce que l’auteur est parvenu à dresser une de ses plus formidables galeries de portraits qui, comme bien souvent, s’inspirent de personnages ou de drames de la vie quotidienne. C’est encore le cas ici puisque Balzac y relate le duel de Frapesle [3] survenu à Issoudun, en 1818, ville dans laquelle il a séjourné plusieurs fois chez son amie Zulma Carraud qui possédait la propriété dite de Frapesle [4].
Des tranches de vies miséreuses...
Rabouiller, a expliqué Balzac dans le roman lui-même, « est un mot berrichon qui peint admirablement ce qu’il veut exprimer : l’action de troubler l’eau d’un ruisseau avec une branche pour prendre du poisson ». L’intrigue est cependant toute autre. D’un côté, l’auteur y peint l’abrutissement auquel est livré un malheureux garçon, très faible de caractère, Jean-Jacques Rouget, sous l’empire d’une jeune femme avide et intelligente, Flore Brazier, surnommée la Rabouilleuse. De l’autre, nous retrouvons le côté politique commun à la plupart des scènes de la vie de province. Maxence Gilet, ancien officier de l’Empire, qui, prisonnier des Espagnols, a vécu sept ans sur un ponton au milieu des galériens, s’est fixé à Issoudun où il n’a pas tardé à devenir l’amant de la Rabouilleuse.
Rouget, Flore et Gilet forment une sorte de ménage à trois. L’ancien officier et sa maîtresse convoitent l’héritage du vieux garçon. Mais c’est sans compter sans les parents de Rouget. Philippe Bridau, neveu du bonhomme et frère du fameux peintre Joseph Bridau, est un ex-chef d’escadrons de la garde impériale. Après avoir mené une vie aventureuse et avoir conspiré contre les Bourbons dans le dernier des complots bonapartistes, sur sa demande, Philippe Bridau est envoyé à Issoudun par ses juges. Son but est d’entrer en lutte avec Maxence Gillet pour conquérir l’héritage de son oncle Rouget. La guerre que se livrent les deux hommes est terrible et pleine d’émouvantes péripéties. Philippe Bridau triomphe. Il tue en duel Maxence Gilet [5], et, après avoir soumis la Rabouilleuse à sa volonté, il l’épouse et l’emmène à Paris.
Devenu riche à la mort de son oncle, il laisse dans le besoin son frère Joseph et sa pauvre mère, puis se débarrasse de sa femme qu’il a poussé dans l’alcoolisme. Celle ci meurt à l’hôpital. Philippe, après la mort de sa femme, reprend du service en Algérie où il a la gorge tranchée par les Arabes au combat de la Macta. Toute sa fortune revient alors à son frère, le peintre Joseph Bridau qui en fera un bien meilleur usage.
Rien ne peut définir le génie de réalisme avec lequel Balzac a traité ce sujet magnifiquement horrible la misère ! et nous ne pouvons que lui emprunter ce passage : « Il existe à Paris trois ordres de misère, dit-il. D’abord, la misère de l’homme, qui conserve les apparences et à qui l’avenir appartient : misère des jeunes gens, des artistes, des gens du monde momentanément atteints... Ces gens constituent l’ordre équestre de la misère, ils vont encore en cabriolet. Dans le second ordre se trouvent les vieillards à qui tout est indifférent, qui mettent au mois de juin la croix de la Légion d’honneur sur une redingote d’alpaga. C’est la misère des vieux rentiers, des vieux employés, … ,et qui du vêtement extérieur ne se soucient guère. Enfin la misère en haillons, la misère du peuple, la plus poétique d’ailleurs, et que peignent Callot, Hoyarl, Murillo, Charlet, Raffet, Gavarni, Meissonnier… ».
...mais des personnages pourtant biens réels
La lecture du roman ne laisse aucun doute sur l’identité réelle de Maxence Gillet, puisque c’est du capitaine Fix dont il s’agit. Frapesle est le nom de la promenade sur laquelle donnait une villa alors appelée le Tivoli et propriété de Lecherbonnier, mais aussi de la maison bourgeoise de l’amie de Balzac. Le journal « Le Commerce », qui parut uniquement de 1817 à 1820 permet de situer plus précisément l’action, mais ce sont les registres d’État Civil de la ville d’Issoudun qui vont livrer les noms des deux victimes du duel : Il s’agit de Louis Antoine Baron, militaire pensionné de l’État comme ex lieutenant décédé le 3 octobre 1818, et de Jean Baptiste Parnot (lire Pernot [6], en son vivant capitaine au 44e régiment de ligne en non activité mort le 28 septembre 1818. Or ce dernier était né à Longchamp les Millières, canton de Clefmont (Haute-Marne) le 1er mars 1784 de feus Nicolas Pernot, manouvrier, et Marguerite Besançon. Fix, Pernot et Baron étaient tous d’anciens militaires en demi solde.
