Mon intérêt pour la famille Empain de Belgique et plus particulièrement pour ce jeune homme, Louis Empain qui vint au Canada au milieu des années 30 provient de mon implication dans la Société d’histoire de Sainte-Marguerite du Lac Masson, petit village des Laurentides au Québec où le jeune baron, fils d’Édouard Empain (1er baron), avait décidé de venir investir une large part de la colossale fortune dont il hérita avec son frère, Jean, à la mort de leur père en 1929.
On a trop souvent tendance à oublier qu’il n’y eut pas un seul baron Empain mais plusieurs. Sept, en fait. Et il arrive souvent que l’on confonde l’un ou l’autre. Pour ceux qui voudraient en connaître davantage, une lecture s’impose : Les barons Empain, par Yvon Toussaint, publié chez Fayard en 1996.
Quand, en 1934, à l’âge de 26 ans, Louis Empain débarque au Canada pour la première fois, il est accompagné d’un compatriote, ami et collaborateur : Roger van Casteel. J’aurai l’occasion de revenir un peu plus loin sur cet homme qui a émigré au Québec en 1938, y est décédé en 1954, après s’être établi dans un petit village, Hemmingford, situé à la frontière de l’État de New-York et qui deviendra au fil des ans un des plus importants pomiculteurs de la région avant d’être nommé en 1946, président et directeur-général de la Belgo-Canadienne de Crédit, (holding du groupe Louis Empain au Canada), chargé de la liquidation de toutes les filiales du groupe. Le voyage de Louis Empain a été minutieusement préparé par deux collaborateurs, qui l’ont précédé, pour étudier d’un point de vue juridique, commercial et industriel, les possibilités d’affaires au Canada.
Louis Empain se rend tout d’abord au Québec en voyage " de prospection et d’études ", nous dit Yvon Toussaint, ex-directeur-rédacteur en chef du journal Le Soir de Bruxelles, qui a consacré à la dynastie Empain une remarquable biographie. Il y revient sans cesse - " sept allers-retours en quelques années " - note Michel Empain dans un article publié en 1976 par la Revue Art, Vie, Esprit, à l’occasion de la mort de son père. " Et puis, ajoute-t-il, après avoir hésité entre l’Argentine et le Canada, il choisit ce dernier. " Pourquoi le Canada ? Pourquoi la province de Québec suscite-t-elle sa curiosité, puis son intérêt ? Dans quel but vient-il y investir une partie de sa colossale fortune ? En effet, ce jeune baron dispose alors d’un capital énorme, à ne savoir qu’en faire. Le Général-Baron Édouard, son père, fondateur de la dynastie, homme d’affaires innovateur et visionnaire, est décédé quelques années plus tôt, en 1929. Il a laissé à ses deux fils, Jean l’aîné et Louis le cadet, une fortune considérable pour l’époque : près de six milliards de francs français ou plus d’un milliard et demi de dollars canadiens d’aujourd’hui.
On a écrit du baron Louis Empain qu’il aurait souffert pendant de nombreuses années du mal propre aux fils cadets, c’est-à-dire d’être contraint de toujours jouer un rôle secondaire dans le sillage de son frère aîné. Comme Jean, malgré une réputation de noceur et de flambeur, incarnera aux yeux des milieux d’affaires de Belgique et des responsables du groupe Empain en Europe, sinon le génie industriel et financier de son père, du moins l’image d’un gestionnaire responsable et efficace doté d’une grande énergie et aux décisions rapides, Louis, pour se distinguer de son frère aîné, prendra ses distances et viendra investir une part modeste de sa fortune au Canada tout en se révélant un capitaliste philanthrope, éclairé, affranchi de tout préjugé, " un capitaliste avec du cœur ", diront les uns, un capitaliste " aux idées de gauche ", affirmeront les autres.
