La loi de 1842, qui avait fixé les grandes lignes à construire en priorité (dont celle de Paris à Marseille), partageait la tâche entre l’État pour toute l’infrastructure : travaux, déblaiements, creusements de tunnels... et les entreprises privées qui se chargent des superstructures ; rails, gares, etc...
Les lignes nouvelles sont concédées à des " Compagnies " et comme le note Alain PLESSIS " le partage d’un si beau gâteau est l’objet d’âpres batailles ".
Mais il ne nous appartient pas ici d’en faire l’histoire. La " Révolution ferroviaire " a des conséquences immédiates sur la vie des villageois, et d’autres à plus long terme, plus durables. Arrêtons nous, pour ces pages, sur l’impact immédiat, aux Roches de Condrieu, de la construction de la ligne Paris Lyon Marseille.
SAVIGNE, dans son article du " Journal de Vienne " sur les obsèques de l’abbé DORZAT, curé des Roches, en mai 1873 raconte cet épisode : " C’était à l’époque de la construction du chemin de fer, un malheureux ouvrier fut tué accidentellement sous le tunnel ; quelques uns de ses camarades vinrent, en députation, trouver le curé des Roches pour les funérailles. Ils désiraient faire de leur mieux, mais l’argent leur manquait. " Ne vous inquiétez de rien, leur répondit M.DORZAT, je me charge de tout " Et, en effet, l’église resplendit comme s’il s’était agi d’un grand de la terre, les obsèques eurent lieu avec une pompe extraordinaire ".
C’est à travers l’une des œuvre du grand écrivain bourguignon Henri VINCENOT " La pie saoule " que l’on peut mieux comprendre ces ouvriers venus sur les chantiers, seuls ou en famille, aux Roches (ou ailleurs) .Il nous conte l’aventure d’un des premiers cheminots, le forgeron bourguignon Lazare DENIZOT, qui abandonne pays, amis et amours pour participer à la construction du chemin de fer Paris Dijon Lyon Marseille. Revenu pour quelques jours de liberté dans son village natal de Chateauneuf " il racontait des incidents de travail, de terribles histoires d’explosion et d’éboulement ; il exposait, à sa façon, les problèmes de nivellement et de maçonnerie... " Pensons un instant aux efforts nécessaires au creusement du tunnel des Roches sous la colline, avec les moyens de l’époque, pour permettre le passage de la voie !
" A ce moment, les travaux étant terminés jusqu’à Beauchail, tout le chantier descendit vers Plombières. Un beau matin, on chargea tout le matériel sur les tombereaux, les muletiers à califourchon sur leurs bêtes, les charretiers claquant du fouet, la caravane monta la route d’Ancey... " On peut aisément remplacer les noms par ceux de Vienne, Gerbay ou Saint Maurice l’Exil : durant les années 1853 à 1855, de Chasse sur Rhône à Saint Vallier, c’est partout un vaste chantier !
Des paroissiens " provisoirement domiciliés aux Roches. "
Le dépouillement des registres paroissiaux de la cure des Roches de Condrieu, entre 1851 et 1860, est révélateur de l’origine de la main d’œuvre employée aux travaux du chemin de fer : une partie est recrutée sur place. Cela permet aux paysans locaux des revenus supplémentaires. Mais, dans sa progression, le chantier amène une équipe d’ouvriers qualifiés et spécialisés, dont certains viennent de bien loin !
- "Journal de Vienne" 13 juin 1852
Le 24 juillet 1853, Antoinette WEYDMANN est baptisée par le curé DORZAT.
Ses parents, Thomas WEYDMANN et Marguerite MULLER, sont " ouvriers employés au chemin de fer " Leur nom est d’origine belge, comme les QUENNE, les CAMBIER ou les FOSTIER.
Ceux-ci font partie de la " colonie belge " installée aux Roches :
" Charles Antoine CAMBIER...fils de défunt Antoine Joseph CAMBIER et de vivante Désirée DEGHILACHE, domicilié à Ghlin, paroisse de Hainault en Belgique... " se marie le 26 juillet 1854 avec la rocheloise Marie CHAPPAS.