Dans la Rabouilleuse, une partie du roman se passe dans la période post-napoléonienne. Balzac y raconte l’histoire de jeunes désœuvrés dont la déchéance est due aux effets négatifs produits par la Révolution puis par la défaite de Napoléon, et enfin par la Restauration. En 1816, quand la guerre eut cessé, et l’armée licenciée, parmi les jeunes gens plusieurs n’eurent aucune carrière à suivre. Une douzaine de jeunes bonapartistes, presque tous officiers auparavant, forment donc une bande. Ils se nomment les « Chevaliers de la Désœuvrance ». Ceux ci ont réellement existé à Issoudun où ils faisaient des farces de plus ou moins bon goût. Leurs mauvais tours s’expliquent donc par le manque de perspectives et de valeurs, que Balzac appelle la « somnolence sociale ». Au début les farces étaient bon enfant, grossières, vulgaires, sans grande méchanceté. Puis, dit Balzac, à partir de janvier 1817, les Chevaliers ont un guide indiscutable Maxence Gilet (le capitaine Fix) qui avait autrefois commis un meurtre et n’échappa à la prison que grâce à son engagement dans l’armée. Une fois à la tête des « Chevaliers de la Désœuvrance » il a fait régner la terreur dans la ville d’Issoudun. Champion du Bonapartisme et de l’Opposition constitutionnelle, le libéral Gilet/Fix, a tué en duel un jeune royaliste membre de la même bande, Pernot, qui a osé déchirer le journal de cette opposition. Le décès du jeune haut-marnais laissa pour seule trace le rapport suivant, daté du 2 octobre 1818 : « Deux officiers en non activité, domiciliés à Issoudun, les sieurs Fix, lieutenant de l’ex-gendarmerie d’élite et Pernot, capitaine d’infanterie se sont battus en duel le 27 septembre. M Pernot a succombé 24 heures après un coup d’épée dont il a été traversé de part en part. » [7]. Les duels entre militaires étant tolérés, aucune poursuite ne fut donc engagée.
D’après Balzac, Pernot avait donc des opinions politiques différentes de Fix [8]. Ceci semble corroboré par son dossier militaire. En janvier 1816, Jean Baptiste Pernot offrait ses services au Roi et demandait à être employé dans l’armée de terre et de mer. Le 16 août suivant il écrit à nouveau au ministre et évoque son existence à Issoudun où il vivait depuis le 26 août 1815
[9], époque de son licenciement : « cet an passé dans le plus insipide désœuvrement ». Il réclame toujours un poste. Légitimiste après avoir été bonapartiste sous l’Empire, tel était l’officier qualifié de royaliste par Balzac. Mais Pernot était mal noté par sa hiérarchie. En 1815, on dit de lui qu’il n’a « pas de moyens, nonchalant, connaissant à peine les détails d’un sergent major ». Le rapport de l’Inspecteur général, lors de la revue du 16 janvier 1816, le décrit comme médiocre à tous les points de vue : « Instruction : très peu. Moralité : ordinaire et de la plus basse classe. Principes : peu sûrs. Fortune : aucune. Situation de famille : pas marié, pas d’enfants. Physique : mal. Opinion de l’inspecteur général : ne peut être employé comme officier ».
Quelque neuf mois plus tard le haut-marnais Jean Baptiste Pernot décède lors du duel de Frapesle. C’était peut être un officier médiocre, mais était-il d’une moralité de la plus basse classe comme le décrit l’Inspecteur général, et dans ce cas pourquoi s’est-il battu en duel ? Poser la question, c’est en partie y répondre quand on sait que refuser de participer à un duel pouvait valoir de sévères sanctions au militaire qui avait injurié un adversaire. A moins qu’il ne faille chercher ailleurs la véritable raison. Il semblerait que Jean Baptiste Pernot ait été sur le point d’être réengagé par l’autorité militaire puisque le 1er juillet 1818 il signe une note déclarant « n’être ni amputé, ni hors d’état de reprendre du service ». Pouvait-il alors refuser de réparer par les armes l’offense qu’il avait faite ? La Rabouilleuse, nous rappelle qu’une société dépourvue de vrais repaires est une société malade qui a besoin d’autres valeurs que l’argent et la volonté de puissance. Balzac estime qu’il faudrait remplacer les ténèbres (les excès des Chevaliers de la Désoeuvrance) par la lumière, les idéaux matériels par des principes remplis de valeurs morales et sociales. C’est non seulement « le plus étonnamment balzacien des grands romans de Balzac » [10], mais encore tellement d’actualité.
Sources principales :
- Donato Sperduto : Les farces nocturnes. Essai paru dans Lendemains en 2004.
- Divers numéros de L’année Balzacienne.
- Max Andréoli, Le Système balzacien. Essai de description synchronique, Aux Amateurs de livres, 1984.
- Archives départementales de Haute-Marne : registre paroissial de Longchamp-les-Millières.