Michel Empain avouera au biographe que :
" contrairement à ce que l’on dit, mon père, qui était en réalité très ambitieux, sans doute bien davantage que mon oncle Jean, aurait aimé avoir la haute main sur le groupe. Mais il n’était que le cadet. Et, dans l’impossibilité de régner sans partage, sans contrôle, il a préféré s’écarter complètement. Il était comme cela. Ce n’était pas un lutteur opiniâtre. C’était quelqu’un qui quittait le champ de bataille au moindre revers. Pour aller bouder dans un coin, ulcéré. "
Chose certaine, Louis est dorénavant libre de faire ce qu’il veut. En signant en 1935, la Convention de Venise, - c’est ici à Montréal et à une nouvelle secrétaire médusée puis amusée qu’il dicte les grandes lignes de ces Accords conclus avec son frère aîné, celui-ci, prénommé Jean Louis Lain, celui-là, Louis Jean Lain. " Comme vous pouvez le constater, dira le jeune baron à sa secrétaire, nos parents n’avaient guère d’imagination ! " Par la convention de Venise, Louis abandonnait à son frère aîné, la direction du Groupe Empain. Il fonde alors sa propre banque : La Banque Belge pour l’Industrie. Dans un premier temps, il s’intéresse au Liban, puis à Israël comme son père s’est intéressé à l’Égypte. Mais sans succès. Cependant, il fuit comme la peste, le Congo, l’une des préoccupations principales de son frère aîné. Il déteste cette Afrique coloniale. " Tout en elle, lui répugne ", écrit Toussaint. Le contraire de cette Afrique-là, ce sera donc le Canada, " terres blanches, ajoute Toussaint, purifiées par de grands froids vivifiants, peuplés d’êtres humains, droits et rudes, et capables, elles, en citant Louis Empain, " de nous conserver physiquement forts et moralement sains. "
Il nous apparaît qu’au moins quatre facteurs ont pu jouer dans sa décision de venir investir au Canada :
1. L’appel de la nature
Louis Empain a pu être attiré ici, comme bien des Européens à l’époque, par les vastes étendues de nos forêts vierges. On connaît son goût pour ne pas dire sa passion de la nature. " Il aime les excursions en montagne, écrit Michel Empain, ainsi qu’une forme élevée de contemplation de la nature. " Plus loin, son fils nous apprend que " son goût profond de la nature, joint à celui des sciences l’amènent à fonder et à doter en 1934 la Fondation pour favoriser l’étude scientifique des Parcs nationaux du Congo Belge. " Dans la même foulée, mais cette fois au Québec, il établit en 1936 un fonds et fait construire à Oka un centre de recherche agronomique pour agriculteurs belges récemment immigrés. De plus, la réalisation d’un centre récréatif à Ste-Marguerite-du-Lac-Masson semble procéder des mêmes aspirations.
2. La situation économique en Belgique
Quand, en 1934, Louis Empain commence à s’intéresser au Canada, la situation économique de la Belgique est dans un déclin : un grave problème monétaire se pose. Et malgré les démentis énergiques du premier ministre d’alors, le comte Charles de Broqueville - un ami de la famille Empain - qui n’hésite pas à affirmer : " Le franc est une des monnaies les plus saines et les plus solides du monde... ", rapidement la situation se dégrade et la Belgique entre dans un cycle de déflation. On assiste à un engourdissement des affaires et aux hésitations des industriels à entreprendre quoi que ce soit (Voir : G.-H. Dumont, Histoire de la Belgique). Louis Empain pense que " l’expansion est la solution du problème économique belge. Mais, celle-ci, affirme-t-il, ne doit pas se centrer uniquement sur le Congo. " D’où l’idée d’aller voir ailleurs. D’où sa tentative de percer d’abord le Proche-Orient, ensuite le Canada.
3. La situation économique au Québec
Ici, dans ce nouveau monde qui fascine tant d’Européens, nous ne sommes pas encore sortis de la fameuse crise de 1929. Les salaires sont bas et les hommes prêts à travailler à n’importe quel prix. À Ste-Marguerite-du-Lac-Masson, par exemple, Louis Empain obtiendra facilement du conseil municipal une exemption de taxes de 75% en échange du travail qu’il s’engage à fournir aux ouvriers de la région. Le Québec se révèle donc, en ces années-là, un terrain propice aux investissements étrangers et aux profits rapides.