" Jean Baptiste FOSTIER, ouvrier terrassier demeurant aux Roches, originaire de Meillin l’Evêque, province de Hainaut en Belgique " se marie le 8 janvier 1855, lui aussi avec une rocheloise, Marie Thérèse COUVREUR. A la fin de l’année 1854, le 24 décembre, le petit Léopold (né le 15) avait été baptisé... "fils naturel de Marie Thérèze COUVREUR, reconnu par Jean Baptiste FOSTIER pour être son enfant ".
Joseph Nicolas GRAVIS " charretier du chemin de fer " précise le jour de son mariage avec Marguerite DUCROS des Roches, le 11 juin 1855, que ses parents habitent Beausaint en Belgique.
Joseph Edouard PLUSQUIN " employé du chemin de fer...originaire de Khlin en Belgique " se marie avec Antoinette MARTEL le 5 septembre 1855.
Dans beaucoup d’actes religieux, on note la formule " ouvriers employés aux travaux du chemin de fer, domiciliés provisoirement aux Roches" Ces expatriés pratiquent leur foi et célèbrent les événements familiaux autour de l’autel de l’église Saint Nicolas.
- "Journal de Vienne" 20 juin 1852
Le 24 septembre 1853, le couple TAMIETTI " de Chateauneuf en Piémont " en Italie, fait baptiser leur petite fille Magdeleine née le 21. Sont présents l’oncle Paul et toute la famille. Cinq jours plus tard Catherine TAMIETTI est inhumée aux Roches. Elle est décédée le 28, à 38 ans ; probablement des suites mal soignées de ses couches. La petite Magdeleine n’a plus de maman.
Début 1854, le 19 janvier, le curé DORZAT baptise " pour Monsieur le Curé de Chonas absent " Victor Eucher COLONVILLE, fils de Eloi et d’Adélaïde COLONVILLE originaires de Fouancamp dans la Somme et " employés au chemin de fer " Ils sont " domiciliés provisoirement à Gerbay, commune de Chonas " L’église Saint Nicolas des Roches est bien plus proche pour ce baptême hivernal que celle de la paroisse de Chonas !
On relève beaucoup de baptêmes d’enfants dont les parents sont originaires de villages de la Haute Loire : Marie FOURY, de " Choque de St Rom " Antoinette MILLERIT, de " Tirange " Victor BLANCHETON, de " Julliange " Anne Désirée PAILLET, de " Poulagarf "...
Les baptisés sont souvent nés la veille ou l’avant-veille de la cérémonie. En 1859, le 10 décembre, Prosper Paul DEBLED, fils d’un " employé au chemin de fer " Auguste DEBLED et de Joséphine WOHLFROM, est porté sur les fonds baptismaux. Il est né le 4 octobre, soit plus de deux mois auparavant !
- "Le Constitutionnel" du 10 février 1855
Les travaux avancent vite. Le 16 avril 1855 Napoléon III inaugure la ligne Lyon Avignon.
Les Roches ont une gare où s’arrêtent quelques trains. En février 1855 on relève les funérailles religieuses de l’épouse de François Charles ROIDOT " employé de la Compagnie du Chemin de Fer " domicilié aux Roches. Le 7 mai 1855 a lieu l’enterrement de Joseph BOYIER " employé à la station du chemin de fer " décédé le 5 à cinquante sept ans.
Ces " employés " sont là à demeure pour les besoins des voyageurs et des marchandises. Ces nouveaux venus s’établissent aux Roches et y fondent une famille : " Pierre POIRIER, employé au chemin de fer de Lyon à Avignon, demeurant à La Guillotière " se marie le 16 septembre 1856 avec Anne Françoise OLAGNON, fille du chapelier des Roches Louis OLAGNON.
C’est le curé NICOUD, de Saint Clair, qui bénit leur union ; le curé DORZAT étant absent.
Trois ans plus tard, Louis Etienne GUION " employé au chemin de fer de Lyon à la Méditerranée " (c’est là une preuve que la ligne avance !) veuf, se remarie le 8 décembre 1859 avec Etiennette CHEVALIER " brodeuse demeurant aux Roches avec sa mère ".
Après 1860, les " ouvriers provisoirement domiciliés aux Roches " sont repartis vers de nouveaux chantiers. Certains ont emmené avec eux leurs épouses rocheloises, en Belgique ou en Haute-Loire. Bien peu ont fait souche !