4. La situation politique au Canada et au Québec
Tous les capitalistes logent à la même enseigne. Malgré des idées sociales qui ont pu être qualifiées de gauche, Louis Empain ne fait pas exception. Un capitaliste aime investir dans des pays réceptifs où la situation sociale est calme, les syndicats pas trop puissants et où les profits sont susceptibles d’être considérables. Tant au Canada qu’au Québec, les gouvernements en place sont favorables aux investissements étrangers. Quand Louis Empain arrive pour la première fois à Montréal, les Conservateurs du premier-ministre Bennett sont au pouvoir à Ottawa depuis 1930, et pour un an encore ; tandis qu’à Québec, le parti libéral de Taschereau, achève un long règne. En 1935, le libéral King reprend le pouvoir à Ottawa, pendant que Taschereau, la même année, réussit de peine et de misère à se faire réélire à Québec. Il sera d’ailleurs contraint de démissionner l’année suivante, remplacé par Godbout qui, lui, perdra le pouvoir aux mains de l’Union nationale de Maurice Duplessis, en 1936.
Dans ce contexte politique instable, à l’échelon fédéral aussi bien que provincial, il est intéressant de noter que Louis Empain s’entoure rapidement d’éminences grises dans le développement de ses activités. Il fera appel, entre autres, aux services de l’avocat Léon-Mercier Gouin, sénateur à compter de 1940, fils et petit-fils de premiers ministres du Québec et dont le grand-père, Honoré Mercier fut fait Commandeur de l’Ordre de Léopold 1er, roi des Belges. Léon-Mercier Gouin est aussi le frère de Paul Gouin qui vient de créer l’Action libérale nationale et qui s’apprête à fusionner avec les Conservateurs provinciaux pour former l’Union nationale. D’autres personnalités canadiennes remarquables joueront auprès de lui un rôle actif, soit dans les conseils d’administration des diverses compagnies qu’il est en train de mettre sur pied, soit au sein de l’Association Belgique-Canada.
Peu importe la ou les raisons qui conduisent Louis Empain au Canada, celui-ci est décidé à aller de l’avant. Et vite. Dès 1935, il établit le siège social du groupe dans l’édifice de la Banque Royale au 360, rue Saint-Jacques, au cœur du centre des affaires. Car Montréal est, à cette époque, la place financière la plus importante au Canada. En mai 1936, il achète un édifice situé au 417, rue Saint-Pierre qui deviendra l’édifice Belgique-Canada et y déménage sa modeste équipe de collaborateurs.
Dès le départ, Louis Empain fait montre d’un sens inné des affaires et des relations publiques. Esprit méthodique, il va agir avec rapidité, suivant en cela un des principes de son père : " Une décision rapide, même si elle est mauvaise, est toujours préférable à une décision qui traîne " et échafauder, dès les premiers mois de 1935, autour d’un holding la Belgo-Canadienne de Crédit Ltée, qu’il vient de créer au capital de 1 000 000 dollars, - ce capital-actions sera porté à 5 M$ le 2 février 1938 - un réseau d’entreprises oeuvrant dans des domaines divers - immobilier, tourisme, agriculture, mines, forêts et import-export - et reliées les unes aux autres selon ce qu’il est convenu d’appeler " le système Empain ", i.e. une création de nouvelles sociétés emboîtables les unes dans les autres, tout en n’hésitant pas, lorsque l’occasion se présente et qu’il la juge bonne, de mettre la main sur une compagnie au développement prometteur ou sur une entreprise en difficultés financières mais qui jouit d’un grand potentiel. Qu’on nous permette de citer ici comme exemples la Hébécourt Corporation et le Domaine d’Oka.
La compagnie Hébécourt appartient à John Murdoch et Gustave Piché. Murdoch, important entrepreneur forestier, sera le premier maire de la ville de Duparquet en Abitibi où oeuvre Hébécourt Corporation et, comme Louis Empain, il s’intéresse activement aux oeuvres philantrophiques et de bienfaisance, mais à une échelle plus modeste que le baron. Piché, détail piquant, tout en étant co-propriétaire de la compagnie est aussi l’ingénieur en chef forestier de la Province. Après l’achat de la compagnie par Louis Empain, ces deux hommes continueront à siéger au conseil d’administration. Et nous avoua récemment, madame Yvonne Rialland Morissette, qui fut secrétaire générale de la Belgo-Canadienne de Crédit, de 1935 à 1950 : " ce fut la seule compagnie du groupe vraiment rentable à l’époque. "
En effet, les compagnies qui oeuvrèrent dans le secteur minier aussi bien au Québec que dans les provinces maritimes n’ont jamais eu le temps de prendre leur envol avant la guerre malgré d’importants investissements : 100 000 dollars pour la Compagnie Belgo-Canadienne de Prospection Minière, créée en août 1935 ; 100 000 dollars pour la Compagnie Belgo-Québécoise de Prospection Minière, créée le 16 août 1937 ; 2 000 000 dollars pour la Belgo-Canadian Mining Securities Holding créée, elle, en novembre 1937.
Quant à la Société Commerciale Belgo-Canadienne qui fut créée le 4 octobre 1935 avec une charte fédérale et un capital-actions de 100 000$, elle oeuvrait dans le domaine de l’import-export et nous savons que, malgré la loi du séquestre, elle a réussi durant la guerre à établir un courant d’affaires avec l’ancien Congo.
Le domaine d’Oka, lui, appartient aux Sulpiciens. Ceux-ci, par suite de leur décision d’ériger sur les flancs du Mont-Royal la nouvelle université de Montréal sont au bord de la faillite. Ils n’arrivent plus à payer les entrepreneurs ni les professeurs. Ils ont donc fait appel au gouvernement Taschereau qui a répondu favorablement à leur demande en présentant un projet de loi - le bill 33 - piloté par le Secrétaire de la Province et responsable de l’éducation, Athanase David. Ce projet de loi avait pour but de garantir la dette en créant un Institut de Montréal par fusion des biens de Saint-Sulpice et de l’université, afin d’éviter une vente aux enchères des biens de la communauté religieuse.
Dans son Histoire du Québec (V.35, p.185), Robert Rumilly aborde le sujet en ces termes : " La session mémorable est terminée. Le bill 33 reste en panne et les Sulpiciens cèdent le domaine d’Oka - 3 700 acres de terres en culture et 1 600 acres de forêts - au baron Louis Empain qui attire et installe des cultivateurs belges. "
Quatre ans plus tard, Mgr Olivier Maurault, recteur de l’Université de Montréal, aura ces bons mots pour le jeune capitaliste belge : " Il est, dit-il, un peu parent de Saint-Sulpice. En se portant acquéreur du domaine de Saint-Sulpice à Oka, il nous a rendu service et, ajouta-t-il non sans malice, il devra régler seul certaines petites chicanes avec les Indiens. "
Il va donc confier la mise en valeur du domaine à la Compagnie Immobilière Belgo-Canadienne, créée en septembre 1935 avec un capital-actions de 100 000 dollars, augmenté à 500 000$ le 14 novembre de la même année. En janvier 1937, la compagnie modifie son appellation et devient la Compagnie Immobilière pour favoriser l’Agriculture. Le capital-actions est alors porté à 2 000 000$ le 4 décembre 1937. À cette compagnie vient se greffer une association sans but lucratif, l’Institut agricole belge au Canada qui a pour " but principal d’éviter, dans toute la mesure possible, aux cultivateurs émigrant les déboires et les échecs qu’ils ont trop souvent rencontrés jusqu’ici. ".
On ne peut parler des efforts d’implantation de Louis Empain au Canada, sans mentionner l’important travail de promotion et de rapprochement que fera l’Association Belgique-Canada dont il fut l’éclairé initiateur et l’ardent promoteur. Fondée en Belgique le 21 mars 1936, l’Association aura sa contrepartie au Canada dès le 4 octobre 1937 et poursuivra le même but : resserrer les liens d’intérêts ou de sentiments entre les deux pays. Et nous lui sommes redevables d’avoir organisé et planifié au printemps 1937, la première semaine belgo-canadienne, au cours de laquelle, le 24 mai, fut inauguré en grande pompe, l’immense domaine de l’Estérel.
Qu’il me soit permis de citer brièvement l’importante réunion qui se tint à Ste-Marguerite le 13 janvier 1940, sous les auspices de l’Association Belgique-Canada, à l’occasion du passage à Montréal de M. Georges Theunis, ancien premier ministre de Belgique, au cours de laquelle se côtoient hommes d’affaires, économistes, savants et banquiers en vue de former un Comité de rapprochement belgo-canadien, ayant pour but - et je cite - " de trouver un point de départ pour la reconstruction économique mondiale pouvant conduire à une paix durable ", notamment entre le Canada et la Belgique qui ont des " intérêts complémentaires " et dont le président désigné - il est à cette date en Belgique - sera Louis Empain.
Mais le déclenchement des hostilités en Europe le 1er septembre 1939, avec l’envahissement de la Pologne par l’Allemagne nazie vient modifier en profondeur non seulement ses ambitions canadiennes mais sa propre ligne de vie.
Louis a épousé l’année précédente - le 10 octobre 1938 en Belgique - dans la plus stricte intimité, une Montréalaise du nom de Geneviève Hone. À cette époque, il envisage sérieusement de venir s’établir définitivement au Québec.
Au printemps 1939, les jeunes mariés sont à Montréal. Mais, ils rentrent en Belgique à la fin du mois de juin. La déclaration de la guerre le retiendra en Europe parce qu’il est mobilisable. (Voir Le Devoir, 2 octobre 1939).
Plusieurs personnes demeurent convaincues, aujourd’hui encore, que le baron Louis Empain a été emprisonné durant la guerre par les autorités canadiennes. Comme plusieurs autres - ou peut-être sont-ce les mêmes - croient encore que Louis Empain fut, en terre canadienne, un espion à la solde de l’Allemagne nazie.
Mettons fin une fois pour toutes à cette légende : le baron Louis Empain n’a jamais été emprisonné en sol canadien durant la guerre et il n’a jamais appartenu aux services allemands d’espionnage. Ces allégations qui tenaient du libelle diffamatoire ont circulé dans certains petits journaux jaunes de l’Ontario. (" Si une fausse rumeur vous concernant paraît dans un journal, écrit non sans ironie l’écrivain américain Tom Wolfe, vous pouvez hausser les épaules. Si elle paraît dans deux journaux, elle devient un fait avéré. ") Il semble qu’elles furent reprises, parfois dénoncées, pas toujours avec suffisamment de force et de courage, dans la presse montréalaise, contribuant à alimenter pendant des décennies, le mythe d’un Louis Empain, collaborateur, forçant même le directeur de la Belgo-Canadienne de Crédit à publier, dans le Devoir, du 11 octobre 1939, le démenti suivant :
Le Directeur-Général du groupe Empain, Monsieur Pierre Roche, attire l’attention du public sur le fait que les bruits malveillants qui circulent sur le compte du baron Empain ainsi que sur ses différentes entreprises au Canada, sont sans aucun fondement.
Le baron Louis Empain est actuellement avec sa famille en Belgique et tant que l’unité militaire à laquelle il appartient ne sera pas mobilisée, il s’occupe du ravitaillement en nourriture des enfants de familles nécessiteuses dont sa nouvelle fondation charitable " Pro Juventute " - fondée en mai 1938 - prend soin. "
Quelques mois plus tard, Louis Empain sera effectivement mobilisé et, à titre de lieutenant de réserve, participera activement et avec courage à la fameuse campagne des dix-huit jours, du 10 au 28 mai 1940. Et ce seront les Allemands et non les Canadiens qui le feront brièvement prisonnier. Dans son dossier matriculaire que nous avons pu consulter, il est noté qu’il a été fait prisonnier avec ses hommes le 1er juin 1940 et libéré avec ses hommes (sauf les officiers d’active) le 12 juin.
Mais si le baron Louis Empain n’a jamais été emprisonné au Canada, ses sociétés, elles, ont toutes été mises sous séquestre en vertu des Règlements relatifs au commerce avec l’ennemi. En temps de guerre, il s’agit d’une procédure normale qui touche toutes les sociétés dont les principaux actionnaires demeurent en pays occupé par l’ennemi. Et le président de l’Association Belgique-Canada, l’eût-il voulu, n’aurait jamais pu jouir d’une mesure dérogatoire.
Cette mise sous séquestre " a fortement indisposé le baron " nous a écrit récemment Simone Lecart, dont le mari fut un proche collaborateur de Louis Empain tant au Canada qu’en Belgique. " Ce fut une mesure inacceptable " aurait un jour confié de vive-voix Louis Empain à l’une de ses nièces, Élisabeth Hone.
La mise sous séquestre de ses biens jointe aux allégations mensongères que l’on fait courir dès le début de la guerre, sur le baron et sur ses présumées activités de collaborateur du régime nazi vont précipiter sa décision de liquider tous ses avoirs au Canada. Mais, à ces deux facteurs, il faut en ajouter un troisième, le plus important, nous dira sa femme, Geneviève Hone : l’homme a changé. Ses priorités et ses intérêts aussi. Désormais, Louis Empain que, dans certains milieux, l’on se plaît à nommer avec dérision, le petit Léon Bloy de Belgique, va tenir fermement entre ses mains sa propre destinée, n’aspirant plus qu’à un seul idéal : la sainteté. Il refuse donc de marcher dans les traces du Général-baron Édouard, son père qui, pourtant, s’était un jour demandé si ce fils cadet ne valait pas mieux que l’aîné pour lui succéder à la tête du Groupe. Il renonce à devenir un grand financier, un célèbre capitaliste, un éminent entrepreneur. Il se veut philanthrope, pédagogue et moraliste. Dorénavant, son champ d’action se limitera à son pays, la Belgique, et ses investissements, à ses œuvres caritatives.
Ne perdons pas de vue que ses investissements au Canada sont à ce point importants et riches de promesses que son frère, Jean, s’y intéresse. Dès qu’il apprend que Louis a décidé de s’en défaire " il entame, écrit Toussaint, des pourparlers avec l’entourage de son frère pour les reprendre. La négociation traîne. Il ne pourra la terminer. "
Si les autorités canadiennes confient la responsabilité du séquestre à M. A.-H. Mathieu, haut fonctionnaire au secrétariat d’État à Ottawa, ils n’hésitent pas à nommer comme responsable adjoint de la saisie avec le titre de contrôleur, le directeur-général de la Belgo-Canadienne de Crédit, M. Pierre Roche qui, en tant que citoyen suisse, n’est pas touché par la loi.
Cette mesure ne sera pas suffisante pour apaiser le dépit ou la colère de Louis Empain. C’est par une lettre datée du 24 juillet 1945, qu’il informe M. Pierre Roche et ses collaborateurs de la décision irrévocable qu’il vient de prendre de liquider toutes ses sociétés canadiennes.
Le directeur-général de la Belgo-Canadienne de Crédit a-t-il tenté de faire revenir le baron sur sa décision ? Un informateur nous a dit qu’il aurait pu charger le sénateur Léon-Mercier Gouin d’une mission en ce sens, lui qui a fait deux voyages en Belgique, en septembre 1944 et fin janvier 1945, au cours desquels il a rencontré Louis Empain. Au retour de son second voyage, Léon-Mercier Gouin montera aux barricades pour se porter à la défense de son ami : " En certains milieux communistes, dira-t-il, on a attaqué mon ami Louis Empain, comme du reste tous les industriels et les financiers de la Belgique, sous prétexte que c’étaient des collaborateurs. L’histoire véritable est bien différente de ces calomnies. " Quoiqu’il en soit, M. Roche qui souffre d’un asthme inquiétant et tenace - il s’éteindra d’ailleurs à Montréal, le 12 juillet 1948 - ne trouve peut-être plus ni la force ni la motivation pour entreprendre cette ultime opération.
Dès la fin de 1945 ou au début de 1946, Louis Empain fera donc appel aux services de son vieil ami et ancien régisseur-général en Belgique. Il nomme Roger van Casteel, président et directeur-général de la Belgo-Canadienne de Crédit, en remplacement de Pierre Roche, avec pour mission de liquider au meilleur prix les diverses sociétés canadiennes appartenant au groupe Louis Empain.
Le Canada, et plus particulièrement le Québec, venait de perdre les fruits d’investissements majeurs bien qu’il soit encore difficile de les chiffrer. Dans leur étude publiée en 1986 et consacrée aux investissements belges au Canada, les professeurs Kurgan van-Hentenrick et Laureyssens écrivent : " L’état de la documentation ne permet pas d’évaluer le montant global des investissements effectués mais il est suffisant pour se rendre compte de la diversité et de l’ampleur des projets de leur promoteur. " (p.44).
Nos espérons que le résultat des recherches que nous dévoilons aujourd’hui permettent de jeter un meilleur éclairage sur l’ampleur et la portée exacte de ces investissements.
Si, en 1939, le belge Louis Empain eût pu amorcer une destinée canadienne - " n’y avait-il pas, écrit Yvon Toussaint, vécu les prémices de sa nouvelle vie, conquis sa femme et rencontré Dieu ", il eût fallu que l’histoire prît une tout autre tangente. Mais la Seconde Guerre mondiale brisa tout espoir en ce sens.
Que reste-t-il des magnifiques ambitions de Louis Empain au Canada ? Sa mémoire survit-elle encore au Québec ? Oui, et avec sans doute ce qui constitue la plus belle part de son héritage : l’oeuvre même inachevé du brillant architecte belge, Antoine Courtens, Prix de Rome, l’un des plus séduisants représentants de l’Art Déco en Belgique, qu’il avait chargé d’un ambitieux projet : établir au bord du lac Masson dans les Laurentides, à moins de 100 km de Montréal, un complexe récréo-touristique authentiquement moderne et dont il confia la réalisation, en mars 1936, à la Compagnie Immobilière de Sainte-Marguerite dotée d’un capital-actions de 500 000 dollars qui sera porté à 1 000 000$ en décembre 1937 et appuyée, pour les travaux d’exécution, par la Compagnie " AUXIBEL ".
Malgré l’état dégradé de certaines réalisations qui furent, faute de moyens, abandonner pendant plusieurs décennies, et malgré le feu qui, le 18 février 1945, ravagea une grande partie du centre commercial, le promeneur solitaire et curieux, en découvrant les principaux travaux d’architecture réalisés par Empain et Courtens, pourra toujours rêver à ce qui aurait pu advenir de cet immense complexe s’il avait été mené à terme dans son intégralité.
On prévoyait y construire plus de 300 résidences privées et même un aéroport. " Dans un second temps, écrit Philippe Lupien, le projet proposait des équipements collectifs plus élaborés et l’adjonction d’édifices de rapports dont on ne garde malheureusement aucune trace. " Du projet original, ne furent réalisés qu’un hôtel de quarante chambres, l’hôtel de la Pointe Bleue, située sur la partie la plus haute du site et qui fut inauguré le 24 mai 1937 ;
- L’hôtel de la Pointe bleue
un centre commercial et communautaire qui regroupait trente boutiques, deux restaurants, un cinéma, une boulangerie, un garage, un poste d’essence, des bureaux et une salle de bal, la " Blue Room " ; ce centre, le premier en Amérique du Nord fut inauguré le 9 juillet 1938 par le Roi du swing, le réputé Benny Goodman ;
- Le centre commercial
un centre sportif qui fut intégré en 1958, au nouvel hôtel l’Estérel, un ski lodge et une quinzaine de chalets en bois rond. C’est dans l’un de ces chalets que le grand écrivain belge, Georges Simenon, écrira trois romans dont l’un de ses plus estimés : Trois chambres à Manhattan.
En moins de cinq ans, soit de 1934 à 1939, tant à Oka où il s’était fait bâtir une somptueuse villa par Courtens qu’à Sainte-Marguerite du Lac Masson, Louis Empain aura amorcé une oeuvre digne des grands bâtisseurs. Aujourd’hui, nous ne pouvons hélas ! que déplorer qu’il n’ait pu, après la guerre, tirer de lui " cette énergie sublime, dont parle Stendhal, qui fait faire les choses extraordinaires " et qui aurait assuré, en même temps que le parachèvement de projets aussi grandioses, la pérennité d’une oeuvre de génie et d’avant-garde.